Psycho-Physiologie de l’« Élector »

 
 

« L’Homme est un animal social »

?… – ARISTOTE !

 
 

’Sidérations générales sur le monde stratifié. – La Lune, que M. Drumont considère à tort comme de race sémitique, tourne vers nous toujours une même face. Les savants, cependant, n’hésitent pas à croire que cet astre en possède deux au moins, puisque Janus, disent-ils, en avait bien deux ! Cette fixité honorable remonte à une date relativement récente si l’on imagine les soixante millions d’années qui se sont écoulées depuis l’extraction terrestre de ce satellite, écume des vagues alors très centrifuges et très sollicitées par l’attraction du soleil. Les Stratifiés (1) qui subliment volontiers le merveilleux, chantent, en vers d’un pied environ, la mythologie de l’affaire : de même qu’il y eut Vénus Anadyomène, il y a la Lune Anadomène ! C’est ce qui explique l’erreur fondamentale de M. Drumont, lequel interprète l’histoire de la Lune, qui s’est sauvée des eaux planétaires, comme celle de Moïse, sauvé des eaux du Nil : d’où la confusion pronominale et judaïque – car Vénus aussi serait juive ?— de l’exégète france-aux-françois…

On n’ignore pas que la Lune moderne est dépourvue d’atmosphère et d’eau, par conséquent de vie organisée. En fut-il toujours ainsi ? Les Sélénites (2), haïssant les choses qui ont de la portée, comme les télescopes, ou peut-être effrayés par l’énorme épouvantail de zinc que doit leur paraître la Terre, peuplent-il clandestinement les régions maritimes et venteuses de l’hémisphère impénétrable ? Quoi qu’il en soit, je sais que M. Bertillon, le Vauban de la graphologie, au moyen des rayons I/x, rayons inversés de Rœntgen, après avoir poussé à l’extrême la mensuration de la Lune, en a pénétré les mystérieux dessins : Phœbé ou Lucina, dans sa partie dorsale par rapport à nous, jouirait d’une civilisation au moins tertiaire, ayant domestiqué les élément vitaux qui lui défendent aujourd’hui… de respirer et de boire par-devant… Le rythme géométrique du caractère lunatique se traduirait, toujours d’après le génie un peu abscons de M. Bertillon, par une ligne conchoïdale, courbe que les pêcheurs de perles connaissent bien. Enfin, comme il pied de prêter à une étude scientifique quelque peu grave, un vernis littéraire, un agrément d’art, je dénoncerai, touchant la croyance erronée en l’inertie absolu de notre Suivante, l’image firmamentale que perpétra M. Joseph de Prud’homme, l’immortel humoriste : « … la céleste ingrate, fuyant les mamelles géogalactiques, se minéralisa en végétant, se cristallisa, – notre monde se christianisa ! – et dans son orgueilleuse assomption, elle périt de consomption ! Mesdames, Messieurs, la Lune est un fœtus terrestre conservé par le Grand Pharmacien dans le bocal des Cieux !… »

D’après les curés les mieux informés, l’existence de Dieu ne se serait manifestée qu’il y a environ six mille ans. ELLE, donc, serait encore aujourd’hui dix mille fois plus âgée que LUI, malgré leurs calculs de foi qui s’efforcent de nous faire prendre leurs messies pour des lanternes salvatrices… Ceci n’est point de la théologie, ni de la casuistique de Sorbonicole, comme dirait Rabelais : c’est de la mathématique. Et si nous avons ouvert cette parenthèse, c’est afin de la mieux fermer, en affirmant que les Sélénites, à l’image des Terriens, revendiquent hautement la paternité de Dieu, voire de tous les dieux, ce qui est excellemment conforme aux travaux de Darwin sur l’origine des espèces.
 

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Le lecteur me rendra cette justice que je ne néglige rien qui puisse projeter quelque lumière sur ce problème puissant des Stratifiés ou argumenter l’histoire presque naturelle du type Elector, sa genèse, son évolution, sa destinée.

Lorsque notre satellite consomma son arrachement maternel et nous adressa en guise de P. P. C. le spirituel sourire qui depuis s’est figé sur sa peau rouge mais exémateuse, le gouffre momentané fut, il est vrai, aussitôt comblé par la vague suspendue ; les aspérités monstrueuses de l’arrachement s’évanouirent dans le chaos fluidique, et Cybèle, enfin délivrée, se recueillit dans la sagesse de l’harmonie sphérique et le silence fécond de la condensation. Mais, hélas, la cicatrice infantile, nonobstant les artifices dissimulateurs, était indélébile, le stigmate invirginal formel ! La vierge Marie, vous le voyez, jeunes communiantes et vieilles douairières, n’est pas la seule qui ait conçu sans pécher ! Et encore la Terre n’avait pas de Joseph !…

ANANKH !… Ainsi, la région sectionnée subit à jamais le sortilège de l’Exorbitée, son influence malfaisante, sa domination facétieuse, sous le Signe aviné, depuis blafard, – car Lucine aussi blanchit en vieillissant ! – de son masque crispé, à l’examen duquel pas un médecin ne faillirait à diagnostiquer la paralysie générale, tout ou moins l’hémiplégie !

Et depuis des millions d’années, tout ce qui est frappé par la réflexion lunaire, tout ce qui est inscrit dans le périmètre fatal, porte en soi la malédiction originelle, gémit sous la loi du Signe sorcier, trahit son destin vésanique, hélas ! dans l’épouvantement des marées maxima et le lamento des ophtalmies ! Ah ! c’est que M. Lombroso, l’impeccable criminologiste de Bologne (Abyssinie), a magistralement étudié Il lunario delinquente (3) et confirmé définitivement l’appétence délictueuse, le maléfice irrésistible, qui sévit sur ces sincères dégénérés supérieurs, lesquels à leur tour inspirent leur contagion gratuite aux dégénérés inférieurs ou Stratifiés sublunaires !

