À mon cousin Jacques,
je dédie ce conte en
souvenir des forêts natales.
« Ce soir-là, dit Chabrol à ses amis, nous étions sortis de la ferme en rampant le long des haies pour ne pas être aperçus du garde-forestier qui, à cette heure tardive, devait faire sa ronde habituelle.
Arrivé près d’un buisson, Gros-Guillaume s’arrêta et, se redressant, il inspecta l’horizon. Au loin, la plaine s’étendait toute blanche de lune, semée de-ci, de-là d’une tache noire figurée par quelque broussaille ou touffe de genêt. Là-bas, à l’horizon, la forêt apparaissait épaisse, toute noire, semblable à quelque fantôme diabolique. Mon compagnon se rapprocha de moi et, à mi-voix :
« En route, fit-il ; la nuit est belle, le temps propice. Il y aura peut-être du nouveau avant demain. Et surtout… du silence. »
Nous nous étions engagés sur le chemin sablonneux menant au bois. Gros-Guillaume, l’oreille aux écoutes, l’œil aux aguets, marchait devant moi indifférent, en vieux chasseur habitué à l’affût et aux surprises nocturnes. Je le suivais silencieusement tout en observant les alentours. Nous avancions lentement et nos gros souliers à clous frôlaient l’herbe ou heurtaient quelque motte de terre.
Dans la friche délicieusement embaumée d’un parfum de foin, les cigales, les grillons et les criquets s’étaient mis à susurrer quelque douce et plaintive mélodie. Et, des sylves prochaines, une bonne odeur de pin et de résine arrivait par bouffées. Un je ne sais quoi d’enivrant s’infiltrait en moi, me grisant à demi.
À l’orée du bois, mon compagnon s’arrêta brusquement :
« Méfiance, gascon !…. s’agit d’ouvrir l’œil et le bon, » fit-il d’un ton faible. Et il ajouta :
« Ton fusil est-il chargé, au moins ? »
Sur ma réponse affirmative, il continua prudemment son chemin.
L’entrée dans la forêt me tira de la rêverie dans laquelle j’étais tombé durant notre trajet en plaine. J’étais tout impressionné à la vue des grands pins dont les cimes d’un vert sombre laissaient cependant pénétrer la vague et pâle lumière de la lune. Puis ce calme de mort qui régnait sur la futaie finit par agir sur mes nerfs et mon cerveau duquel s’échappaient de bizarres pensées.
De temps à autre, une branche morte craquant sous nos pas interrompait momentanément le silence étrange de ce lieu solitaire.
Une clairière apparut, toute blanche, à travers les arbres dont les troncs fauves tranchaient sur les herbes pâlies par les rayons lumineux. À notre approche, des lapins apeurés se sauvèrent en montrant leur petit derrière blanc.
« Halte ! fit Gros-Guillaume, c’est là. Tu dois reconnaître l’endroit… hein, fiston ! » Et, humant l’air tel un braque : « Y aura du neuf avant l’aurore, » ajouta-t-il.
Autour de nous, les fougères formaient une cache naturelle ; çà et là, quelques tas de bois abattu récemment nous donnaient en cet endroit sauvage le moyen facile de voir sans être vus. Non loin de là, un ruisselet, encombré de roseaux et de bruyères, laissait capricieusement serpenter de minces lames d’argent.
Nous nous étendîmes sur la mousse et, allumant nos pipes de bruyère, nous attendîmes patiemment la suite des événements. Dans les pins, vaguement agités, un écureuil attardé regagnait son nid ; au loin, sous les taillis, un faisant rassemblait sa couvée. Et là-bas, tout là-bas, au cœur de la forêt, des cerfs bramaient sourdement…
*
Un bruit de branches cassées me fit relever la tête ; quelle ne fut pas ma surprise de voir, bien vivant devant moi, un grand cerf, un superbe dix-cors, en chair et en os. L’animal se dressait frémissant au milieu de la clairière et semblait perdu dans tout le clair de lune !
