« Examen fait, trois barreaux de ladite grille avaient été écartés et les feuilles, s’engouffrant dans la couronne mobile, avaient coincé les aubes et bloqué la turbine. Cela nécessita deux jours d’interruption pour démonter et nettoyer. Le gardien du moulin exigea de l’augmentation, qu’on lui donna.
Vint la crue de la Garonne.
Son flot refoula celui du Gers, qui déborda ; le barrage fut noyé, l’eau monta dans les salles basses du moulin, dont la nappe limoneuse isola les bâtiments de la terre ferme. Le gardien demeura quatre jours séparé du monde, quatre jours pendant lesquels personne n’osa lui porter secours, car on avait, dit-on, vu serpenter dans un remous la crête dorsale et la queue plate de la bête. Il y a toujours, dans ces cas-là, des gens pour voir ce qui échappe aux yeux du commun des mortels. Le gardien ne savait pas nager, et son bachot s’était brisé sous la poussée du courant contre les piles du moulin. Ce furent pour lui quatre nuits de transes inénarrables, perché dans la chambre haute et entendant houler contre les murs la ruée formidable des eaux de la crue.
Il n’en sortit, les eaux baissées, que pour demander son compte et filer.
Du coup, ni prime ni prix n’y firent : personne ne voulut plus occuper la place. Ni menaces, ni promesses ne vinrent à bout de l’entêtement borné et superstitieux de la population. Les femmes avaient retrouvé dans leur mémoire tout un tas de griefs, oubliés ou tus, contre les suzerains. On n’était pas très loin de voir en tout cela une fatalité dirigée par le ciel, et la bénédiction qu’y vint, sur la demande des Hourdoul, donner le curé, n’y fit point.
Il y eut un nouveau conseil chez les Hourdoul, mais cette fois on n’y rit pas. Il y fut arrêté que le père et le fils, afin d’encourager les postulants, donneraient l’exemple et passeraient la nuit dans le moulin. On y porta des victuailles et du champagne, on posta aux issues deux gardes, fusils chargés, avec mission de tirer sur tout ce qui tenterait de franchir le seuil, et les deux hommes s’enfermèrent. »
*
« La nuit s’écoula lentement ; quart par quart, demie par demie, heure par heure, le temps s’égrena à l’horloge de l’église lointaine.
À onze heures, heure réglementaire, le ronflement de la turbine se tut et la lueur des lampes mourut.
« Rien de nouveau ? dit une voix à travers les épais panneaux de la porte de chêne.
– Rien, » répondirent les deux gardes.
Un murmure de voix rassurées et railleuses s’éloigna dans l’intérieur du bâtiment. Le quart, puis la demie sonnèrent.
Tout à coup, il y eut un cri… un cri unique, un cri extra-humain qui figea les deux gardes et fit couler l’eau de leur peau… On eût dit que le cri sortait de l’eau, et qu’il venait du fond de l’eau sous le moulin !…
Des coups frappés de l’intérieur firent trembler la porte.
« Qu’est-ce que c’est ? Qu’y a-t-il ?
– Nous ne savons ! dirent les gardes.
– Cherchez, fouillez ! Il faut savoir, et tirez s’il le faut ! »
Les gardes, le fusil en arrêt, fouillèrent les entours. Cela dura un bon moment.
Soudain, deux cris – humains ceux-là – vrillèrent la nuit, aussitôt suivis de quatre coups de feu confondus, cris et détonations venant de l’intérieur… Et puis… plus rien !
Rien ! Ni les coups frappés par les gardes, ni les appels angoissés qu’ils lancèrent par la serrure n’attirèrent la moindre réponse. Ils n’étaient point poltrons, et cependant ils n’osèrent entrer.
Lorsque, au petit jour, ayant racolé les passants matinaux, ils se décidèrent à enfoncer la porte à coups de bûches, les gens horrifiés virent ceci :
Dans la vieille salle des meules, contre le mur, coulé sur lui-même, la face exsangue, les yeux grands ouverts, les mains incrustés dans la paroi comme s’il avait voulu s’y enfoncer, Hourdoul le père, dit « Pied de Chat, » était raidi dans un effroyable spasme de terreur… mort !
Un peu plus loin, accroupi derrière le bâti d’une meule, recroquevillé sur lui-même et comme rétréci, la tête enfouie entre ses coudes et ses genoux, Siméon Hourdoul, le fils, dit l’Engoulevent, bavait sur ses chaussures, l’œil atone et la face inerte… fou !