Aussi, lorsqu’aux premiers effluves du printemps minéral, se mirent à frissonner les atomes organiques à peine revenus de leur étourdissement migratoire et de leur raréfaction séculaire, inconscients du grand œuvre qu’ils inauguraient de procédés merveilleux et de volontés nouvelles, les atomes sub-lunaires, déshérités, victimes prostrées dans leur déchéance, frappées du Signe accablant, se trouvèrent amorphes devant l’éveil lyrique de la nature en haleine de vie libre, comme aboli se révèle l’eunuque au sein des carnations provocantes du harem en alerte !

Tandis que ces éléments maudits secouaient encore leur inertie, des organismes terriens s’ébauchaient, se métamorphosaient en amibes, en infusoires. Et, dans l’avenir, il y aura entre les deux évolutions, non seulement la distance du départ, mais le retard accumulé dû à la paresse essentielle du mode cellulaire stratifié : le protoplasma stratifié correspond aux mollusques normaux ; la flore diluvienne, là, à la période carbonifère, ici ; les jeunes cryptogames, en vain, étaient invités par les vieux phanérogames à montrer un sexe quelconque, même neutre ! Depuis longtemps, les oiseaux chantaient le voisinage des mammifères que le séjour malenchanté exhibait péniblement quelques hideux reptiles, gigantesques de taille, sans doute, mais nains de cœur et d’esprit, pauvres de mœurs distinguées ! Les anthropoïdes légitimes prophétisaient déjà la surprise humaine qu’à peine l’infirmité sub-lunaire coriaçait absurdement des pachydermes qui ne valent pas la peau, comme l’insinue le présidentiel Félisque… Enfin, sidération toute récente, tandis que la chirurgie sidérale est fondée normalement sur le soufre, la chirurgie lunaire ne peut s’offrir que le luxe du sélénium, contrefaçon correctionnelle du soufre !

Lors n’est-il plus étonnant que l’humanité avec un vif sentiment de pitié, une vigilance soutenue, inspirées par le culte de la science et la passion de la vérité, l’anthropoïde arriviste mais lointain, le bimane équivoque, dont nous allons observer les mœurs singulières et qu’en Histoire presque naturelle on nomme le Stratifié Elector.

D’ailleurs, nous autres, Humains, avons été envahis par cette animalité suspecte dont la prolificité dicta les migrations et les dévastations hors de son champ fatal. Sa contagion a corrompu l’évolution libertaire du Primate supérieur et gangrené tout l’appareil social qu’il avait laborieusement acquis… L’heure des résolutions héroïques a sonné ! Frères, il faut courir aux armes : bistouri, compas, stéthoscope, ciseaux, seringue, radioscope, bouchon et tire-bouchon, analyse dosimétrique, scalpel, observation psychique, spéculum, autopsie vivante, trépanation, cardiotomie, mensuration, microscope, sublimé, bismuth, sonde œsophagienne, emménagogues, tout engin, chimique, physique, mécanique, est le bienvenu qui est le tôt venu ! Les Stratifiés ont les apparences. Nous sommes la réalité et la vérité ! À la faveur des ténèbres lunaires, ces homuncules se sont travestis en hommes, semblables à tels escrocs qui, pour mieux appâter leurs dupes, se parent de titres nobiliaires ! Ils ont eu enfin l’insolence de délimiter les Droits de l’homme ! La race des Stratifiés est un fléau de Sosies assimilateurs et dissolvants dont l’Elector est le critérium de négation !…

Allons, calmons-nous. Si nous sommes calmes, nos voix hurleront bien mieux !
 

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Physiologie et Stratologie de l’Elector. – L’illustrissime docteur Ledru-Rollin, Stratifié naturalisé, prophète des Electores contemporains, a laissé des mémoires sur l’embryologie et… l’anthropologie, dirions-nous, de sa race d’élection. Quant à l’archéologie du type, on a découvert le fossile de l’Elector primigenius, au milieu de ses débris professionnels, dans les terrains stratifiés et submergés de l’Atlantide, grâce aux indications de Platon et aux sondages de M. Jules Verne, le sélénographe visionnaire, dans les sédiments alluviens qui gisent au faîte du Gaurisankar, dans la constitution madréporique et corollaire de certains archipels micronésiens, enfin dans les dépôts de guano qui sont le Pérou du Chili. Des spéléologues, c’est-à-dire les naturalistes qui étudient les cavernes, prétendent qu’à leur première dispersion parmi les hommes, les Stratifiés se réfugièrent dans les grottes où les gnomes et les génies souterrains essayèrent de les éduquer à notre image, de les initier à nos mœurs, à nos travaux, à nos espoirs hautains. Mais cette contrefaçon déloyale est d’une antiquité contestable, d’autant plus qu’ils ne laissèrent pas en ces sombres repaires leur carte de visite, n’ayant pas encore appris de la civilisation l’usage des cartes qui dispensent des visites…

Les cellules primitives sub-lunaires ne se comportent pas comme celles observées par Haeckel et Armand Gautier. Celles-ci « se segmentent, se multiplient, se disposent en organes pour arriver, par une série de transformations, à donner naissance à quelques vertébrés, etc., » tandis que les premières ne se segmentent jamais ; elles prospèrent par stratification interne, au contraire, et ne se multiplient que par juxtaposition pariétale, due au hasard des milieux de protoplasma. D’autre part, les cellules stratifiées ont bien formulé des êtres vertébrés, mais la vérité oblige à avouer que l’Elector n’est pas nécessairement un vertébrés permanent. Son squelette est souvent cartilagineux (Elector sacerdos), ou, chose curieuse, certains de ses viscères ont une tendance formelle à se gélatiner, comme les intestins, le foie et les reins (Elector functionnarius), alors que d’autres, comme le cœur et le cerveau, se prononcent vers une massification telle qu’on pourrait dire que le cerveau est une sécrétion de leur crâne (Elector judex, Elector miles). D’ailleurs, pour trépaner ces misérables, il faut employer des machines à percer puissantes et des mèches en acier chromé. Enfin, d’autres membres de ces bipèdes, tels le poing, la mâchoire et les pieds, défient la térébration des diamants les plus obstinés (Elector sergotus).
 

