I

 

Il y avait, à la fin du siècle dernier, derrière l’église actuelle de Montrouge, un vaste parc et un château. Montrouge était alors un pays différent de Paris ; on ne s’y rendait point, comme aujourd’hui, en omnibus.

Il faut compter le château dont je parle au nombre des victimes de la Révolution. Il a disparu, et le terrain, mis en vente par lots, s’est distribué entre les mains d’un certain nombre de propriétaires.

Depuis l’annexion de la banlieue, les maisons s’y multiplient ; les petits jardins, espacés jadis de distance en distance, finissent par se rencontrer et par se donner la main : les trottoirs s’alignent, le gaz s’allume, les chaussées se pavent. Encore quelques années, et cette solitude qui se peuple peu à peu deviendra un des nouveaux quartiers de Paris.

Comme j’errais un peu au hasard dans ces rues nouvellement percées, le long de ces petites maisons blanches tout fraîchement construites, je me trouvai tout d’un coup en face d’un étalage bizarre.

Dans une vaste cour, entourée de trois côtés par des murailles à hauteur d’appui et terminées au fond par une maison de deux étages, on avait tendu des cordes parallèles, mais en si grand nombre qu’elles laissaient à peine entre elles l’intervalle de la main. Elles supportaient, dans toute leur longueur, des feuilles de papier blanc. Ces feuilles étaient pliées en deux et placées soigneusement à cheval, bout à bout sur la corde. Il y en avait, sans contredit, plusieurs milliers.

En m’approchant, je reconnus que ces feuilles étaient imprimées : c’étaient des pages de livres. Elle étaient mouillées, et probablement elles avaient été suspendues là pour y sécher.

Un ouvrier à moitié courbé se promenait par-dessous ; de temps en temps, il décrochait une feuille, qu’il mettait sous son bras dans un gros paquet. Il avait grand soin d’y promener la main pour s’assurer que le papier n’était plus humide.

Je ne me crois pas plus curieux que personne pour être entré dans cette maison et pour m’être informé de l’industrie qu’on y pratiquait.
 

II

 

« Monsieur, me dit le patron, homme à chapeau gris et à lunettes (quelque maître d’études sur le retour), Monsieur, si vous avez jamais mis les pieds au Temple, je n’ai pas besoin de répondre à votre question.

Vous savez que les vieux habits, les vieux meubles, tout ce qui a servi déjà, tout ce qui peut servir encore, avec ou sans une préparation nouvelle, tout ce qui peut se vendre ou s’acheter, s’y apporte et s’y étale dans de petites échoppes. Ici, Monsieur, c’est le Temple des livres. Tel que vous me voyez, je suis en train de faire une fortune. J’opère, en ce moment, une révolution dans la littérature de rencontre.

Vous avez, Monsieur, suivi comme un autre les quais de la Seine, depuis la rue de la Harpe et le pont Saint-Michel jusqu’à la caserne du quai d’Orsay. Comme un autre, vous avez fait connaissance avec ces caisses de livres qu’on expose sur les parapets. Il vous est arrivé, sans doute, d’en tirer quelques-uns de leur case pour en vérifier la condition avant d’en faire l’achat. Le marchand a beau les tenir propres, les défendre le mieux qu’il peut des injures des saisons, les abriter contre cette poussière qui s’incruste et s’incorpore comme une lèpre à la couverture : il est certain que les livres de rencontre sentent le moisi. Ils ont perdu cette bonne odeur d’imprimerie toute fraîche, qui rappelle à un homme de lettres la saveur d’un repas bien apprêté et bien servi. Ils ont pris je ne sais quel aspect sombre et grisâtre, semblable à la physionomie d’un homme qui aurait la jaunisse. Enfin, ils sont vieux, et je les trouve laids comme un octogénaire qui ne ferait point de toilette. »

