Le train de marchandises 628-E-8 dérailla à l’endroit précis où le cantonnier m’avait signalé le mauvais état de la voie. J’eus le rare bonheur de contempler ce spectacle du jardin de ma villa, sise à quelque deux cents mètres de là.
Le train comprenait, entre autres wagons, cinq plateformes transportant les cages de la ménagerie Van Stinvekenskerque, d’Amsterdam. On put entendre une exécution magistrale de la Symphonie du désert. L’une des cages s’ouvrit. Il en émergea une tête ornée d’un bec vociférant et d’une paire d’yeux phosphorescents de terreur, suivie d’un long cou plissé et poilu, semblable à une brosse à bouteilles. Une vigoureuse paire d’ailes toutes battantes, coincées dans les débris, les firent voler en l’air, et une autruche jaillit.
Devant l’espace libre, elle fonça, pointant la tête, droit sur ma villa, écarquillant avec vélocité les compas de ses pattes fourchues, les volutes de son panache caudal bousculées par la course.
Mais que portait-elle donc sur le dos ? Une sorte de vase effilé… Non, plutôt un sac noir et blanc en équilibre instable… Ma parole… on dirait… Eh ! parbleu, oui, un pingouin !
Sans doute, au passage de l’autruche à travers les décombres de la ménagerie, le pingouin, décagé, s’était agrippé de ses moignons huileux au dos de l’échassier libérateur et le chevauchait, tel un singe ivre…
L’autruche, déjà, traversait ma haie, qui pliait sous son élan et se refermait derrière elle. L’oiseau, d’un arrêt brusque, fichait sa tête comme un javelot dans un massif de cytises et ne bougeait plus, ses pieds ancrés dans le gravier. Quant au pingouin, continuant le mouvement, il décrivait en l’air une lourde parabole bigarrée de noir et de blanc, traversait en vol plané toute la longueur du jardin, enfilait la fenêtre ouverte de mon bureau. Les aboiements furieux de Rip, que j’avais laissé endormi sur mon fauteuil, m’attirèrent dans la pièce, où se jouait un drame renouvelé des pôles.
Le pingouin avait donné en plein dans ma corbeille à papiers, qui culbuta et se retourna sur lui comme une cage, vers laquelle Rip s’était rué. Le pingouin s’y tenait coi, menaçant d’un bec en tire-bouton l’ennemi à quatre pattes qui menait un boucan forcené, mais se tenait prudemment hors de portée.
Rip enchaîné, je parvins, grâce à une politique de douceur et de violence savamment dosées, à interner l’autruche et le pingouin dans la buanderie.
Et, ma foi, je décidai de garder ces deux pensionnaires pour ma distraction, le temps que durerait mon séjour à la campagne.
Le souvenir des périls encourus en commun scella entre mon autruche Castor et mon pingouin Pollux une amitié touchante. Ils ne se quittaient pas, mangeant au même plat, buvant à la même écuelle, dormant sur la même paille, comme dit le vieux poème norvégien. Aux heures de sorties, dans le jardin, l’échassier dandinait la majestueuse indécence de son derrière paré de cent plumes à vingt louis l’une. Et à dix pas, l’antarctique chaloupait, cul-de-jatte nègre en habit noir et gilet blanc.
Le problème de leur nourriture me donna d’abord quelque souci. Après des essais plus ou moins heureux, j’offris à Castor de la brique pilée, et je m’entendis avec le cafetier du bourg pour approvisionner Pollux de glace. Les oiseaux trouvèrent le régime à leur goût et engraissèrent rapidement.
Il y avait des à-coups. L’autruche était sensible au froid, le pingouin souffrait de la chaleur. Je sacrifiai en faveur de l’une mon ancien manteau d’artilleur, un peu pisseux, sous lequel elle avait grand air, l’allure d’un grand seigneur qui eût, par distraction, coiffé son derrière de son chapeau à plumes. Et de temps à autre, je plongeais le pingouin dans ma baignoire où j’avais fait dissoudre un kilo de gros sel.
Somme toute, entre mes trois bêtes (Rip ayant fini par flairer amicalement les deux intrus), je passai des vacances pleines d’agrément. Les frais furent peu importants au début, mais Castor, à force de bouffer des briques, eut bientôt digéré tout le revêtement de la buanderie, dont il ne demeura que la charpente. Le dallage de la cuisine y passa ensuite, et quelques tuiles empruntées au toit du voisin. Après une discussion avec celui-ci, je dus me résoudre à morceler des bouteilles vides, puis la verrerie de mon buffet, enfin les vitres. Au prix actuel, je m’y fusse ruiné. Je recouvrai le prix de la pension sur l’autruche d’une façon ingénieuse. De temps à autre, je saupoudrais sournoisement de poivre rouge son postérieur. Se tortillant de manière ridicule, elle fouillait rageusement de son bec parmi les plumes coûteuses qui l’ornaient avec tant d’inutilité, et en faisait choir deux ou trois que je recueillais soigneusement. Je les revendis un bon prix.
D’autre part, le cafetier ayant élevé le prix de la glace qu’il me fournissait pour Pollux, je dus vendre mon phonographe au curé, qui n’avait personne pour tenir l’harmonium. Mais j’appris la mandoline à mon pingouin, dont les ailerons agiles firent merveilles, et, par les longues soirées d’automne, il fit passer des heures exquises au mélomane endurci que je suis.
Je vois avec regret approcher le terme de mes vacances. Aucun propriétaire, aucun concierge ne toléreront que j’emmène dans mon appartement ces deux bêtes familières. Me séparerai-je d’elles de façon pratique ?… Le pingouin ne me donnerait qu’un court-bouillon saumâtre… Et c’est plutôt l’autruche qui serait d’estomac à m’avaler…
Connaissez-vous des amateurs ? Mon pingouin est pacifique, propre, un peu cérémonieux, bon musicien ; il remplacerait au besoin une dame de compagnie auprès d’une vieille personne qui ne tiendrait pas à ce qu’on lui lût de journal. Je rétrocéderais avantageusement mon autruche au Muséum. Elle n’a plus de plumes au derrière, mais cela ne nuit pas à son prestige si l’on évite de la regarder de dos. D’ailleurs, il serait facile de lui adapter un postiche en imitation.
On pourrait aussi tenter des expériences sur le croisement de ces deux espèces, qui ont eu jusqu’alors peu d’occasion de se fréquenter, mais dont je crois avoir démontré la parfaite compatibilité d’humeur. J’hésite à faire moi-même les essais, car je discerne mal le sexe des bêtes. Pourtant, il y a un mâle et une femelle, la chose est sûre : l’un d’eux pond, de temps en temps, mais l’autre boulotte aussitôt les œufs dont je ne retrouve, le matin, que des traces impossibles à identifier. C’est dommage… Une progéniture hybride offrirait bien des avantages ; quel appât pour les explorateurs polaires que des pingouins à plumes frisées ! Et combien une autruche sans pattes serait plus facile à attraper, pour les chasseurs d’Afrique !

–––––
(Constant-Louis Müller, « Les Contes du Journal du Peuple, » in Le Journal du Peuple, sixième année, n° 16, dimanche 16 janvier 1921. « Fortunately some Penguins Arrived on the Island, » gravure d’après Stanley Berkeley, in Chatterbox, 1902 ; « Promenade à cheval à l’époque où ce noble quadrupède n’était pas encore suffisamment inventé, » lithographie de Gilloy, d’après Alfred Grévin, in Les Filles d’Ève, album de travestissements plus ou moins historiques, Paris : Eugène Plon, 1850)