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Les Electores, par conséquent, sont des invertébrés mixtes. Quand ils sont vertébrés, leur damnation les a poursuivis jusque dans la déviation du rachis, l’hypertrophie du coccyx, l’hydrocéphalie. Vaucanson imaginait ses automates et conjuguait leurs ressorts mieux que cela. Les Electores possèdent une merveilleuse dentition. Ils ont trente-quatre dents, dont deux à rouleaux cannelés qui broient les dents de sagesse sans cesse repoussantes. Chaque racine du massif dentaire est reliée par un nerf à la fois au cerveau et au talon, afin de bien mettre en évidence la philosophie des fonctions stratifiées. Ils jouissent, ces Absalons, d’une végétation pileuse qu’envieraient les comètes et qui laisse outrageusement imberbes les plus femmes à barbe. Leur système cutané est effrontément développé, sauf à l’endroit innommable que ces callipyges, par l’usure et l’afflux du sang, parviennent à animer d’une apparence de vie lunaire. L’épithélium de leurs muqueuses est évidemment stratifié, à l’encontre de ce cas, seulement partiel chez les autres animaux. Comme on vérifie en eux la loi de la chronologie biogénique : l’appareil cutané, antérieur au digestif, celui-ci au nerveux et au musculaire, puis au rénal, au vasculaire, enfin au squelettique et au génital !

Chacun sait que l’Electores a de l’estomac, un estomac capable de digérer les couleuvres les plus noueuses, les bateaux les mieux mâtés, les laïus les plus œdipants et les plus sphynctants, les mouches les plus copronymes, les promesses les plus annelées et les plus kilométriques, les plats les plus indigestes, les drogues les plus invraisemblables… Hé ! l’avaleur n’attend pas le nombre des années ! Surtout quand un gosier préalable peut ruminer sans fatigue intellectuelle les énormités destinées à l’estomac subséquent. Leur langue se porte comme un charme ; leur langage n’a pourtant point le charme de celui d’Orphée, mais je suppose que le vieil Ésope ne soupçonna jamais les sauces capiteuses qu’il aurait pu servir à son maître Xanthus sous le prétexte de langues d’Elector medianus et d’Elector magnus ! Ces derniers se distinguent en outre par le goître salivaire qu’ils portent à la gorge, nullement tumeur comme la calomnie y prête, mais réservoir indispensable pour le remplissage consciencieux des crachoirs d’honneur qui leur sont présentés avant les hurnations.

Le système nerveux des Electores est banal. Leurs cellules nerveuses atteignent des proportions phénoménales ; elles mesurent de sept à huit dixièmes de millimètre. Elles sont visibles à l’œil nu des presbytes à un alexandrin de distance, je veux dire à douze pieds. Il n’y a que l’Elector magnus qui possède un « grand sympathique, » tandis que l’Elector medianus se contente d’un « moyen sympathique » et l’Elector parvus d’un « petit sympathique. » Leurs mouvements réflexes sont stratifiés. Cela semble paradoxal et amphigourique, mais quoi ! l’observation, c’est la conscience de la science ! Et je ne parlerai pas du ganglion semi-lunaire, que Bichat appelait leur « cerveau abdominal, » bien qu’il fût à ces végétatifs un grand sympathique ! Cela illumine de ma probité et de mon indulgence cette étude délicate.

Si les ganglions nerveux président aux fonctions de nutrition, la rate stratifiée est le siège des convulsions locomotrices et des défaillances laboratives. Il est rare de rencontrer des Electores qui se sont foulés la rate. Leur sang est peu riche en globules sanguins, il manque de savoir-fer ; en retour, son sérum sert à l’immunisation contre une foule de maladies chez les animaux domestiques. Leur foie sécrète fort peu de bile, – eh ! s’ils ne s’en font pas ? – sauf de la part des Electores magni qu’on voit se fouler la rate et contracter des jaunisses malignes. J’ajoute qu’à la glycogénèse du foie humain est substituée la méligénèse et la cérogénèse stratifiées qui rapprochent un peu les Electores de l’Hymette et du séjour des dieux !

La respiration et la phonation de ces innocents impudiques est visiblement calquée sur la nôtre. Cependant, ils ronflent comme des toupies flanquées de crécelles en clé de fa, – les lépreux, au moyen âge, se servaient de crécelles pour avertir de leur approche ! – ; ils manquent d’haleine dans leurs projets. Leur mou, oui, leur mou, car les animaux n’ont pas droit aux poumons, est de consistance presque calcaire, parce que le sérum qui circule dans son réseau vasculaire y dépose du carbonate de chaux. C’est pour cette raison que, dans la phtisie stratifiée, on nourrit le malade avec de la craie et avec l’ardoise sulfhydratée qui provient des urinoirs en retraite. Quant au sens du toucher, il est extrême aux mains et aux pieds, – il sent le tabac ! La stratification de ces membres est telle que leurs mains couvrent parfois l’étendue d’un pied, de leurs pieds cultivés par l’éléphantiasis aristocratique et sénatorial.