En achevant cette tirade, le marchand s’approcha d’une encoignure ; il prit, dans une grande balle d’osier, un volume au hasard et le déposa comme pièce de conviction sur la table qui se trouvait devant nous. Il était difficile d’apporter à sa thèse un argument plus décisif. C’était un livre broché, revêtu d’un papier vert-pomme. Sur le dos, le vert avait pâli et avait tourné au bleu ; les alternatives de chaleur et d’humidité par lesquelles il avait passé avaient fait éclater en longues crevasses la mince enveloppe : on apercevait la ficelle et le dos blanc des cahiers brochés ; la tranche était devenue noire, le bord des pages avait jauni, tandis que le milieu en était resté blanc. Son aspect était à la fois étrange et piteux. Il faut quelque courage, je le reconnais, pour aborder et pour mener à sa fin la lecture d’un livre aussi peu engageant ; il est permis, je crois, sans qu’on vous accuse de trop d’exigence et de trop de délicatesse, d’y souhaiter un peu moins de malpropreté.

Le marchand ouvrit alors une petite bibliothèque ; il en tira un volume du même format, mais entièrement neuf. La couverture et la tranche en étaient fraîches, les pages d’une blancheur immaculée ; l’impression s’y détachait vigoureusement ; l’œil se sentait attiré et retenu. Vous auriez eu de la peine à détourner vos regards de ces lignes, pour le seul plaisir qu’elles faisaient aux yeux.

« Voilà cependant, reprit mon interlocuteur, le même ouvrage, imprimé la même année, chez le même libraire et sur le même papier. Vous avez sous les yeux deux exemplaires de l’édition. Seulement, l’un des deux se montre à vous dans toute la décadence de son âge avancé ; l’autre a été rajeuni et ressuscité par votre serviteur. »

Le marchand, que j’aime mieux appeler par son nom, M. Peillat, m’expliqua alors en quoi consistait son industrie. Il parcourait les ventes ; il y acquérait par ballots et par charretées les vieux livres brochés, restes antiques d’éditions malheureuses, parfois même l’édition tout entière de quelque œuvre mort-née, que l’auteur aurait mieux fait de distribuer gratis dans sa nouveauté. Je vous laisse à penser dans quel état lamentable pouvaient se trouver, après quinze ou vingt ans de magasin, ces ouvrages malmenés du libraire et relégués le plus souvent par lui dans quelque recoin obscur et dédaigné de ses dépôts. De pareils bouquins ne se ramassent ordinairement que pour être mis au pilon. Les marchands de vieux livres l’ont remarqué ; il arrive rarement qu’à un étalage le regard du passant ou la main de l’acheteur s’arrête sur un volume par trop repoussant. Sous ce rapport-là, nous sommes tous un peu bibliophiles, et nous ne saurions nous dire indifférents à l’aspect du livre que nous ouvrons.

M. Peillat remettait chaque volume en feuilles en le débrochant avec soin ; il soumettait chacune de ces feuilles à un lessivage chimique, dont lui seul opérait le mélange et connaissait le secret. Ce lessivage n’était ni long ni compliqué, comme celui qu’emploient d’ordinaire les bouquinistes de profession lorsqu’il s’agit d’enlever à quelque bel exemplaire une tache ou une maculature qui le déshonore. Le procédé de M. Peillat était à la fois expéditif et peu coûteux ; son eau emportait tout et ne respectait que l’encre de l’imprimerie. Bien loin d’attaquer les caractères, je crois qu’elle les ravivait. Elle leur ôtait cet aspect jaunâtre qui témoigne si hautement de leur décrépitude ; elle leur rendait les teintes vigoureuses d’une édition qui sort des presses.