La dalle de pierre d’une des anciennes vannes était levée et rejetée sur le côté. Sur le ciment, les pattes boueuses de la bête et la traînée limoneuse de son abdomen avaient laissé leurs traces jusqu’à deux mètres d’eux, puis les pattes montaient l’escalier du grenier, puis plus rien…
Une des portes-fenêtres du haut, celle d’aval, était ouverte. »
*
Hervé vida d’un trait sa bolée de café fumant additionné de calvados. Le père Anthelme coupait dans la miche de minces tranches qu’il distribuait ensuite aux deux chiens affamés. Sur le toit, le vacarme de la pluie avait fait trêve.
« Sut-on jamais ? demandai-je.
– Saura-t-on jamais ? dit Hervé. J’ai cru savoir : à force de fouiller, j’ai trouvé dans un coin du grenier, lorsque j’y fus, sous un tas poussiéreux de vieux sacs hors d’usage, une tête en carton, criblée de plombs de chasse, une tête comme on en promène dans les processions ou les cavalcades, suivant que l’on veut représenter le dragon de Saint-Georges ou la Tarasque. Il y avait aussi une paire de larges gants, tout maculés, auxquels on avait cousu une sorte de membrane en étoffe qui reliait les doigts écartés entre eux… une palme ; enfin, une longue traîne taillée dans un vieux caoutchouc noir, découpée en dents de scie, frangée, souillée de boue.
J’ai cru pouvoir reconstituer, ou plutôt supposer quelque chose : l’homme – car ce fut un homme, n’est-ce pas ? – pénétrait dans le moulin par le couloir aval des vannes, desséché depuis l’installation de la turbine. Il grimpait le long de la nervure de la vanne en s’aidant des trous de la poutre, ceux où s’encastrait le levier, pour y planter à tour de rôle un échelon.
Arrivé en haut, il dut, cette nuit-là, passer d’abord la tête de carton par le trou de la dalle soulevée d’en dessous. Le cri avait déjà créé son atmosphère, et la tête surgissant fit le reste. Les fusils déchargés, il dut se recoiffer du cartonnage et se hisser.
T’imagines-tu cette tête boueuse, aux pattes flasques battant le sol, se traînant et rampant vers toi dans la demi-obscurité de cette salle diabolique, alors que ton système nerveux est déjà détraqué par une suite d’événements qui t’ont préparé et mis au point ?
Je pense aussi qu’il n’omit pas de barbouiller les yeux de carton de l’animal avec la détrempe d’une ou deux boîtes d’allumettes phosphoriques. Cela fait un effet suffisamment émotionnant dans les ténèbres quand on n’y est pas préparé.
Je suppose aussi, car en tout ceci ce ne furent que suppositions, qu’il gagna ensuite le grenier, d’où il put surveiller les gardes, et que, dès que ceux-ci le lui permirent, il se laissa couler le long d’une corde double qu’il engorgea dans la poulie extérieure, celle avec laquelle on montait les sacs, et qu’il la dépassa ensuite du bas pour la jeter enfin dans la rivière. Quand je dis : je suppose… je suis à peu près sûr, car je l’y ai trouvée longtemps après, en faisant des sondages.
Le prêtre est revenu pour bénir le moulin. Le marchand de grains qui l’acheta a fait dire des messes pour le repos des âmes. Depuis, nul ne revit la bête.
– Et le cri ? » demandai-je.
Hervé Le Gonidec sourit.
« Ah ! oui, le cri. Eh bien, cela aussi peut s’expliquer. Sais-tu comment fait le butor pour faire sortir des eaux ce cri trouble et unique en son genre avec lequel il appelle la butorde aux temps où ils s’en vont nicher et procréer ? Non, tu ne le sais, parbleu… Un Parisien ! Eh bien, il plonge au fond de l’eau son long bec et il chante. Le secret est là. Essaie d’en faire autant avec un verre de lampe dont le petit bout trempe dans l’eau et au travers duquel tu brames, et si tu ne fais pas dresser les pores de ceux qui t’entendent dans la nuit, c’est qu’ils auront les nerfs solides ! »
Notre vieil hôte tirait avec méthode sur sa bouffarde rougeoyante.
« Pas vrai, père Anthelme ? » dit railleusement mon ami, en parlant haut.
Le père Anthelme cligna ses yeux rusés, souffla sa fumée, puis répondit sans s’émouvoir :
« M’est avis que les râles courront les genets demain matin, car le vent est calme. »
Dehors, il pleuvait des étoiles plein le ciel nettoyé, et leur reflet versait des vermicules de feu dans l’eau tournoyante et glauque du bief. Et je m’imaginai voir grimacer dans un remous le masque apocalyptique de la bête.
FIN
_____
(André Armandy, in Le Gaulois, journal de la défense sociale et de la réconciliation nationale, cinquante-huitième année, troisième série, n° 16800, jeudi 4 octobre 1923 ; cette nouvelle a été reprise en volume dans le recueil Soho, Paris : Alphonse Lemerre, 1931)