Les yeux des tardigrades que nous étudions sont généralement vitreux et d’une expression ovine. La Lune exerce, de par sa lumière fourbe, une influence fâcheuse et daltonique sur la rétine sub-lunaire. Le sortilège, ici, est flagrant. Aussi, ils n’y voient, les pauvres, pas beaucoup plus loin que leur nez, ce nez fût-il de Cyrano Coqueluche, et les lunettes les plus généreuses ne leur accordent guère que la vue réconfortante de leurs pieds… La dégénérescence n’a point atteint leurs oreilles, lesquelles sont munies de pavillons semblables aux bouches d’aération des navires de la marine suisse, non plus que leur instrument d’olfaction, lequel, discrètement proboscidien, mesure 12 centimètres depuis le sommet du frontal jusqu’au cap sud, ce qui indique 10 centimètres à partir des arcades sourcilières… Leur flair n’est pas douteux, puisqu’ils sentent parfaitement l’odeur sébacée que dégage le cuir des valvules de leur cœur frigide et lymphatique…

La secte stratifiée pratique l’amour à l’exemple de quelques batraciens, le crapaud entre autres. La femelle émet des œufs que le mâle féconde en les arrosant de liqueur séminale, puis la femelle fait réintégrer leur domicile à ces œufs, lesquels se soudent et s’unifient au bout d’une gestation normale de quatre lunaisons et demie. C’est très démocratique, d’ailleurs, et à la portée de toutes les bourses. Enfin, les jeunes filles stratifiées rappellent leur origine sub-lunaire par la présence de la membrane hymen que tous les livres de physiologie nomment « hymen semi-lunaire, » ce qui démontre bien, une fois encore, que la conscience la plus impartiale et la plus prudente a présidé à la confection de ce travail, travail dont je serais flatté qu’il servît un jour de document précieux à la soutenance d’une thèse de doctorat…

L’embryologie du type Elector fait revivre en quelques mois sa généalogie zoologique, telle que nous l’avons sommairement indiquée. On assiste à l’histoire de l’évolution stratifiée, comme, en observant la nuit étoilée, on parcourt au mode présent les stades successifs par lesquels ont passé déjà les vieux mondes refroidis. Ainsi, l’on voit naître l’enfant sub-lunaire, aboutissement dernier d’un règne que les savants ont reconstitué, sans le confondre toutefois avec le règne zoologique dont nous sommes, nous, les humains, la plus récente et la plus haute manifestation.

Eh bien ! l’enfant de l’Elector se rapproche bien davantage du type humain que du type stratifié ! Ceci n’a rien qui doive surprendre si l’on songe que les jeunes anthropopithèques, si prodigues de notre air de famille d’abord, s’éloignent progressivement de l’anatomie humaine, au fur et à mesure qu’ils avancent en âge. Les Electores, hélas ! subissent aussi cette évolution régressive, tant à cause de l’atavisme que du milieu et de l’éducation ! Ils s’homologuent dans la même loi qui fait leurs compères et confrères des grands simiens acaudes, nos éminents et sympathiques bisaïeux ! Et les académiciens, les juges voûtés par la cassation, les sénateurs, crânes éburnéens dont la phrénologie est accablante, ruines vivantes vaincues par la cachexie issue du vice fatal de la lumière et de l’air sub-lunaires, ces stratifiés publics rendent à souhait la sensation que l’on éprouve devant ces envers d’Apollon ! Et encore l’envers d’Apollon était nécessairement un morceau de dieu !

Adultes, les Stratifiés forment trois rameaux principaux. On rencontre aussi beaucoup de vieillards chez eux. Eh ! combien de maladies, sauf les humeurs froides, le rachitisme et autres lèpres sub-lunaires. leur sont épargnées ! Les perturbations, les fièvres, les douleurs, les frénésies, les rages, les déchéances et les exaltations, communes à la famille humaine, leur sont défendues, de par le mode organique qui régit leur existence végétative ! L’Elector parvus vit cent-et-un ans ; l’Elector medianus, soixante-douze et neuf mois ; l’Elector magnus, cinquante-sept et trois semaines. Au fur et à mesure que les catégories s’affinent, ces périodes diminuent, tant il est vrai, hélas ! hélas ! hélas ! c’est-à-dire trois fois hélas ! que les gens d’esprit meurent jeunes et que le néant, la mort, l’inertie, la stratification, conservent, à l’instar de l’hermétisme et de l’alcool ! Oh ! les fossiles, les mammouths glaciaires, les momies dynastiques, les codes de Justinien, les stalactites et les stalagmites, l’ignorance, les monovalves parasites, les religions, les festins de pierre, l’extase, l’atrophie, le patriotisme, les sardines et la peinture à l’huile, les ténias bocalisés, la Lune !…

La taille de l’Elector magnus toise 1 m.80 ; telle est la moyenne chez les Patagons et chez les chevaux de fatigue hambourgeois. Si le président Félisque est plus grand encore, c’est que sa stratification fut exceptionnelle comme exceptionnelle fut la stratification des Electores magni qui le désignèrent aux saint-honorées fonctions du trône occupé déjà par Collodion-le-Chevelu, Coléoptère, Hugues Clapet, Jean-le-On, Charles Neutre, Poléon et Mimir Poirier. La stature de l’Elector medianus n’excède pas 1 m. 69. En zoographie comparée, on évalue son égale la taille du gorille et celle du requin Béni-Bouphtout. Quant à l’érection verticale des Electores parvi, elle atteint 1 m. 52 : quiconque parmi les jeunes stratifiés se grandit à cette hauteur rituelle dignus est intrare dans la corporation des Electores, initiation des parvi. On sait que ce chiffre signalétique est partagé par les autruches, l’avoine en maturité et les phoques préalablement hissés dans un hamac.

La locomotion de l’Elector magnus est oblique. Il porte à gauche, et diamétralement, ses pieds, plats et bots comme ceux du crabe, si l’on m’autorise d’élever les pinces de cet enfant à la dignité de pieds. L’Elector parvus parcourt à l’heure le quart du cercle vicieux dont il forme son horizon. Il marche, il marche, mais, considéré sa myopie, on arrive à une vélocité horaire de 1200 mètres qu’il porte à 19 nœuds, et même à 80 kilomètres, lorsqu’on est à la saison des courses périodiques qualifiées hurnations (4) (du fidjien ouranos, ciel, – c’est-à-dire que le ciel leur est promis !) Et comment ?… Parbleu ! selon que le paquebot ou le train rapide le précipitent au lieu de hurnation ! L’Elector medianus, lui, ambule sensiblement plus vite. Et puis, il sait presque ce qu’il fait. Il agite le parvus avant de s’en servir pour la cause du magnus qu’il défend. Ajoutons qu’il est assez conscient pour ne pas être convaincu. Alors, le magnus le fait nommer sous-préfet, percepteur ou inspecteur des lieux communs. Le medianus, qui sait le prestige de l’astrologie, commande à la pluie aux champs et au soleil en ville.