« Je ne pense pas, me dit le marchand, que vous ayez envie de me faire concurrence : je ne vois donc pas d’inconvénient à vous avouer que mon commerce est fort lucratif. Les plus gros volumes ne me reviennent guère, l’un dans l’autre, qu’à un sou ; les frais de manipulation n’ajoutent pas cinq autres centimes au prix d’achat. Je ne crois pas qu’il y ait chez moi un seul exemplaire qui me coûte plus de dix ou douze centimes. Je me suis souvent passé la fantaisie de rapporter, sur la table de l’hôtel des ventes, ces éditions qu’on m’avait adjugées dans toute leur misère et dans tout leur délabrement ; elles y ont presque toujours trouvé acquéreur à des prix fort honnêtes, quelquefois même élevés, principalement les éditions qui comptent un grand nombre de volumes. Force gens achètent volontiers un ouvrage en soixante ou quatre-vingts tomes tout pareils, qui font bonne figure et qui garnissent sans plus d’embarras un rayon entier de leur bibliothèque. Qu’une main curieuse s’avise de les ouvrir, on ne va pas éplucher la date de l’édition ni le nom du libraire ; mes volumes sont aussi neufs au-dedans qu’au-dehors. D’ailleurs, nous pratiquons aussi de petits subterfuges. Nous avons la ressource des faux titres. Je fais recomposer et réimprimer, dans le même format et sur le même papier, cette première page qui est l’acte de naissance du livre. J’y mets hardiment l’année où nous sommes et le titre pompeux de nouvelle édition. Lorsque je rassemble les feuillets pour les brocher, je substitue ce titre nouveau au titre ancien, et le tour est joué. Je ne fais en cela qu’imiter l’exemple de mes confrères les plus renommés. Tout le monde sait qu’aujourd’hui un ouvrage tiré à quinze cents exemplaires devient un ouvrage tiré à quinze éditions : on les numérote par rang, et le bon public s’ébahit des succès de l’auteur. »

Je ne crois pas nécessaire de protester ici contre l’assertion de M. Peillat. Il exagérait beaucoup. Je ne sache pas qu’on ait attribué encore moins de trois cents exemplaires à chacune de ces prétendues éditions. Peut-être était-il mieux informé que moi.
 

III

 

« Nous avons encore, reprit-il, les écrivains in partibus. »

J’ouvris de grands yeux.

« Oui, reprit M. Peillat, les écrivains in partibus, c’est-à-dire ceux qui trouvent moyen de devenir auteurs sans écrire, sans imprimer, sans publier.

– Parbleu, interrompis-je, le procédé est nouveau ! il vaut la peine d’être connu. La gloire a des douceurs à nulles autres pareilles. Auriez- vous trouvé le secret de faire aussi la lessive des esprits ?

– Monsieur, vous pouvez vous moquer de moi tant qu’il vous plaira ; mais quand j’aurai l’honneur de vous être mieux connu, vous verrez que je parle toujours sérieusement. Vous êtes auteur, Monsieur, et vous êtes jeune. Je vous souhaite de tout mon cœur de ne jamais passer par mes mains. »

Je tressaillis et je me tus. M. Peillat venait de rencontrer, sans le savoir, un des mots les plus lugubres du bourreau Samson à l’un des grands seigneurs de l’ancienne cour. Ils s’en souvinrent tous deux à leur rencontre sur l’échafaud. M. Peillat reconnut à mon silence que j’étais vaincu, et il continua :

« C’est un bizarre métier, Monsieur, que le métier de faiseur de livres. Les auteurs se trouvent bien punis par où ils ont péché. Leur premier besoin n’est pas de faire parler d’eux. C’est, d’abord et avant tout, de se faire lire. Croyez bien qu’il n’est pas facile d’en venir à bout. Le public consent encore à apprendre votre nom ; au besoin, il aura des jugements tout faits sur vos imperfections ou vos mérites ; il causera de vous et de vos écrits, sans en avoir déchiffré la première ligne, ou seulement tenu dans les mains un exemplaire. Apprenez-le, Monsieur : le critique qui a rendu compte de votre œuvre est le premier de ceux qui ne vous ont pas lu.

Il m’est arrivé d’acheter des éditions tirées à des mille et à des quinze cents exemplaires, sur lesquels il n’y en avait pas vingt qui manquassent à l’appel. Les imprimeurs ont coutume d’en livrer toujours quelques-uns au-delà du chiffre convenu. Ceux-là, nous les appelons les exemplaires de passe. C’étaient les seuls qui eussent disparu, et encore parce qu’ils avaient été donnés.

Maintenant, supposez que sur le nouveau titre destiné aux volumes rajeunis, on mette, avec la fausse date, le nom d’un faux auteur, et voilà un homme devenu tout d’un coup écrivain sans avoir écrit.