Gros-Guillaume, habitué à ces sortes de visions, et peu impressionné par cette apparition, épaula le premier ; il visa la bête au défaut de l’épaule ; deux coups partirent, mais mon ami, vrai Nemrod, fut étonné de voir le dix-cors qui, non seulement n’était pas tombé, mais semblait encore le narguer. Il dressait, à ce moment, ses cornes, et ses yeux immenses fixaient l’endroit d’où semblaient provenir les balles.
À mon tour, j’épaulai… Soudain, le beau dix-cors, bondissant vers les arbres, disparut sous bois. Je ne sais plus quelle folie me fît sortir de ma cache ; je ne me souviens plus de ce que fit mon compagnon. Ce dont je me rappelle très bien, c’est qu’à tout prix je voulais posséder ces bois de la bête superbe, les emporter comme mon plus beau trophée de chasse pour en orner les murs de ma salle à manger, et, plus tard, dire à mes amis : « Voilà ce que je fis un soir d’affût. » C’est pourquoi, m’élançant à mon tour, je m’étais mis à poursuivre l’animal des bois. Un désir fou s’était emparé de moi. Je courais très fort ; insensiblement, je me rapprochais de ce que, dans ma pensée, je nommais déjà « mon dix-cors. » Combien fîmes-nous de kilomètres, de lieues, à travers cette forêt ?
Subitement, l’animal donna le change ; s’arrêtant brusquement près d’un massif de bruyère, il se réfugia dans une espèce d’averne formée d’un amas granitique, à demi enfouie sous les fougères et entourée de grès dont la masse s’enfonçait dans le sable fin du vallon.
D’abord interloqué, je résolus de mettre fin à cette aventure peu banale pour un débutant. M’engageant à mon tour dans ce souterrain, j’avançai avec précaution, et ne fus pas peu surpris de voir que les parois en étaient vaguement éclairées d’une lueur pâle, très pâle. D’où venait cette lumière ?
Cependant, le couloir s’allongeait sous mes pas, sans que je visse rien de nouveau. Comment, diable, un cerf avait-il pu se cacher dans pareil endroit ? Ma surprise redoubla lorsque je débouchai tout à coup dans un lieu très vaste, éclairé de la même lueur blême, et dont les cent colonnes de grès et de granit formaient comme une salle de château féodal.
Intrigué, je me mis à explorer cette habitation naturelle. À quelques pas de là, un mince filet d’eau tombait en légers glou-glous dans une vasque de grès ou allait doucement se perdre dans une touffe de roseaux.
Plus loin, je fus arrêté par un enlacis de branchages qui barrait l’entrée d’un caveau. Mon horreur fut grande de voir suspendre à la voûte des têtes de morts et des tibias décharnés, puis des os humains qui jonchaient le sable. Nul doute, je devais me trouver dans une caverne ayant été jadis habitée par les troglodytes.
Une voix étrange me fit retourner la tête. Une femme était couchée sur un lit de mousse, et, de ses mains effilées, caressait le poil rude du dix-cors. À demi enfoncée dans les plantes sauvages, la tête ceinte de vigne vierge, elle avait l’air d’une de ces druidesses de l’ancienne Gaule qui, jadis, immolèrent des victimes sur les autels de Teutates !
« Chasseur, qui t’amène en ce lieu ? Oui, je vois ; tu poursuivais Alcius, mon cerf favori ; tu voulais le prendre, le posséder, le tuer peut-être. Ne sais-tu pas à qui tu appartiens en ce moment ? Je suis Sylvia, la reine des forêts, et celui qui tue les animaux est mon ennemi. Jadis, le pauvre Phoë lutina la nymphe Odine ; c’est de cet hymen, que je naquis sauvagement. Longtemps, je demeurai cachée dans les fougères, et fus recueillie par une biche qui me nourrit de son lait, et m’éleva avec ses petits…
Vois les armures qui ornent les murs de cette salle ; ce sont les trophées que j’ai pris aux chasseurs vaincus ; ce sont les instruments barbares dont ils se servaient pour tuer les animaux libres. Maintenant, ils sont morts, morts par mon ordre. Acculés dans cet antre, ils ont péri sous les dents de mes sangliers.
Je fus impitoyable pour eux, comme ils le furent pour les pauvres bêtes.