Le magnus est le produit supérieur de la stratification électorcive. C’est le phénomène qui stupéfie, le spectacle qui atterre, l’inconcevable qui se matérialise. Ah ! le docteur Ledru-Rollin mérita bien des Stratifiés, lui qui universalisa les hurnations ! L’Elector magnus ou Candidatus est l’effet dont le parvus ou Candidus (5) est la cause principale. Nous autres, hommes, abîmés, meurtris par les mœurs grossières de ces anthropoïdes, observons d’un œil amer la réaction dont ils se font les facteurs, à la lettre ! Nous gémissons sous le joug de leur volonté numérale ! Non, nous subissons leur loi stupide, mais nous savons le geste opportun qui réduira leur maison en cendre et leurs lauriers en poudre, outre la saignée préconisée par le docteur Broussais, d’après les conseils intelligents de ce rare Stratifié La Martinière qu’on ne suspectera pas de trahison fraternelle ! (6) Nous savons encore les végétaux influencés par la Lune qui défieront les antidotes les plus sub-lunaires. Enfin, nous ne rappellerons pas l’arsenal des armes dont nous disposerons impitoyablement et que nous avons énumérées à la clôture des ‘Sidérations générales sur le monde stratifié, première partie de cette vigoureuse et courageuse étude…

Chaque quartier de lune domine sur les naissances et les professions. Eh bien, la meilleure bonne volonté s’use et s’abuse en recherchant le signe et la profession de la plupart des Electores parvi. Quand on examine leur condition misérable, leur déchéance joyeuse, leur végétalité insolente, leur abjection volontaire, on se sent ému d’une infinie pitié, – abomination ! on frémit d’horreur en songeant au danger qui menace l’Humanité présente et la race posthumaine ! Combien les cellules philosophes et les amibes libres doivent mépriser la stratification stérile et nuisible des pseudo-bimanes sub-lunaires ! Combien les forces physiques inintelligentes et les éléments inconscients s’insurgent devant le misonéisme des Stratifiés Electores, devant leur rage d’inertie, de cristallisation sur place, d’insenséisme conservateur !
 

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Psychologie de l’Elector – La hurnation est la caractéristique des mœurs stratifiées.

À des époques dont les périodes sont déterminées par la classe supérieure des Electores magni (Electores maximi), on convoque le peuple entier des Stratifiés à prendre part au jeu national. Dans tous les centres où convergent cent mille individus, on choisit non la ruelle la plus tortueuse, la plus méphitique, la plus effondrée, la plus humble, comme on pourrait le croire, – ce qui corrobore excellemment mes protestations de loyale impartialité, – mais on jette son dévolu sur le boulevard superlatif de splendeur, de largeur, de longueur. Ce boulevard, coupé de multiples et variés ruisseaux est divisé longitudinalement par des arbres de la Liberté, rabougris assez spirituellement pour qu’on n’ignore pas qu’il ne s’agit là que d’un symbole. (On sait que le véritable Elector est républicain, puisque le gouvernement le veut : Vive la République, m’sieu !) Le terrain de chaque allée est préparé selon l’aimable démon des Electores mediani. L’initiative de ceux-ci peut aller jusqu’au parjure, à la perfidie, jusqu’à l’embûche tendue sur les autres passages : c’est une impulsion acclimatée chez eux ; ensuite, ces impulsifs vont boire le demi-septier de la réconciliation ! – ils se réconcilient souvent !

À l’une des extrémités du champ de course, se tiennent les Candidati à plat ventre, ayant, fixée au bas-rein (vive l’Alsace !), une boîte cadenassée possédant une menue fente à la partie supérieure. La tirelire se présente ainsi, sans doute, mais c’est le Candidus qui la remplit de ses privations et de ses rêves puérils ; la hurne, au contraire, recèlerait du Candidatus le meilleur de lui-même, son dévouement, son abnégation, son honneur, sa fortune, ceux de ses ancêtres, de sa femme et de ses enfants, la recette du bonheur intégral, le philtre d’amour fraternitaire, le talisman de la joie de vivre, l’abracadabra merveilleux qui improvise les Édens sociaux ! Durant toute la course, les Candidati égrènent, comme en prière pour les sourds, le chapelet de leurs paradisiaques promesses, vociférant, crachant, suant.

La présidence d’honneur de la hurnation est confiée à des Electores sacerdos et miles, à des Electores judex et sergotus, à d’autres représentant la richesse et le patronat, enfin à des Electores latro, morticola et dorsum-viridis, image de la société stratifiée, et gage de la surveillance des institutions qui leur permettent l’exercice de leurs professions libérales et le bénéfice de la prostitution endémique. Derrière la hurnation, d’ailleurs, se dresse un fond nègre où sont inscrits en caractères d’or ces mots peu sibyllins : Autorité, Exploitation, Misère, Abolition individuelle, Famine, et puis d’autres, et enfin des devises, des clichés, des sentences infiniment bouffonnes comme : Le travail, c’est la liberté. – L’armée, c’est la grande famille. – Le patron, c’est un père. – La science, c’est la faillite. – Satan, c’est l’esprit de critique, de révolte et de dissolution. – La République, c’est la chose publique. – Le peuple est souverain, etc.

