J’avais cette « liseuse  » depuis déjà longtemps ; elle était l’amie de mon chevet : chaque soir, je la retrouvais auprès de mon lit avec la lampe tranquille et le livre préféré, appelé à charmer mes longues heures d’insomnie, par les nuits livides de décembre.

Je me couchais ; le meuble, comme un confident discret, resterait là, à portée de ma main. Les meubles que l’on connaît depuis longtemps sont de vieux camarades ; ils ont, j’en suis sûr, une âme… une âme faite sans doute de quelques menues parcelles de notre âme ; on s’est habitué à eux, à leurs défauts, à leurs petites manies, car il y a de ces meubles qui, à l’instar des vieux serviteurs, ont des familiarités qu’on leur passe, d’innocents travers dont on préfère rire, à l’occasion.

C’est ainsi que ma « liseuse » – qui se glorifiait d’ailleurs d’être en acajou et d’un autre siècle – me jouait parfois le mauvais tour de ne reposer que sur trois pieds, une simple espièglerie, uniquement destinée, bien entendu, à me faire perdre patience. Et elle y mettait, en vérité, une obstination malicieuse : quand elle s’était juré de ne s’appuyer sur le parquet que sur trois pieds, il valait mieux lui céder et aller contempler les astres ; on avait beau la tourner, la retourner, la changer de position, l’apostropher avec véhémence ou essayer de la raisonner et de la prendre par la douceur, elle trouvait toujours le moyen de rester un pied en l’air. C’était une petite table extrêmement indépendante.
 

*

 

Cette nuit-là, après avoir comme d’habitude baissé ma lampe, je m’était endormi, sur ma lecture ordinaire, d’un sommeil tranquille et vide de rêves. Je dormais depuis longtemps sans doute, lorsque, dans une demi-conscience, j’éprouvai la sensation obscure que quelqu’un dormait aussi, près de moi. Cette impression bizarre, née dans un demi-sommeil, au lieu de se dissiper au fur et à mesure que la conscience s’éveillait eu moi, s’affirma au contraire et se précisa nettement… J’ouvris les yeux : la clarté blafarde de la lampe baissée veillait toujours auprès de mon lit…. Je retins mon souffle et cherchai à analyser le bruit insolite que j’entendais : à côté de moi, un être invisible respirait… C’était une respiration bien vivante et bien rythmée, d’une sonorité un peu étouffée comme dans un sommeil régulier et paisible. Mais la cadence de ce souffle emplissait le silence de ma chambre.

Je me dressai doucement, le coude sur mon oreiller : la respiration était là, à ma gauche, au niveau du traversin, près de la lampe immobile et funèbre…

Je me penchai, le cœur battant, les tempes froides….

Et sous la lampe remontée, je vis… je vis la vieille table, oui, la vieille table en acajou qui respirait !

Visiblement, elle respirait…

Je pouvais sonner, appeler, crier… Je restai là, penché sur ce souffle de cauchemar, le cœur arrêté et la tête vide. L’horreur sacrée du mystère m’avait pénétré et j’avais senti, à fleur de peau, le frisson de l’impénétrable… Mais, dans un geste nerveux et involontaire, ma main ayant heurté violemment la « liseuse, » la respiration cessa comme lorsqu’on réveille, tout d’un coup, une personne.

Je n’avais pas bougé. J’entendis sonner des heures à une horloge lointaine. Aucun bruit dans la nuit que le murmure affaibli et à peine perceptible du Gave courant sur les galets…. Une nuit, d’ailleurs, ouatée de brumes légères. Et dans cette grande maison endormie, en face de l’inexplicable, je me sentais à des milliers de lieues du monde vivant…

Le même souffle, d’ailleurs, renaissait.

Le meuble se remettait à respirer comme respire l’homme endormi. Combien dura cette horrible chose ? Je ne sais. Je me rappelle seulement qu’à un moment, j’eus un geste désespéré, un geste de défense et aussi de révolte, et que mon poing s’abattit, véhément, sur le meuble qui, près de moi, vivait dans le sommeil.

Alors, de nouveau, le souffle s’arrêta… Mais, aussitôt, ce fut une manière de râle – le râle profond de l’agonie des êtres.

… Et lorsque le matin, au petit jour, la notion des choses me revint, j’aperçus, sous la lampe qui charbonnait, le pauvre vieux meuble disloqué et fini : il avait l’aspect des choses défuntes et je sentis bien, alors, qu’il avait vraiment vécu au cours de cette nuit tragique et que c’était mon poing brutal et ignorant qui avait tué l’étrange petite âme de mystère qui, un instant, avait palpité en lui…
 
 

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(Ad. A., « Variétés, » in L’Indépendant des Basses-Pyrénées, journal républicain, quarante-sixième année, n° 75, mercredi 15 janvier 1913 ; gravure sur bois de Tirzah Garwood, « Cat into Wife, » 1928)