J’ai acquis, au mois de juin dernier, un petit lot d’autographes dans lequel se trouvait une enveloppe de papier vergé, pliée à la main, qui portait, près du bord supérieur ouvert par une déchirure, cette mention imprimée « Rédaction du Figaro, » et, au-dessous, cette adresse manuscrite :
 

Monsieur
 
                                         Monsieur CH. BAUDELAIRE
 
                             Hôtel de Dieppe
 
                                                                rue d’Amsterdam,
 
                                                                                                           Paris
 

L’oblitération du timbre-poste impérial, demeurée assez nette, laissait apercevoir la date du 3 ou du 8 février 1864.

Dans cette enveloppe ouverte, il n’y avait qu’une feuille mince, imprimée d’un seul côté : une simple épreuve d’imprimerie enfin et sans aucune correction faite à la main. C’est le texte des Litanies de Jéhovah que je reproduis plus loin. Il tient toute la page, au bas de laquelle ne figure aucun nom d’auteur. Peut-être n’est-il pas complet et comportait-il une seconde feuille qui manque. (1)

Ce texte que j’ai recherché dans la collection du Figaro n’y a jamais été publié et il ne figure pas dans l’édition définitive des œuvres complètes de Baudelaire, ni, à ma connaissance, dans aucune de ses publications anciennes. Voici comme on peut expliquer son origine.

En 1864, Baudelaire, seulement âgé de 43 ans, mais déjà très atteint physiquement, se trouvait dans une situation des plus précaires. Toutes les portes s’étaient successivement fermées devant lui. Son éditeur Poulet-Malassis qu’il nommait plus familièrement Coco-Malperché, en faillite depuis 1862, venait même d’être mis en prison pour dettes. Le poète chercha partout dès lors à placer sa copie et il fut rebuté partout.

Le journal La Presse, qui avait commencé, en 1863, la publication des Petits Poèmes en Prose, l’interrompit brusquement parce que son directeur, Arsène Houssaye, apprit que quelques-uns de ces morceaux avaient déjà paru à la Revue fantaisiste. Buloz, la même année, refusa, pour la Revue des Deux-Mondes, une étude sur le peintre Constantin Guys. Prêt maintenant à toutes les besognes, Baudelaire composa des vers sur commande, « imités de Longfellow, » pour un musicien américain, nommé Stoepel, qui oublia de le payer… Enfin, au commencement de l’année 1864, il réussit à faire accepter par le Figaro, alors hebdomadaire, une série de poèmes en vers et en prose dont la composition typographique fut immédiatement effectuée et dont la publication fut même commencée dans les numéros du 7 et du 14 février. Mais le célèbre Villemessant, fondateur-directeur du journal, arrêta cette publication après le second numéro. Il en prévint l’auteur par une lettre qui est connue et qui est un modèle de grossièreté directoriale. N’y gardant aucun ménagement, Villemessant n’hésite pas à justifier la mesure exceptionnelle qu’il vient de prendre par cette phrase brutale : « Vos poèmes ennuyaient tout le monde. »

Je pense que la feuille contenue dans mon enveloppe est la première épreuve d’un de ces poèmes « qui ennuyaient tout le monde » et que le Figaro cessa de publier pour cette raison, mais dont la composition typographique se trouvait déjà faite entièrement. Je pense que la publication fut interrompue avant que le pauvre Baudelaire ait eu le temps de retourner au journal cette épreuve-là. Jetée, dès lors, au fond d’un tiroir, elle suivit, après la mort du poète, le sort de ses autres papiers, gravures ou manuscrits, donnés, vendus, dispersés aux quatre vents. Tout cela semble très probable, et, logiquement, doit être vrai.

Quant au poème, si la forme en est jugée plus lâche et les images moins frappantes que celles des Litanies de Satan, il faut tenir compte de la fatigue cérébrale de l’auteur, fatigue qui devait s’aggraver si rapidement et le faire sombrer, deux ans après, en 1866, dans l’imbécillité complète.

Je signale, seulement pour mémoire, les négligences de forme qui me paraissent vénielles mais que Baudelaire ne se serait tout de même pas permises quelques années plus tôt. Il lui arrive ici de faire rimer un pluriel avec un singulier, – licence dont le jeune Verlaine presque seul commençait d’user en 1864 et qui devait alors paraître scandaleuse. Enfin, à la dernière invocation des nouvelles Litanies, Baudelaire ose un hiatus que je ne saurais lui reprocher, car je crois y découvrir une secrète douceur.