Les Electores parvi se rangent à l’autre extrémité de l’avenue, sur un même rang, en haleine du départ. Ils sont tous décorés de rubans multicolores au chapeau et aux chaussures. Il paraît que c’est le signe de l’honneur stratifié, du talent, du civisme, des services exceptionnels rendus parfois à un Dragon, à un Aigle, à un Éléphant, à une Jarretière, à un Lion, à un Poireau… La vanité de l’Elector est arc-en-céleste. Les Electores mediani s’espacent le long du terrain, juchés sur les arbres riverains. Au signal donné, huit heures du matin, les Candidi se mettent en branle et s’élancent vers les hurnes, jusqu’à six heures du soir, excités, fouaillés ou suppliés, initiés au passage par les mediani divers qui jalonnent le steeple-chase électorcif. Le plus souvent, la nuit les surprend en chemin. Ils se heurtent aux arbres de la Liberté. Ils confondent leur direction. Cependant, ils ne se noient presque jamais dans les ruisseaux insidieux : étant légèrement invertébrés, ils sont insubmersibles. Une cohue indicible profère les obscénités les plus transcendantales, et, érigeant le droit de la force en force du droit, ils éliminent férocement les essoufflés, les incapables, et les écrasent.

C’est épique, mais c’est buffon, c’est révoltant, pour quiconque d’entre nous, individus d’éducation humaine et de sentiments châtiés. C’est là qu’on retrouve, en relief et en activité, toutes les tares physiologiques, apanage sub-lunaire de ces monstres.

Il est à peine deux heures après midi. L’itinéraire fut fort long, malgré l’ardeur dépensée. Au fur et à mesure que chaque Stratifié atteint le point terminus, il dépose dans la hurne de sa dilection un papier. Les premiers Candidi arrivés, en nombre égal au nombre des Candidati, se rangent derrière les hurnes et la présidence définitive de la Hurnation est ainsi formée de concert avec les Electores maximi. Les censeurs s’inquiètent de la probité de la Hurnation, mais c’est chimère, puisque l’excellence des jarrets et le bonheur de la course peuvent élever à la présidence effective tous Candidi d’un même Candidatus. Aussi, advient-il fréquemment qu’on trouve dans les hurnes plus de bulletins que de Candidi !

Pendant que les chiens aboient à la Lune, les Candidi arrivent qui ont l’espoir intime de prendre la Belle avec les dents, hissés sur leur Candidatus élu ! C’est que la Lune, c’est la Terre promise avec ses enchantements, ses voluptés, ses nonchaloirs, ses orgies et son décor féérique. Les Candidi, ayant hurné, s’en retournent, en retournant leurs vestes plus ou moins blanches ou grises, plus ou moins rouges. Les harassés se postent à la hauteur des premiers ruisseaux, attendant l’adversaire. Les intrépides accélèrent leur allure et franchissent le plus possible de fossés, soit afin d’en défendre le passage contre les Candidi des partis contraires, soit aux fins de le favoriser aux Candidi de même couleur, soit enfin pour semer le désarroi dans la course, s’ils se jugent trop impuissants contre la ligue ennemie et ses combinaisons. À l’encontre de la tragédie cornélienne, ce sont les Horaces qui s’échelonnent pour mieux vaincre les Curiaces agglomérés. Beaucoup de coureurs sont démoralisés, fourbus, avant la fin du jour, bien avant le seuil de la Hurnation sacrée. Alors, les uns regagnent leurs pénates ignominieusement flétris ; les autres, âmes fières, vont grossir le nombre de leurs partisans, derrière l’obstacle qui les vit choir. D’autres enfin, tout à fait avariés, piqués au jeu, se dégonflent et, pour servir au moins à quelque chose, comblent le ruisseau pour aplanir la route de leurs co-partisans. En sorte que ce miracle évangélique se réalise : il y a plus de poissons que d’eau, à la pâle imitation des rivières de Provence et de Gascogne !

Lorsque six heures sonnent au beffroi du village, la course électorcive est déclarée close. Tant pis pour les infortunés qui n’ont pas pu ou pas su percer le rempart défensif à chaque obstacle ! Le déshonneur les attend, la langueur les guette, le suicide les harcèle ! Tous n’en meurent point, mais tous sont frappés ainsi que des animaux malades de la peste électorcive… La Présidence de la Hurnation détache les hurnes du bas-rein (vive l’Alsace !) des Candidati et ceux-ci sont autorisés à se fatiguer un peu pour se reposer de leur reptation durant dix heures consécutives. Les censeurs ouvrent alors les hurnes. Sous l’obscure clarté qui tombe des étoiles, on suppute les chances de chaque Candidatus. Au clair de la Lune, nos amis Pierrots comptent leurs bulletins respectifs et le Stratifié Elector magnus Candidatus dans la hurne duquel le plus de Candidi ont manifesté est proclamé Élu ou Magister jusqu’aux prochaines courses. Les Candidati malheureux en accusent la phase actuelle de la Lune, leur mère et déesse céleste ! Aussi n’organise-t-on jamais de hurnations au temps de la lune rousse, car il n’y aurait pas seulement des gelées, mais des dégelées de coups de poings et de pieds !
 

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Sont instituées des courses identiques nationales, départementales, communales, corporatives, civiques, sportives, artistiques et littéraires, voire scientifiques. Mais là, chaque Magister va rejoindre dans la capitale ses collègues, les Magistri élus des autres sections, et, tous ensemble, réunis en Chambre souveraine, caméristes de l’État stratifié, ils renouvellent les mêmes aberrations cursives, ils rééditent pareilles mœurs singulières, avec plus d’âpreté peut-être ; les hurnes ne sont plus tenues sur leur bas-rein (vive l’Alsace !) par les Candidati éparpillés à terre, mais elles se posent sur des « Principes, » ainsi nommés probablement parce qu’il faut être prince pour pouvoir s’en offrir… De la hurne la plus favorisée sort ce qu’ils proclament la « Loi, » mot d’origine douteuse, qu’on a tenté étymologiquement d’apparenter à « loyauté, » mais dont les progrès les plus formels de la linguistique font simplement une corruption du mot « lui, » le pronom de la troisième personne. Lors, les Stratifiés Magistri auraient travesti l’état civil du mot lui, l’auraient anabaptisé loi, pour signifier ce qui concerne les autres, tous autres qu’eux ! C’est l’Altruisme de l’Égoïsme stratifié !…

La loi, leur loi stratifiée, que nous autres, hommes consternés de sa domination effrénée, subissons, la loi ne serait donc pas une coutume, une nécessité physique, un phénomène logique, mais l’empirisme, l’arbitraire, la contrainte, la voix du hasard et l’autorité du nombre, nous subjuguant, nous désindividualisant, nous absorbant, à l’exclusion et selon le caprice des Stratifiés Magistri ?

