« Tout cela constituait l’unique et passionnante distraction du vieil homme, et il y apportait la même probité qu’en son métier, luttant de ruses à armes égales avec le gibier ; il méprisait les collets et les pièges, considérait comme une traîtrise de suivre un lièvre à la trace de ses foulées dans la neige, et les braconniers n’étaient point ses amis, s’en faut !

Rentré chez lui, il vidait sa carnassière, jamais à plat, sur le coin d’une table, et, tout en graissant avec méthode son antique tromblon, il conversait avec son chien, un vieux bâtard maigre et roux qu’il disait être issu des amours d’une carpe et d’un lapin, et qui lui répondait avec sa queue en cor de chasse, ses bons yeux d’honnête homme et ses longues oreilles douces et tièdes, toutes effiloquées par les ronces et la dent des renards traqués.

Ce fut sur son faible qu’on l’entreprit.

Une première fois, le garde des Hourdoul le manqua de peu. Il avait arrêté le meunier dans le coteau, sur les terres de ses maîtres, un jour de neige, son fusil armé à la main.

« Je regrette, père Courbeyrou, mais la neige couvre le sol, et j’ai des ordres. Je vous dresse procès-verbal.

– Un procès-verbal, à moi, Capitou ? Tu rêves, mon brave ! Ce serait le premier de ma vie. As-tu déjà vu chasser le lièvre ou le perdreau avec des chevrotines de trois à la cartouche ? Regarde mon fusil et fouille mes poches, et s’il y a autre chose que cela, je suis ton homme. Je vais au sanglier, l’ami, et il n’y a pas de temps prohibé pour cela… »

Le garde avait gardé une âme droite de vieux soldat et n’avait point insisté, ce qui lui valut d’ailleurs d’être congédié peu après par les Hourdoul, qui n’admettaient pas d’autre conscience chez leurs subordonnés que la leur propre.

Un autre jour, le père Courbeyrou tira un lapin au creux d’une haie. Le lapin pirouetta. Un cri glaça le cœur du vieux chasseur… Quand il s’y fut précipité, il vit s’enfuir un garnement dont le père, un ivrogne, était homme à tout faire chez l’Engoulevent.

Il s’en fut d’un trait aux communs du château, mais le garçon était couché et le père le reçut à coups de fourche.

L’affaire fut cette fois bien montée et rien ne fut laissé au hasard. Deux médecins furent ramenés en consultation de la ville. Le garnement avait les fesses criblées de plomb, en vérité peu enfoncés et tirés de bien plus loin qu’on ne l’eût cru. On les lui extirpa de sous la peau, on le pansa, et les plombs furent mis sous scellés. Ce ne fut que lorsque le lapin fut pelé et mangé que le père Courbeyrou fut avisé qu’il s’agissait de plombs de 10, alors qu’il était bien certain d’avoir tiré du 7. Depuis quand tire-t-on les lapins avec de la cendrée ? Mais le 7 est déjà rude à recevoir, et le père de la victime s’était contenté de tirer de très loin du 10. Il fut promu maître valet et le procès fut rondement mené.

Les hostilités étaient ouvertes et le meunier s’en convainquit par la défaillance des pratiques, qui préférèrent porter le grain trois lieues plus loin que de se mettre à dos les suzerains.

Quand l’affaire fut passée en correctionnelle, avec une partie civile bien constituée, le père Courbeyrou se trouva à la tête de deux mois de prison avec sursis, qui lui retiraient son permis de chasse, et débiteur d’un total de frais et de dommages-intérêts impressionnant ; tous ses biens furent saisis.

Le ronron des meules se tut ; il y eut une affiche sur la porte du moulin et, par un matin de brume, on alluma les trois chandelles et l’on vendit en bloc. Du premier coup, l’avoué des Hourdoul abaissa la mise à prix de moitié et nul n’osa, durant que les chandelles se consumaient, surenchérir contre un si redoutable acquéreur.

Hourdoul le fils acquit pour quarante mille francs le moulin et ses dépendances. Une chute d’eau non aménagée valait à ce moment mille francs le cheval, et celle du Gers pouvait donner 200 HP et les a donnés depuis.

Tous frais payés, le père Gourbeyrou était bien et définitivement ruiné. Il y eut liesse au château ces temps-là.

Pendant qu’on festoyait là-haut, le négociant Couroubaisse expliqua au pauvre homme effondré qu’étant données les « circonstances fâcheuses, » il ne pouvait plus être question de marier les enfants, et reprit sa parole.

Le lendemain matin, on repêcha dans l’aval du moulin un cadavre boueux, souillé, dont les longs cheveux noirs collés à la figure cachaient les traits. Quand on les écarta, un marinier emmena bien vite par le bras le vieux meunier pour l’éloigner, mais il se dégagea, et regarda.