Jadis, on prenait la peine de chercher dans les mansardes quelque jeune homme de talent, quelque auteur famélique auquel, pour sauver les apparences, on proposait, l’argent à la main, une collaboration imaginaire, ou bien à qui on achetait brutalement son manuscrit pour le publier sous son propre nom. Il fallait une certaine fortune pour jouer de ces tours-là au public ; de plus, on en était toujours à craindre quelque réclamation du père à qui on avait ainsi enlevé son enfant. Le nouveau procédé par le lessivage est plus à la portée d’un chacun ; il n’y faut que peu d’avances de fonds, et les pauvres diables d’auteurs inconnus ne reviendront pas de l’autre monde réclamer la gloire de leurs œuvres rebaptisées.

Veuillez remarquer, Monsieur, que je m’abstiens complètement de juger ces inventions. Je ne soutiens même pas qu’elles soient de la dernière délicatesse. Toutefois, il est certain que le plagiat, réservé jadis à la fortune du grand seigneur, se démocratise. C’est un des signes de notre temps. Les plumes de paon sont maintenant à bon marché, et si je vous ouvrais ce placard, vous y trouveriez la collection complète des auteurs qui ne le sont pas.

Mais je n’ouvre pas le placard, ajouta avec un sourire narquois le digne bouquiniste. Je me contente de les tenir en prison, sans les faire monter sur l’échafaud. »

J’espère bien que M. Peillat ne se départira jamais de cette discrétion. Le placard était grand ; s’il était plein, il y avait de la place pour beaucoup de coupables.
 

IV

 

« Montons au premier étage, reprit le marchand. Je veux vous faire faire connaissance avec une autre variété de la littérature de rencontre : la littérature sur clichés. »

J’expliquerai ici en quelques mots à mes lecteurs ce que c’est qu’un cliché.

Qu’ils ouvrent au hasard un livre où se trouve une gravure sur bois.

Les traits du dessin, les clairs et les ombres sont produits sur le papier au moyen de ce que l’on appelle une planche.

Cette planche est gravée sur bois avec un burin.

Les gravures sur bois sont très coûteuses à faire et très promptes à se détériorer. La même planche ne saurait donner les milliers d’exemplaires auxquels se vend un journal illustré. Alors, on la cliche.

Au moyen de procédés qui ne sont pas toujours les mêmes, on s’arrange pour obtenir une planche en métal qui reproduit exactement les reliefs et les creux de la planche en bois. Le métal résiste à l’action des presses et de l’encre ; il est aussi fidèle et plus solide que le bois. Comme il est facile de clicher plusieurs fois la même gravure, on peut, presque pour rien, reproduire et conserver indéfiniment, dans toute sa correction et sa beauté, le dessin que l’artiste avait d’abord exécuté sur le bois.

Lorsqu’un ouvrage le comporte, on l’illustre. On introduit, de page en page, des gravures qui commentent et qui égayent le texte. Ces images, bien entendu, se rapportent directement aux histoires que l’auteur raconte. Elles nous en montrent les personnages, elles en reproduisent les principaux épisodes, elles nous font faire connaissance à la fois avec les lieux et les acteurs. L’imagination du lecteur se trouve aidée ; l’impression qu’on reçoit et qu’on garde devient plus vive et plus agréable.

Ces gravures sont invariablement clichées. Après la publication de l’ouvrage pour lequel elles ont été dessinées, les éditeurs ont l’habitude de revendre à bas prix ces clichés un peu fatigués, mais capables encore de servir.

L’industrie de M. Peillat consistait précisément à faire emplette de ces clichés. Il les emmagasinait par milliers dans de vastes entrepôts, situés à Paris, rue de la Harpe. Il n’avait à Montrouge que des épreuves, c’est-à-dire les images obtenues au moyen de ces clichés. Ces échantillons lui suffisaient pour les faire choisir et pour les vendre : il effectuait ensuite la livraison des clichés à son dépôt central de Paris.
 

V

 

Les gravures de M. Peillat étaient rangées par collection, autour de l’appartement du premier, dans de grands cartables verts.

Chacun de ces cartables portait un titre différent. Je reproduirai quelques-uns de ces titres :
 

Romans à habits noirs ;

—   à armures ;

—   moyen âge ;

—   régence ;

—   à voleurs, etc.
 

Sur d’autres cartons, on lisait :
 

Assassinats ;

Empoisonnements ;

Pendaisons ;

Naufrages ;

Scènes de reconnaissance ;

—   d’indignation ;

—   de joie.
 