Encore, constatation précieuse. Les Stratifiés, parce qu’ils sont parvenus, la Lune sait comment ! à se masquer d’apparences anthropoïdes, se sont cru tout permis. Leurs Magistri jugent souverainement de toutes choses, de toutes idées, de toutes nuances et de tous rapports, comme ça, tout de suite, spontanément, par l’opération mystique des bulletins de Sainte-Hurnation ! Ce sont des malfaiteurs publics, des imposteurs grossiers, qui ambitionnent d’être, eux, consciences et besoins unitaires, la Conscience et le Besoin collectifs, infiniment versatiles et mouvants ! Ils sont doctes, infaillibles, ils possèdent l’omniscience, la prescience et la conscience de l’Univers, ils délibèrent gravement de leurs propres intérêts et de leur propre bonheur qu’ils confondent généreusement avec ceux des Candidi : quand le roi de Pologne a bu, la Pologne est ivre, n’est-ce pas ? Ils légifèrent, avec une confiance augurale, sur les blés, la navigation, les chemins de fer, les fromages, la morale, les huiles, le phylloxéra, les sucres, les colonies, le bétail, les égouts, les pommes cuites, les fourrages, les cultes, les finances, le génie civil, l’administration, les militaires et les bonnes d’enfant, sur bien des objets encore devant lesquels le génie humain le plus mirandolesque fuirait d’épouvante, mais qui, pour ces caricatures impertinentes, sont d’ordre élémentaire, babioles de virtuoses jongleurs qui se délassent ou visions précises de sapiences somnambuliques qui se prélassent !
 

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Dans les courses ordinaires, ce sont les chevaux ou les chameaux qui courent. Ici, ce sont les parieurs. Cela serait un exercice d’hygiène excellent si cela n’était un désastre pour l’hygiène des finances stratifiées. De lourds impôts pèsent sur le Candidus et obèrent ses maigres ressources. Quoi ! chacun prend son bonheur où il le trouve, et si les Stratifiés l’ont découvert dans l’abjection, le renoncement, l’inertie et le mensonge, qu’avez-vous à répliquer, vous, humains, qui revendiquez non pas la hurnation universelle, attrape-nigauds, mystification géniale, mais la liberté irrésistible, la joie artiste, la solidarité de dieux déchus qui aspirent opiniâtrement à le redevenir ? Heu ! ce sont les Stratifiés qui commandent, et les Humains obéissent, sous peine de contact désagréable avec la police, la magistrature, l’armée, le capital, et autres sublimes institutions destinées à prostituer le sens libertaire de l’évolution animale !

Les Electores n’ont pas toujours employé des bulletins dans leurs hurnations. Aux temps passés de l’Hellade, ils consommaient des coquilles, des coquilles d’huître. L’huître est une personne copieusement stratifiée, et l’ostréiculture doit ses grands progrès à l’industrie électorcive de cette époque. Ce n’est plus de l’allégorie, ni de la farce, c’est de la conscience et de la justice attributive. Les Samoyèdes emploient des dés de glace d’un certain calibre. Aussi les hurnations se liquident-elles au poids. Le Stratifié functionnarius opère avec des ronds-de-cuir, le filius familias avec des images coloriées, etc. Les systèmes de votation sont aussi nombreux que les lunes de mer…

L’insolation lunaire, si j’ose m’exprimer ainsi, n’a point épargné les femmes stratifiées. Dans plusieurs contrées sub-lunaires, elles prennent part aux hurnations, telles qu’on les conçoit chez les lippus de la Cafrerie et les Papouas de la Nouvelle-Guinée. Ici, c’est une série de mâts de cocagne reliés, chacun à chacun, sommet à base ; à la cime du dernier sont perchés les Candidati. On le voit, c’est un sport plus harassant que celui de la course aux fossés. Il arrive que ces Stratifiés, travaillant comme des nègres qu’ils sont, atteignent le but complètement blancs. Quant à la hurnation des femmes, il en est de même, cependant que les mâts de cocagne sont horizontaux, eu égard au corps astral qu’il ne sied pas qu’elles exhibent, sauf erreur ou accident, par pudeur de la Lune-mère. Dans nombre de pays sub-lunaires, il faut l’avouer à notre grand dam, les femmes imminent vers l’exercice de la hurnation. Ce n’est plus qu’une question de nuits, dirait le grand Aristophane… comme la Lune… Ô femmes stratifiées, communiez plutôt en Harpocrate, dieu du Silence, si vous ne voulez pas vous révolter efficacement, vous émanciper intégralement !

Les éphèbes stratifiés bientôt revendiqueront aussi ce droit… Ah ! malheur ! l’anémie cérébrale les broie déjà sous son malaxage horrible ; le retour d’âge les surprendra au cap de la trentaine, s’ils persévèrent ! Eux aussi, ils veulent être dévorés par le Moloch de hurnation. Parce que les Electores maximi ont décrété que les parvi seraient mangés à la sauce Jean Lapin, – latitude à ceux-ci de choisir par qui et comment, – voilà les minimi qui alimentent le panurgisme de leurs aînés ! Quel Isaïe donc hurlera les imprécations des victimes et des justiciers ?
 

