« On vit pendant trois jours errer par le pays cette silhouette famélique au nez corbin, aux jambes torses, à l’œil bigle ; on le vit parcourir les guérets, grimper les vignobles, humer la terre de ses narines en cavernes, évaluer et soupeser mentalement les récoltes. Le troisième jour, il se frotta les mains quand l’ombre des coteaux s’allongea sur la plaine. Elle traçait son champ d’évolution.

Il loua une bicoque meublée, enclavée dans un jardinet, s’y installa et y vécut seul et sans domestique pendant les premiers mois. Il faisait son marché lui-même, discutant, ergotant, rabattant, et se moquant d’être moqué.

De ce moment, les fermes des environs virent fréquemment circuler, de son pas silencieux et précautionné, – on l’en surnomma « Pied de Chat, » – sa silhouette rabougrie de pion souffreteux, et les terres sentirent peser sur elles la lourde convoitise de ce malvoulant.

C’était, cette année-là, une année de vaches maigres. La grêle, le phylloxéra, le mildiou, le rot brun, gris, blanc ou noir, le pourridié, la fumagine, l’oïdium, la cochylis, bref, tous les ennemis de la vigne, semblaient tenir un congrès sur les vignobles du pays, ayant pour objet l’étude du moyen le plus radical pour supprimer le vin et pour ruiner le paysan. Les ligues de tempérance des pays secs ont trouvé beaucoup mieux depuis.

Hourdoul le père était de la race des Thénardier. Rien ne lui paraissait plus favorable à s’engraisser qu’un bon désastre. Il entra dès lors en campagne.

Cachant sa matoiserie sous une allure bonhomme qui allait à sa physionomie comme un ruban bleu au cou d’un caïman, il offrit aux fermiers en dérive le secours de son argent. Dix mille francs, me diras-tu, c’est peu. Exact ; mais outre qu’à l’époque l’argent valait beaucoup, il ne le déboursait qu’à bon escient et par petites doses après l’avoir fait attendre ce qu’il fallait, et lorsque le bonhomme affolé se sentait acculé à la vente et songeait à s’aller noyer, il jouait alors le rôle du terre-neuve et faisait signer au dernier moment à la victime un papier draconien qui la mettait toute vive entre ses mains crochues.

Il daigna, la première année, se contenter de la pauvre récolte, pour les seuls intérêts s’entend. Les papiers furent renouvelés, au taux qu’il fallait, bien entendu. Il installa, dans un pré contigu à la gare et qu’il s’était fait remettre en nantissement par un débiteur malheureux, un chai, sorte de hangar assez vaste, où il emmagasina le vin saisi. Il se fit imprimer du papier à en-tête à Agen, prit une patente et s’instaura négociant. Les mauvaises langues, voire les bonnes, prétendent que la pompe avec laquelle il transvasait ses foudres dans les wagons-citernes était à double effet, et pompait aussi bien, et dans le même temps, l’eau que le vin.

D’abord pied à pied, puis pas à pas, puis à longues enjambées, puis par bonds, il s’enrichit en épuisant l’effort de ses victimes. Le mécanisme était toujours le même et seule la mise en route présentait des variantes. Grâce au papier initial, tout ce que pouvait produire le débiteur passait aux intérêts, et toujours le capital demeurait dû, s’augmentant à chaque renouvellement. Souvent, les intérêts eux-mêmes s’y ajoutaient. Alors – pour aider son débiteur, bien sûr – le Hourdoul achetait la vache ou le cheval… au quart de sa valeur. – Il fallait bien les sortir du pétrin, ces braves gens ! Puis un jour survenait la saisie, puis l’expropriation, puis l’expulsion. Il avait si bon cœur qu’il gardait le fermier et les siens comme métayers… quand ils étaient raisonnables et se contentaient comme salaire du tiers de la récolte et du quart du cheptel né. Il y avait toujours au bout de ses offres une perspective de prison ; il s’était arrangé en conséquence. On acceptait et le fermier devenait serf. Que peut la loi contre un sous-seing privé légalisé, enregistré, timbré ? Les conventions font la loi des parties. Les siennes faisaient la Loi tout court.

Dès qu’il se sentit les reins assez solides, il entreprit un système inédit : par circulaire, il informa les secrétaires de mairie de toutes les communes de France qu’il récompensait de cinq francs – qui faisaient cent sous à l’époque, et qui n’en font guère plus de trente – toute indication lui signalant le décès d’un notable dans la circonscription du susdit. Il s’agissait, y disait-il, d’une œuvre philanthropique ; elle l’était en ceci qu’elle profitait grandement à un homme : lui.