J’en passe.

M. Peillat me présenta un vieux fauteuil de crin, pour me mettre à même de l’écouter plus commodément.

« Avant moi, me dit-il d’un ton doctoral et comme un homme qui s’embarque dans une démonstration, avant moi, les auteurs s’y prenaient mal. Figurez-vous, Monsieur, qu’ils commençaient par écrire leur livre : roman de mœurs, de fantaisie, histoire de cape et d’épée ; puis, leur manuscrit achevé, ils venaient me trouver. Nous en étions réduits à chercher ensemble, dans ces cartons, des gravures pour illustrer leur œuvre ; il fallait avoir présent tout le volume pour ne point commettre d’anachronisme. Vous ne pouvez pas vous imaginer quel embarras nous avions. Au premier mot que l’auteur laissait échapper sur l’héroïne, vite un portrait de jeune fille brune, fière, hardie, le front haut, le regard provocant. Nous trouvions notre affaire. Mais voilà que, dans le chapitre suivant, il était question de sa longue chevelure bouclée, et notre image était coiffée en bandeaux : il fallait changer la gravure ou le texte. Or, vous n’êtes pas sans savoir qu’il est plus facile d’arracher l’âme à un auteur que de le faire renoncer à deux lignes de sa prose. Les mêmes désagréments recommençaient à chaque instant. Ici, c’était un enlèvement dont le carrosse n’avait que deux chevaux, lorsque le texte en portait quatre ; là, un coup de poignard donné à l’épaule droite quand il le fallait dans le dos. Détestable système, comme vous voyez, d’assortir ainsi des gravures à un texte exigeant, méticuleux, où tout est décrit avec une minutie d’inventaire. Ma parole d’honneur, c’était à y renoncer !

Monsieur, il m’est venu une idée prodigieuse : pourquoi ne pas écrire des romans pour mes clichés, au lieu de se mettre en quête de gravures pour des romans tout faits ? Les auteurs n’avaient qu’à y gagner. Au lieu de se fatiguer la cervelle à inventer perpétuellement, au lieu d’avoir à faire sortir de leur esprit le costume des acteurs, en même temps que leur caractère et leurs gestes, n’était-il pas plus simple d’avoir sous les yeux des dessins tout faits et d’en donner tant bien que mal une explication suivie ? Quelle économie de temps et d’idées ! C’était un trait de génie : je venais d’inventer la production littéraire à jet continu.

Aujourd’hui, Monsieur, ma découverte a fait fortune : tout mon malheur est de n’avoir pas pu prendre de brevet.

Les fournisseurs patentés des grands journaux ne suivent pas d’autre méthode et n’emploient pas d’autre procédé. C’est ainsi qu’on n’a plus besoin aujourd’hui, pour écrire, ni de penser ni de savoir, et que toute réflexion, toute suite, toute préparation sont devenues inutiles, incommodes même ; c’est ainsi que nos auteurs les plus féconds et les plus goûtés prennent des valets de chambre pour tout faire, et les dressent à devenir leurs collaborateurs.

N’ayez pas l’air incrédule : c’est le propre des inventions les plus rares d’être niées par ceux qui ne les connaissent pas ; mais on ne peut pas contester le mouvement à celui qui marche. Tenez, je vais vous faire un roman séance tenante, sans aucune intervention de l’esprit et par la seule force de mon mécanisme.

Voici comment je procède : je mets la main dans le cartable des habits noirs ; c’est le roman du grand monde contemporain. Vous voyez l’image que j’ai ramenée : elle représente une jeune femme en grande toilette, étendue au coin de sa cheminée. Voulez-vous de la copie à un franc la ligne ?

« — Par un soir d’hiver, une jeune femme était étendue dans un fauteuil auprès de son feu.

— Elle portait une robe ouverte par-devant ; trois volants de dentelle cachaient à demi ses pieds mignons ; une mantille… »

La description du costume va d’elle-même ; il n’y a qu’à ouvrir les yeux.

« — Sur sa cheminée s’étalait une pendule représentant… »

Description de la pendule, des candélabres, de la glace, des rideaux.