‘Clusions. – Nous ne nous attarderons pas davantage à l’étude documentée des mœurs sélénites, parasites des mœurs sainement terrestres et humaines. Et pourtant, combien de pratiques bizarroïdes, reflétant indubitablement le sortilège de Lucina ! Ainsi, chaque fois que les Electores sont trois, il y a un président, un assesseur et un secrétaire : le vide représente la foule. Quelle enfance, quel guignol ! Le voilà, le vrai désarmement réclamé par la ligue de la Paix… armée ! Oui, on est désarmé ! Chaque fois que le Stratifié a besoin de quoi que ce soit d’impérieux et de défendu, au lieu de prendre, puisque seul il peut savoir l’étendue et l’acuité de son besoin, il implore, il quémande, il mendie, au pouvoir issu de la hurnation : pan ! on le fout dedans, pour amender ses dehors fàcheux ! Car l’affamé et l’outrageusement spolié se piquent d’honneur : l’honneur du râle distingué, celui de l’agonie discrète, celui du martyre qui bénit les bourreaux ! Il se croirait disqualifié si, sur sa tombe obscure de victime volontaire, n’était pas gravé le brevet de civisme : Ci-gît un Elector !… Priez pour lui !…

L’impérial Stratifié Wilhelm II me fait songer que le château de Hohenzollern fut le berceau de la maison de Brandebourg. À l’époque médiévale, les princes et les évêques étaient appelés à la hurnation de l’Empire d’Allemagne. Ils y concouraient au nombre de sept et, parmi eux, l’Elector de Brandebourg avait, seul, droit au titre d’Elector magnus. Tout est relatif, n’est-ce pas ? D’ailleurs, le digne Stratifié Sieyès, un Wallon avorté, n’avait-il pas rétabli ce titre d’Elector magnus pour les premiers dignitaires de la R. F., dans son projet de constitution ? Ô dérision, messieurs ! une Constitution, même forte, ne prête pas des vertèbres aux invertébrés, ô princes-monseigneurs, ô les évêques avec !

L’humanité demeure inattingible à leurs efforts rageurs. Si leur pullulement ne les rendait pas redoutables, nous pourrions les exterminer, en débarrasser notre planète, ou tout au moins les refouler vers leur patrie d’origine. Nous possédons l’électricité soudaine, le poison foudroyant, les chemins de fer extensibles du P. L. M., les bateaux sous-marins de l’amiral Besnard, les ponts lancés par le Génie militaire, les digues élevées par les Ponts et Chaussées, la musique de M. Benjamin et la peinture de M. William, ensuite la peste bubonique, le choléra des poules mouillées et autres vomito-negro, le virus graphologique de M. Bertillon, le char de Jaggernat, le cheval de Troie, et puis, quoi ? la lumière cendrée et l’onguent ivre ! Oh ! mes amis, le stratifié Elector est un macrobite invétéré qui jouit de la flaccidité des invertébrés ! Ça les rend presque invulnérables, même au talon, presque insubmersibles, incombustibles, inintoxicables, neurasthéniques… Combien d’Alphées pour nettoyer l’écurie sub-lunaire, combien d’incendies d’« assurés » pour crémer ces baudruches convaincues, combien de Bièvres pour dissoudre la stratification électorcive, combien de Goliaths à la mâchoire d’âne pour insensibiliser le dernier nerf du dernier de ces Philistins, quels exorcismes, quelles purifications, pour dissocier l’émanation lunaire, son Signe, sa lumière, son maléfice, sa jettatura, son obsession, et prévenir son retour occulte ?

Comme on ne touche pas impunément aux nimbés de la Lune et à l’épouvantail stratifié, il est préférable aux Humains d’observer encore le régime de leur société afin de mieux organiser son effondrement spontané, non par les voies sèche ou humide, comme en chimie, ou la voie du sang comme en mélodrame, mais par la voie de l’exemple permanent offert à leur éducation, à l’intelligence éveillée de leur liberté et de leur bien-être !!! Les Candidati résisteront : on les enfermera révolutionnairement dans leurs hurnes pour l’enseignement futur des musées. Les Candidi feront des arbres de la Liberté un bon et brave feu de joie. Ils en déposeront les cendres dans les asiles ethnographiques où l’on admirera désormais le tableau épatant des marrons retirés des dites cendres par et pour ceux-là mêmes qui les y auront posés ; la Liberté effective en renaîtra comme un simple phœnix, faculté native et sentiment délicat de réciprocité, sans qu’un symbole insuffisant ou un fétiche imposteur y puissent mais !

La maladie des grands mots exige un bien petit remède : l’abstention des oreilles ! L’épidémie de la hurnation doit être enrayée par l’abstention sapide des coureurs Candidi. Lorsque ainsi les choses sub-lunaires se passeront, la malédiction néo-stratifiée tendra vers un avatar terminal et les anthropoïdes aujourd’hui Electores, accélérément, atteindront à la hauteur morale, au paganisme délicieux et indulgent de l’Individu humain, accèderont définitivement au seuil de l’Humanité fraternelle, joyeuse et libertaire ! (7)
 
 

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(1) Du tartarin stratum, couche.
 

(2) De l’auvergnat Selènè, lune.
 

(3) Le Sélénite criminel, 1 vol. chez Hanotaux, éditeur en Arménie.
 

(4) L’h est aspirée comme dans hanneton et hottentot, etc.
 

(5) Du berber candidus, blanc. Le Candidatus n’a que la robe de blanche. Son âme est plutôt isabelle.
 

(6) « La planète lunaire, en son premier quartier, est chaude et humide : il fait bon saigner les sanguins. En son deuxième, elle est chaude et sèche : il fait bon saigner les colériques. En son troisième, elle est froide et humide : il fait bon saigner les flegmatiques ; enfin, en son quatrième quartier, elle est froide et sèche : il fait bon saigner les mélancoliques. C’est une chose entièrement nécessaire à ceux qui se mêlent de médecine de connaître le mouvement de cette planète pour bien discerner les causes des maladies. Et comme souvent la Lune se conjoint avec Saturne, on lui attribue… etc., etc. »

(XVIIe-XVIIIe siècles.)
 

(7) La Lune, d’ailleurs, a une tendance reconnue à centrifuguer loin de la Terre, comme il est dans le destin de celle-ci de centripéter vers le Soleil…
 

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(André Veidaux, in La Plume littéraire, artistique & sociale, dixième année, n° 216, vendredi 15 avril 1898 ; gravures attribuées à François Desprez, Les Songes drolatiques de Pantagruel, 1565)