Dès lors, les durs seigneurs, les bourgeois et les paysans méchants n’exercèrent plus leur tyrannie sur les bois. En vain, plusieurs fois, les cors des valets rappelèrent leurs maîtres ; en vain, des meutes de molosses hurlèrent à la mort. Ceux qui avaient été cruels ne virent plus jamais le soleil se coucher derrière les arbres, ni la lune qui, le soir, pâlit sur la forêt. Ils ne pressèrent plus contre leur robuste poitrine la tête de la femme ou de l’amante chérie ; plus jamais ils ne posèrent leurs lèvres sur les boucles blondes du chérubin rose qui, tous les soirs, venait à leur rencontre. »
*
Je n’écoutais plus. Quelle était donc cette femme ? À coup sûr, quelque folle errante, mais combien belle !
Ses yeux, d’un vert opalin, avaient le reflet des forêts ; ses cheveux fauves retombaient en masse sur ses épaules laiteuses ; sa gorge demi-nue se comprimait lentement, et son corps divinement incarné disparaissait dans une légère gaze qui en laissait deviner la ligne pure. Un parfum de faunesse émanait de toute sa personne, une fine odeur animale qui la rendait plus désirable.
À vrai dire, sa folie me gagnait. Je sentais ma tête bourdonner. Puis des mots incohérents m’arrivaient aux oreilles :
« Et toi, chasseur qui es-tu ? – que viens-tu faire ici ? quel âge as-tu ?… »
Et ses yeux mobiles me fixaient étrangement. Elle s’était redressée sur le tapis naturel lui tenant lieu de divan. Alors, elle m’apparut comme tous les soirs elle devait se montrer à la forêt, c’est-à-dire nue, et sa chair blanche me donnait des frissons, me secouait de désirs.
J’avais laissé tomber mon arme à ses pieds et, m’y jetant à mon tour, je tâchai de calmer cette folle en implorant son pardon :
« Grâce !… pitié !… »
Il me sembla, à cet instant, entendre au fond de l’antre comme des bruits d’au-delà ; le son lugubre des cors de chasse, les aboiements sinistres des chiens pressentant la chaude curée, de rauques bramements de cerfs traqués. J’eus tout à coup la vision de forêts lointaines, d’antres profonds et de funèbres hallalis, où les morts chassaient les morts.
Elle s’était renversée sur la mousse et goûtait, pâmée, au réveil de la Mort ! Sa bouche se crispait, se serrait, s’offrait… ses narines dilatées humant violemment le vétusté de l’antre. Je sentis ma tête bourdonner, mon cerveau qui se vidait, et, fou, je m’élançai sur elle, mordant ses lèvres à pleine bouche, sentant venir peu à peu en moi son haleine de déesse qui fleurait la sylve et la profondeur des bois !
« Tu n’es pas comme les autres, fit-elle. Je veux t’épargner une mort atroce… »
Et, me désignant la vasque de grès :
« Tiens, bois cette eau ; emporte-la avec toi pour en offrir à tes compagnons. C’est l’eau de l’oubli. Tu perdras tes mauvaises habitudes, et… »
*
Une main me frappe sur l’épaule. J’ouvris les yeux et aperçus Gros-Guillaume qui, assis sur la mousse, me dit d’un ton très courroucé :
« Alors, tu viens à l’affût pour dormir ! Vraiment, c’est bien la peine ! Voilà une partie de chasse manquée, cela par ta faute !… »
J’écoutais mon ami sans mot dire, qui, du reste, cessa de m’invectiver longuement ; je me frottais les yeux rouges de sommeil et, me levant, je me dégourdis les jambes en piétinant le sol.
Silencieusement, nous avions remis nos fusils en bandoulière. Et, sous la futaie noyée de clair de lune, nous reprîmes d’un commun accord le chemin de la ferme, tandis que là-bas, tout là-bas, au cœur de la forêt, des cerfs bramaient sourdement. »

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(Jean Bouchard, in La Revue littéraire, artistique et théâtrale, troisième année, n° 3, mars 1912 ; John Duncan, « Diana and Actaeon, » aquarelle, sd)