Tout y est, vous le voyez.

« — Près d’elle, une petite table, sur laquelle… »

Description de la table et des objets qu’elle supporte. Il y en a un certain nombre.

Enfin, Monsieur, vous distinguez sur l’image le domestique à la porte avec sa livrée, le canapé, les tableaux, le tapis. Je suis modéré en ne mettant pour tout cela qu’un seul et unique chapitre.

Ici, il faudrait inventer, ce qui est un peu dur, J’en conviens. Mais enfin, je suppose qu’on aille jusqu’à imaginer un incident comme celui-ci :

« — On sonna.

— C’était le comte. »

Alors, je mets la main dans le compartiment aux Messieurs.

J’amène, comme vous le voyez, un jeune homme d’une tenue irréprochable ; il a dans la main droite un stick, et dans la gauche un lorgnon. Son pantalon, ses bottes, ses gants, sa physionomie, cela suffirait amplement pour le second chapitre.

Vous me demandez ce qui va se passer ?

Je n’en sais rien ; je dis plus : je n’ai pas besoin de le savoir.

Voici le compartiment des rencontres.

Voyez ces numéros : 2, 3, 4.

Ce sont les rencontres à deux, à trois, à quatre personnages.

Il nous faut une rencontre à deux personnages.

La voici.

L’action commence : elle est indiquée par le geste…

– Grâce, monsieur Peillat ! m’écriai-je, abasourdi par ce flux de paroles. Je n’ai qu’un regret : c’est de ne pas travailler dans le roman ; j’apprendrais beaucoup à votre école.

– Je le crois, reprit M. Peillat sans fausse modestie, ou, pour mieux dire, sans modestie d’aucune espèce. J’ai dégrossi de jeunes auteurs qui me doivent beaucoup. Vous comprenez qu’un assemblage intelligent des clichés est le véritable point de départ d’un livre bien fait. il y a ici tel assortiment qui suffirait à lui seul pour remonter la fortune d’un journal ou assurer la vogue d’une revue.

– Je n’en doute point, M. Peillat. »

S’il faut dire la vérité, cette démonstration triomphante m’avait tellement troublé, que je me sentais honteux de croire encore, au-dedans de moi, à ce que nous avions la bonhomie d’appeler jadis l’art d’écrire et de composer.
 

VI

 

En ce moment, un coup timide se fit entendre à la porte de l’appartement où nous nous trouvions.

C’était un jeune auteur qui venait se pourvoir d’inspirations.

Sa physionomie prévenait en sa faveur ; il avait le regard vif et intelligent. En abordant M. Peillat, il balbutia quelques paroles à demi-voix.

« Parlez haut, reprit le marchand ; Monsieur est de mes amis. Je n’ai pas de secret pour lui. »

Je m’inclinai : M. Peillat avait eu évidemment l’intention de dire quelque chose d’aimable pour moi.

Le jeune homme, que M. Peillat appelait familièrement M. Isidore, eut quelque peine à se décider.

Il nous expliqua, avec force détours et circonlocutions, qu’il s’était chargé d’écrire un roman immoral et qu’il lui fallait des gravures assorties, quelque chose qui n’allât pas sans doute jusqu’à l’interdiction et à la police correctionnelle, mais qui vînt en aide au piquant du texte et laissât voir au moins une partie de ce que sa plume achèverait.

« Vous faites là un triste métier, Monsieur Isidore, reprit le digne M. Peillat ; vous aviez mieux commencé.

– Hélas ! Monsieur Peillat, reprit le jeune homme, à qui le dites-vous ? Mais ma femme est enceinte de son second enfant, et je suis déjà père d’une petite fille. Ce qu’il y a de plus triste pour moi, c’est que l’éditeur veut absolument que je signe. Il prétend qu’un livre un peu émoustillant perd de son prix lorsqu’il est anonyme. Il n’a pas même consenti à un faux nom, sous prétexte que j’avais déjà écrit. Le rouge me monte au front lorsque je pense au jour où, malgré moi, ma fille se trouvera exposée à ouvrir le livre de son père. Ce jour-là, Monsieur, je serai bien puni.

– N’aviez-vous pas essayé de la littérature honnête ? reprit M. Peillat.

