On frappe deux petits coups à ma porte, on gazouille :
« On peut entrer ? »
Et Elsie Craggs traverse la zone d’ombre de la grande pièce, les talons secs dans la soie sonore des jupes. En pleine lumière, sa poitrine friande penchée pour une svelte révérence, la blonde Elsie me tend la main. Shake-hand. Nous causons : un peu de son récent triomphe de mime, un peu de mon prochain volume. Et notre bavardage languit, quand, soudain, dans la bibliothèque qui se dresse devant nous sur mon bureau, elle fixe attentivement un objet.
« Il est pourtant bien banal, Elsie, ce crâne que vous observez, bien impersonnel, maintenant qu’il est poli et dépouillé de tout ce qui l’orna délicieusement ; mais, tel quel, il fixe d’une façon précise des souvenirs savoureux qu’il faut que je vous conte.
Vous le voyez ici, incliné pensivement sur la reliure d’une bible sombre ; le regard douloureux de ses orbites est toujours fixé sur mon labeur. Il n’est plus gracieux, avec ses pommettes et ses mâchoires sèches.
– Mais, dear, les superbes dents, étincelantes et cruelles ! Des dents de femme, n’est-ce pas ?
– Oui, Elsie, les dents de la seule courtisane que j’aie jamais connue. Vous riez, sceptique ? Mais songez un peu combien est rare la courtisane, la femme qui aime la volupté, qui ne souffre pas de la jouissance, qui n’est jamais lasse de l’amour, jamais rassasiée, jamais fourbue.
– Messaline ?
– Juste. Celle-ci fut une fougueuse Messalina. Je la connus à seize ans, en été, petit trottin, vierge élégante dans un écossais mauve que j’ai gardé, et dont la jupe est encore tachée d’herbe, et dont le corsage fleure encore l’odeur de sa chair souple et tiède. Je la désirai quand, en la descendant d’une balançoire à Bellevue, je portai contre moi cette souplesse et cette tiédeur. Et elle se donna tout de suite, et comme une autre, mais avec une ardeur rugissante qui me surprit et m’attacha. Nous nous quittâmes dès l’hiver, une fois notre fringale apaisée ; et puis, la saison des trottins, c’est l’été ; leurs élégances fragiles ne s’enhardissent qu’au soleil, et la bise les éparpille.
Elle seule regretta ; moi, franchement, j’étais un peu fatigué : je travaillai, je restai pour elle un ami très sûr, un camarade de confiance ; je l’aidai de ma bourse et surtout de mes conseils ; elle me disait tout, et rien de sa vie, si intime que ce fût, ne m’échappait. Elle fut bientôt, pour sa magnifique beauté et pour ses dessous suaves, « mannequin » chez votre Roussel.
– Ah ! Est-ce possible ?
– Écoutez bien ceci : chez Roussel, elle travaillait douze heures par jour, et quel travail ! S’habiller de vingt robes, se cambrer, tourner, volter, marcher, être belle, être femme pour d’autres femmes, moins belles, moins bien mises, et leur servir cette beauté sans fatigue et sans dégoût : quel sacrifice ! Et ce que vous ignoriez, en la lorgnant, c’est que ce sacrifice était spontané, et qu’il lui permettait, en sortant le soir, de satisfaire parfaitement, pendant les douze heures qui lui restaient, l’orgueil et la passion de trois amants.
– Trois amants ?
– Oui, trois amants, Elsie.
À la porte de Roussel, elle trouvait d’abord un magistrat retraité, fort riche et fort distingué. Ce digne homme avait pour elle une affection paternelle. Il la promenait, au théâtre, au Bois, fier d’elle comme de sa fille ; il l’écoutait, s’enquérait des fournisseurs à régler, des commissions à faire dans la journée.
Puis il la reconduisait chez elle, et la couchait, après tube et friction administrés de sa main. Souvent, il la parfumait, et lui disait avec une plaisante confiance : « Ton amant de cœur adore cette odeur-là ! » Le samedi, il restait. Les autres jours, le magistrat parti, elle se levait, passait une robe facile, et courait retrouver un vigoureux et jovial voyageur de commerce, ou, à son défaut, un lieutenant joli comme une fille et musclé en lutteur sous sa peau fine. À six heures du matin, après une nuit qui vous eût laissée brisée pendant deux jours, elle sautait du lit, souriante, courait chez elle, se faisait doucher et vaporiser, s’habillait luxueusement pour son travail ; puis – à votre grand étonnement – allait rejoindre, en son bureau clair et ciré, un Anglais, directeur d’une agence de voyages, qui préférait à sa chair nue l’ébat des jambes – soie et vernis – dans la dentelle et les odeurs, le craquement du corset sous l’effort des seins. Bientôt après, elle sortait du petit lavabo et partait, légère et fringante.
Et tout le jour, dans des robes de cent louis, elle s’admirait, se critiquait, perfectionnait sa beauté, la cultivait passionnément pour, le soir, jouir de l’amour plus fort de ses multiples amants. Car je ne vous dis pas les caprices d’une nuit, les heures restées libres par hasard et qu’elle donnait au premier beau gars rencontré, au premier mâle deviné – et surpris.
Un jour, elle fut enceinte, eut des couches très difficiles, se releva bientôt, mais resta – je la verrai toujours – désespérée et nue, atterrée devant ses seins déchus et son ventre stigmatisé.
Elle fut inconsolable. Une nuit, elle s’empoisonna. Je l’emportai dans mes bras, la bouche tordue, la face verte, morte déjà. À l’hôpital, on l’autopsia, et l’interne, comprenant ma supplique, m’apporta, un mois après, le crâne vide et nu que voici, que tant de lèvres frôlèrent et qui donna tant de baisers, de si frais, de si humides, de ses intimes baisers.
Je contemple plus pieusement ce crâne depuis certaine nuit, Elsie. J’avais relevé la tête, fatigué, et je scrutais, comme d’habitude, l’ombre de ces cavernes où coula jadis son regard de flamme, quand…
– Quand ? vite, dites, voyons !
– Quand, du fond de l’orbite droite, je vis rouler, – comme ceci, tenez, – rouler, – et grossir, – et s’approcher – vers moi – quelque chose d’incolore – et de brillant – et une grosse – comment dire ? – une grosse – oui, une larme – sortit par le coin, – là, tenez, – contourna ce rebord osseux que vous voyez, glissa le long de la paroi nasale, – et tomba sur la couvercle de bronze d’un petit coffret qui en reste marqué et véritablement rongé.
– Oh ! étrange !
– Oui, fort étrange. De quel regret fut distillée cette larme acide qui corroda le métal ? Oh ! cette larme roulant sur l’os, d’où venait-elle, de quel désespoir posthume ?
– Oh ! finissez, c’est horrible !
– L’interne, qui vint me voir le lendemain de cette nuit fantastique, attribue cette larme corrosive à du sublimé qui serait demeuré dans une caverne crânienne et se serait écoulé tardivement. Mais c’est égal ! »
Elsie allongea alors sa main frais gantée, caressa du bout des doigts le maxilliaire du crâne, et, prise d’une ironique pitié, murmura :
« Poor darling, poor love, oh ! Cranium dear ! »
Puis elle passa derrière mon fauteuil et, me renversant soudain la tête, m’écrasa les lèvres d’un long baiser, cruel et narquois.
Et elle s’enfuit, avec un rire de cristal.

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(« Des Esseintes, » in Gil Blas, vingtième année, n° 7316, mardi 28 novembre 1899 ; Pierre Delvaux, « Femme et squelette, » aquarelle, 1949)