C’était sa petite-fille, sa seule joie, qui s’était périe. Tout son beau rêve était brisé, et elle allait être mère, la pauvre enfant ! Les vieux grands-pères sont de mauvaises duègnes quand les jeunes sont accordés, s’aiment, et que le fiancé repart pour la guerre…

Le fils Couroubaisse se fit simplement tuer, pour protester contre son père, en l’apprenant. »
 

*

 

« La mort de sa dernière affection tua le cœur du vieux meunier. Une terrible et blanche colère fit trembler ses mâchoires, et lui, qui n’avait jamais pratiqué que l’amitié, connut la haine. Il tailla dans un saule un gourdin noueux, fit un grand signe de croix au-dessus des eaux glauques, siffla son chien, et oncques ne le revit jamais dans le pays.

Les Hourdoul triomphants prirent possession. Des entrepreneurs vinrent qui firent sauter des pierres, taillèrent les autres, rebâtirent dans le roc du moulin, aménagèrent. Un jour vint où la turbine tourna, et ses pignons actionnèrent des poulies de transmissions qui firent vrombir deux dynamos.

Le conseil municipal vota une subvention, les rues et les maisons s’entrecroisèrent de fils, et l’on eut l’électricité. L’usine aussi fut électrifiée, ce qui retira de la main-d’œuvre et fit connaître le chômage à ceux qui avaient abandonné la terre.

Or, à quelque temps de là, le contremaître chargé de surveiller les appareils de l’ancien moulin n’avait pas, à huit heures du matin, donné le courant de mise en route. Appelé au téléphone, il ne répondit pas.

Recherches faites, on le trouva dans la salle de commande des réseaux, barricadé, claquant des dents, à demi-fou de peur, et l’on eut toutes les peines du monde à l’en sortir.

Quand, à force d’alcool, on l’eut remis, il conta que, vers onze heures de la nuit, au moment où il venait de fermer le régulateur de débit et d’arrêter ainsi la turbine, les dynamos, et partant la lumière, il avait vu monter les marches de l’escalier, venant de l’ancienne salle abandonnée des meules, une sorte de bête terrifiante, qui tenait à la fois du crocodile et de la salamandre, avec une peau noire, lisse et luisante, une gueule grande ouverte, et deux énormes yeux phosphorescents…

De saisissement, il en avait laissé choir sa lanterne qui s’éteignit. De la salle où il s’était tapi, il avait entendu son pas mou et clapotant tourner, virer, puis tout était rentré dans le silence. Pour rien au monde, il ne retournerait à ce poste. Il s’en fut le jour même pour la ville.

En dépit des railleries des Hourdoul, la légende se réveilla dans les mémoires. Une vieille grand-mère au chef branlant, à la face ridée comme une pomme d’hiver, raconta des histoires d’autrefois qui firent frissonner le pays. Tant et si bien que les Houdoul, bien qu’incrédules, firent, pour rassurer l’opinion, draguer le bief.

On en retira force vase où grouillaient d’énormes anguilles ; des feuilles pourries, des branches mortes, lourdes d’eau, de vieux souliers, des os noircis par un long séjour dans la vase, et ce fut tout. Mais de bête de moulin, point.

Un autre, ne craignant ni Dieu ni diable, prit la place moyennant un fort salaire. Un mois durant, il tint, malgré plusieurs alertes :

Un soir, sur les dix heures, la lumière s’éteignit. Il bondit de son logis à la salle des dynamos où se trouvait le tableau de distribution. Le grand commutateur était fermé, et sa poignée d’ébonite pleine de vase. Sur le bâti d’une dynamo, une sorte de patte, large comme une main d’homme, mais palmée, avait laissé son empreinte vaseuse. Il fouilla le moulin – ou du moins le dit – et ne trouva rien.

Une autre nuit, on frappa à sa porte… C’était un bruit mou, assimilable à celui que ferait un paquet de linge mouillé lancé sur une planche. La porte ouverte, il n’avait rien trouvé. Sur la porte, la lueur clignotante de sa lanterne lui révéla l’empreinte humide et fraîche de la large patte palmée.

Un autre soir, – il frissonnait en le contant, – quand il regagna sa chambre, vers minuit, l’empreinte de la patte s’étalait au beau milieu de son miroir.

Et toujours rien ! Portes et fenêtres étaient barricadées et, de la bête, nulle autre trace ! Il ne dormait plus que d’un œil, son fusil en travers de lui.

Enfin, un dernier soir, pendant qu’il dînait, la turbine s’arrêta net, au risques de briser les dents en bois de ses pignons et de fausser tous ses pivots. Dans le bief amont, un gros remous se produisait dans l’amoncellement de feuilles mortes que la grille de fer, qui barrait le bief d’amenée, empêchait de pénétrer dans la turbine. »
 

(À suivre)

 
 

_____

 
 

(André Armandy, in Le Gaulois, journal de la défense sociale et de la réconciliation nationale, cinquante-huitième année, troisième série, n° 16799, mercredi 3 octobre 1923 ; cette nouvelle a été reprise en volume dans le recueil Soho, Paris : Alphonse Lemerre, 1931)