– Oui, Monsieur, c’est par là que j’ai commencé. Il m’a fallu y renoncer. D’abord, cette littérature est moins payée que l’autre, parce qu’elle a moins de débouchés. Puis, vous ne vous figurez pas combien elle est plus difficile. Quand on s’adresse à la passion, tout est bon pour elle ; et, comme le disait Sganarelle dans le Don Juan, elle ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid. Au contraire, quand il faut écrire un livre qui intéresse les papas sans choquer les mamans et sans faire rêver les demoiselles, c’est toute une entreprise. Il faut une prudence, une fermeté, une habitude de la vie et du style que je n’ai pas. Le public n’a pas tous les torts : les romans honnêtes sont, la plupart du temps, aussi ennuyeux que mal faits. Il se rejette alors sur des lectures moins innocentes ; il en cherche, il en demande. Nous n’avons pas à nous reprocher des goûts que nous nous contentons de servir.

– Monsieur Isidore, voulez-vous un bon conseil ? reprit M. Peillat. J’ai un de mes cousins marchand de drap, rue Saint-Denis ; il a besoin d’un commis aux écritures. Cette place fera votre affaire ; vous y mangerez du pain honnêtement gagné. Vous êtes encore à temps de ne pas mettre le pied dans cette boue. Une fois que vous y aurez fait votre premier pas, vous en aurez jusqu’à la fin de votre vie.

Si vous étiez, mon cher Monsieur Isidore, comme tant d’autres jeunes gens qui m’ont passé par les mains, sans talent, sans cœur, sans vertu, sans rien de ce qui fait un homme, je ne vous ferais pas d’observation. Vous consumeriez votre vie à attaquer, à bafouer, à flétrir ce que le genre humain honore. Toutes ces injures et toutes ces bassesses ne vous coûteraient rien ; elles vous viendraient de source et ne vous laisseraient pas de remords. Vous feriez de mauvais livres naturellement et simplement, parce que vous seriez bête et méchant.

Mais quand je vois un homme de quelque valeur, un écrivain d’une vraie intelligence, entreprendre ce métier-là, pour faire violence à son cœur et à son esprit, pour y prostituer la délicatesse de son âme, pour attaquer la famille et le mariage avec sa femme auprès de lui et son enfant sur ses genoux, je ne puis m’empêcher de lui prendre la main comme à vous, Monsieur Isidore, et de lui crier : « Arrêtez-vous. » On n’est pas obligé, pour gagner sa vie, d’écrire des livres plutôt que de scier des planches. Ne vendez pas ainsi votre considération ; et quoi qu’on vous offre, rappelez-vous, mon ami, qu’il n’y a pas d’homme sur la terre assez riche pour vous payer l’honneur de votre nom. »

M. Peillat changea de ton tout d’un coup, et je vis reparaître le marchand.

« Monsieur Isidore, je ne tiens pas le cliché immoral. Il vous faut aller pour vous en procurer à l’adresse que je vais vous donner. »

– Singulier personnage, me disais-je à moi-même, qui s’efforce de vous détourner du mal, et qui finit par vous donner les moyens de le commettre.

M. Isidore parut faire un violent effort sur lui-même.

« Donnez-moi plutôt l’adresse de votre cousin le marchand de drap, et une recommandation pour cette place de commis. »

À ce dénouement inattendu, je me levai de mon fauteuil ; je présentai la main à M. Isidore.

« Permettez-moi, Monsieur, lui dis-je, de vous féliciter de votre résolution. Croyez-moi : vendez votre travail et vos services, mais gardez votre âme pour vous. »

M. Isidore a consacré ses loisirs de marchand de drap à écrire un livre charmant pour sa petite fille, qui commence à grandir. « C’est ma meilleure œuvre, me dit-il quelquefois. Mais aussi, comme elle m’est payée ! Ma femme et mon enfant me la remboursent en sourires et en bonheur. »
 
 

 

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(Antonin Rondelet, Un Drame en omnibus, « Bibliothèque choisie du Messager de la semaine, » Paris : Adrien Le Clère et Cie/C. Dillet, 1864. Adrian Hill, « In Charing Cross Road, » huile sur toile, c. 1934)