Pour moi, la marque la plus incontestable de fléchissement dans ce poème, c’est le sujet choisi. La pensée d’écrire les Litanies de Jéhovah après celles de Satan, pour réaliser une sorte de diptyque religieux, devait naturellement germer dans un cerveau déjà affaibli et dont les facultés inventives étaient en décroissance. Aux deux panneaux du diptyque, le poète enrichit de variations plus ou moins émouvantes un thème unique : celui de l’incompréhensible misère humaine. Sur chacun des deux volets, il peint en somme le même tableau vu par l’un ou l’autre bout de la lorgnette. Si l’on préfère emprunter à la musique une autre comparaison, il écrit des couplets différents sur le même air et en conservant le même refrain. Baudelaire, quelques mois auparavant, venait d’imiter Longfellow pour le compte d’un musicien américain. On ne saurait s’étonner, après cela, de le voir imiter Baudelaire lui-même et l’on peut trouver que cette dernière imitation est encore préférable. La voici :
 
 

LES LITANIES DE JÉHOVAH

 

–––––

 
 

Toi, l’un des elohims et qui devins l’Unique,

Pluriel et singulier, nombre métaphysique,
 

Jéhovah, prends pitié de ma longue misère.
 

Toi qui, pour le rachat d’un larcin d’autrefois,

Pour un fruit dérobé, laissas dresser la croix,
 

Jéhovah, prends pitié de ma longue misère.
 

Quand il te suppliait d’éloigner ce calice,

Toi qui laissas Jésus marcher vers le supplice,
 

Jéhovah, prends pitié de ma longue misère.
 

Toi qui, pour mettre un comble au plus malheureux sort,

Fais regretter la vie et redouter la mort,
 

Jéhovah, prends pitié de ma longue misère.
 

Toi qui dresses le piège et permets qu’on y tombe,

Qui remplis les berceaux afin d’emplir la tombe,
 

Jéhovah, prends pitié de ma longue misère.
 

Toi qui donnes parfois puis troubles la raison,

Qui fais gronder l’orage à la belle saison,
 

Jéhovah, prends pitié de ma longue misère.
 

Toi qui montres à l’homme, au désert, des mirages,

Et qui, sur les sommets, l’entoure de nuages,
 

Jéhovah, prends pitié de ma longue misère.
 

Toi, pour éprouver Job jusqu’à la fin des temps,

Qui livres l’homme juste aux flèches de Satan,
 

Jéhovah, prends pitié de ma longue misère.
 

Toi qui, pour demeurer toujours inconnaissable,

Sais effacer ta piste en soufflant sur le sable,
 

Jéhovah, prends pitié de ma longue misère.
 

Toi, pour laisser le monde à sa confusion,

Qui pourvois de martyrs chaque religion,
 

Jéhovah, prends pitié de ma longue misère.
 

Toi pour qui les bûchers flambaient partout naguère,

Toi qui permets la peste et qui permets la guerre,
 

Jéhovah prends pitié de ma longue misère.
 

Toi qui permis parfois, pour nous abuser mieux,

Que Satan se donnât la figure de Dieu,
 

Jéhovah prends pitié de ma longue misère.
 

Toi qui aimes l’Absurde, impose le Mystère,

Condamnes Galilée et fais tourner la terre,
 

Jéhovah prends pitié de ma longue misère.
 

En cette même année 1864, à Bruxelles, à l’occasion d’une conférence de Baudelaire qui fut encore un four noir, un journaliste belge disait au poète : « Il y a dans votre œuvre un côté chrétien qu’on n’a pas assez remarqué… » Quant à l’éditeur Poulet-Malassis, sorti de prison, qui se trouvait lui aussi à Bruxelles et qui était voltairien, il déclarait que Baudelaire « tournait au calotin. »

On aimerait savoir si ces deux personnages avaient eu connaissance des Litanies de Jéhovah et si la lecture de ce poème confirmait ou infirmait leur opinion sur « le côté chrétien » de l’auteur des Fleurs du Mal. (2)
 
 

–––––

 

(1) Les Litanies de Satan, telles que Baudelaire les a publiées dans Les Fleurs du Mal, sont composées de quinze invocations et d’une prière. Il est donc permis de supposer que Les Litanies de Jehovah sont incomplètes puisqu’elles ne contiennent, comme on le verra plus loin, que treize invocations et ne sont terminées par aucune prière.
 

(2) Déjà, dans une lettre adressée à sa mère, le 1er avril 1861, Baudelaire déclare qu’il a prié pendant trois mois pour demander au ciel la force de supporter la vie et de résister à la tentation d’y mettre fin par le suicide. Il ajoute : « J’ai prié qui ? Quel être défini ? Je n’en sais absolument rien. »
 

–––––

 
 

(Jean de Quirielle, in L’Auvergne littéraire, artistique et historique, douzième année, n° 79, troisième cahier 1935 ; cet article a été repris dans Dieu et le diable : œuvre posthume publiée par son fils, Moulins : Éditions des « Cahiers bourbonnais », 1966. Charles Baudelaire, « Autoportrait sous l’influence du haschisch, » dessin à la plume et lavis, rehauts de vermillon, c. 1844-1845)

 
 

–––––