Les secrétaires de mairie ne sont point riches dans les campagnes, et cent sous sont cent sous. Sitôt reçus les nom, prénoms et adresse du défunt, il mettait en gare à sa destination une barrique de gros vin d’encre, baptisé sur la feuille de transport du nom pompeux d’un cru imaginaire ; puis il établissait une facture en conséquence, y joignait la lettre de voiture, expédiait le tout par poste au de cujus, et remettait traite à l’encaissement.

J’ai dit qu’il ne visait que les notables. Ceux-ci laissaient donc en sus des héritiers un héritage. Neuf fois sur dix, ceux-là payaient sur celui-ci et au prix fort la livraison posthume, qui résultait à leur sens d’une commande antérieure au décès. S’élevait-il une contestation ? Hourdoul le père adressait à la famille ses condoléances, ne voulait en aucune façon lui forcer la main, se mettait à la portée de son chagrin ; mais, pour lui éviter des frais de retour, il demandait comme une faveur qu’on voulût bien prendre livraison, moyennant quoi il consentirait sur le prix facturé une « perte » de 30 %. On acceptait et l’on payait. Il ne gagnait dans ce dernier cas que du 150 % ; c’était ce qu’il qualifiait « d’affaire blanche. »

Un jour vint où il se sentit en goût de prendre femme. Il avait mis au point critique un vieux gentilhomme du pays, dont le château dominait la vallée et dont les bons crus, la chasse et les filles d’Agen avaient largement escompté, et au-delà, l’avoir.

Ce gentilhomme avait dans un couvent des environs une fille qui venait, durant les vacances, enfermer sa jeunesse dans les murs épais du castel. Hourdoul l’y vit, trouva que la parure s’alliait au cadre, et fit ses ouvertures au père. Quand Hourdoul demandait quelque chose à quelqu’un, il avait toujours sur lui quelque papier qui ne laissait au sollicité d’autre alternative que l’acquiescement. Le couteau sur la gorge, le gentilhomme céda ; la fille se maria à Hourdoul, et son père, ayant parachevé dans ce bas-monde un assez joli total de sottises, en mourut et bien fit.

Hourdoul devint en conséquence châtelain et « modernisa » le château. Il y a des embellissements qui devaient être interdits par les lois.

Un fils naquit et ce fut bien le sien, quoi qu’on en dît. Il avait son nez creux et vaste, au profil de limier de proie, ses yeux chauves, enfoncés sous des arcades caves, et, par surcroît, une tête d’hydrocéphale sur le front immense de laquelle saillaient les veines comme des cordes, et un tube digestif égratigné par l’entérite, à croire que sa nourrice l’avait exclusivement alimenté dans son jeune âge au moyen de bouillies faites de poudre émeri.

La famille ainsi constituée fut dans les manches du curé, respectée parce que redoutée du maire, haïe de la population rurale. À la majorité du fils, Hourdoul le père possédait à lui seul les trois quarts des terres de la commune et avait barre sur la majorité du reste. On le jaugeait « au son du nez » dans les cinq millions. Si tu as un jour un fils, apprends-lui la chicane : elle nourrit son homme.

Ainsi gorgées, les sangsues tombent. Hourdoul le père abdiqua entre les mains d’Hourdoul le fils la direction de ses affaires, se réservant le seul contrôle de l’emploi des fonds. Les gerfelets ne savent ni voler ni dépecer du premier coup.

Ceci correspondit au début des hostilités de 1914. L’entérite offre à ses victimes certaines compensations exceptionnelles. Hourdoul le fils, surnommé « l’Engoulevent » à cause de son crâne démesuré et de son nez corbin, dut à l’état lamentable de ses petits boyaux une réforme définitive. Il révéla de suite son digne atavisme, avec en sus un sens des affaires d’un modernisme aigu… comme une faux. Il avait au surplus de l’ambition, et son rêve le faisait évoluer au milieu du peuple d’une usine et le conduisit un jour par la voix de ses ouvriers à la représentation nationale de sa circonscription comme candidat socialiste.

Marié comme son père à la fille d’un châtelain des environs, aussi noble que gueux, il assouplit le caractère entier et despotique de la damoiselle avec sa douceur féline doublée de son effroyable et rigide volonté. La chronique du pays prétend que certaines compensations extra-conjugales ne furent pas étrangères à la résignation d’icelle. »
 

(À suivre)

 
 

_____

 
 

(André Armandy, in Le Gaulois, journal de la défense sociale et de la réconciliation nationale, cinquante-huitième année, troisième série, n° 16797, lundi 1er octobre 1923 ; cette nouvelle a été reprise en volume dans le recueil Soho, Paris : Alphonse Lemerre, 1931)