In principio…

 
 

Il y a peut-être très longtemps de ça, dans l’ombreuse forêt où les eucalyptus dressent leurs têtes géantes, où les lianes s’enchevêtrent inextricablement, où les hommes jamais n’ont mis le pied, s’étale une immense clairière, circonscrite, de tous côtés, par une végétation puissante, sauvage, plusieurs fois centenaire.

Dans ce trou perdu, se dresse une sorte de cahute bizarre, primitive, faite de troncs d’arbres énormes, entassés instinctivement, en forme de muraille, en forme de toit.

Habitent là depuis des ans un gorille et sa femelle. À cette heure où le soleil d’or, surplombant la clairière, l’illumine comme un fond de puits, ils sont là, lui et elle, vautrés dans leur océan d’herbes, faisant la sieste, béats.

Ce couple est beau. Lui est grand prodigieusement, fort en muscles, terrible ; Elle est plus finement taillée, presque svelte.

Le mâle, qui a des charges, pense à l’avenir, à la chasse qu’il faudra faire pour manger ce soir. Elle ne voit pas si loin. Fainéante, les paupières mi-closes, elle prend son bain de soleil, en créature sans souci, dont la vie est tracée d’avance.

Au fond, cette femelle s’ennuie. Son gorille est un brave mâle qui, depuis près de cent ans qu’ils vivent ensemble, l’aime toujours. Avec lui, elle n’a jamais manqué de rien. Mais voici qu’il commence à vieillir ; elle se sent bien jeune encore – soixante-quinze ans à peine, l’âge critique pour elle ; – et, de jour en jour, son gorille se fait moins tendre. Il est bon toujours, mais d’une bonté paternelle d’où la passion s’écoule peu à peu et elle voit avec terreur, la femelle, devenir plus fréquentes les nuits où, inquiète, tourmentée, nerveuse, elle s’agite sur sa couche de feuilles sèches sans que s’interrompent pour cela les ronflements sonores et chastes du mâle.

Elle a, devant cet horizon calme, des ambitions vagues, des révoltes charnelles mal refoulées, et, glissant un regard de travers, presque dédaigneux, sur son compagnon qui sommeille déjà, la femelle s’ennuie…
 

*

 

Brusquement, les deux singes se redressent. Ils viennent d’entendre un bruit de feuilles froissées derrière leur muraille de verdure. En effet, écartant les branches d’un arbuste, un de leurs semblables pénétrait dans la clairière, s’arrêtait d’abord, surpris, et finissait par s’avancer vers eux, à petits pas, prudemment. – Le gorille, inquiet, marcha droit sur l’intrus. – À dix pas l’un de l’autre, comme ils se regardaient fixement, ils poussèrent à la fois un double hurlement de satisfaction et, se rapprochant, s’accolèrent en une étreinte monstrueuse.

La femelle regardait cela sans y rien comprendre, les mains longues battant les genoux, dans une attitude d’hébétement.

Le gorille avait reconnu dans le nouvel arrivant un chimpanzé de ses amis, un camarade de jeunesse, avec qui, gamin, il avait fait ses fredaines ; et son cœur de bête avait des tressaillements joyeux.

Tous les trois se mirent sur leurs quatre pattes, et les présentations se firent très simples, sans pose. Seul, le chimpanzé se dandinait avec des grâces d’animal qui a été dans le monde et qui sait le respect qu’on doit aux femelles. – Tout de suite, la gorille le trouva très drôle.

Ce n’était pas qu’il fût beau ; non. – Sale de la poussière du voyage, atrophié par son existence loin des bois, le poil râpé, il avait un air misérable ; il ressemblait à un homme. Mais sa laideur, il la portait avec élégance, et ses petits yeux brillants clignotaient de façon très impertinente.

Il promit de conter ses aventures, au repas du soir, dont le gorille, en bon hôte qui veut fêter dignement le retour d’un ami, s’occupait déjà. Aussi, dès qu’on eut refait connaissance, alla-t-il se mettre à l’affût dans la forêt.

Mais avant de s’éloigner, il eut – le digne mâle – la bonsingerie de se pencher à l’oreille de sa compagne et de pousser un grognement qui voulait évidemment dire :

« Un frère, tu sais. – Ne va pas lui faire la moue, au moins ! »
 

*

 

Quand le gorille fut parti, le chimpanzé et la femelle devisèrent de choses et d’autres, en leur langage. Lui conta ses voyages : il dit comment, tout jeune encore, il avait été pris par de petits animaux très laids – des singes dégénérés, quoi ! – qui l’avaient entraîné chez eux, dans un pays mesquin, où les arbres, très rares, étaient grands comme les roseaux d’ici, et où les habitants logeaient dans des cabanes en pierres blanches superposées. Là, on l’avait enfermé, dans une boîte à jour, dite cage, où tous venaient le considérer curieusement, comme des bêtes qui n’ont jamais rien vu.

Elle l’écoutait avec une attention complaisante, ravie d’entendre conter ces aventures extraordinaires, faisant claquer, en signe de joie, ses deux mâchoires l’une contre l’autre, très coquette déjà avec ce savant étranger.

Même, commençant à comprendre la pudeur, elle baissa chastement les yeux quand le chimpanzé lui apprit que les femelles de là-bas, étriquées, mal bâties, chétives, n’avaient pas de poil sur le visage, qu’elles montraient ainsi leur face toute nue. Positivement, elle ne pouvait croire à ce détail.

Mais lui, le cœur affamé par un siècle de jeûne, émoustillé par le voisinage de cette splendide et forte créature, sentait grandir les germes des idées mauvaises que la civilisation avait jetés en lui ; des désirs lâches, honteux, rapportés du pays de pierre, lui secouaient le corps de frissons fiévreux. Et pour achever de captiver cette adorable femelle, dont il avait envie, il poursuivait son récit, expliquait son évasion, faisait, pour la charmer, des grimaces horribles, bouffonnes, bêtes, des grimaces d’homme.

Elle se laissait aller à un rire nerveux, qui déchaussait ses dents longues et blanches ; peu à peu, elle sentait s’envoler toutes ses tristesses et des langueurs inconnues s’infiltrer dans son être. Elle ne s’ennuyait plus, la gorille – oh ! non – avec ce diable de chimpanzé.

Alors lui, croyant l’heure venue, se pencha, et, doucement, ainsi qu’il l’avait vu faire, de ses grands bras noueux, lui enserra la taille ; et comme, dans une dernière rébellion de sa conscience, elle se dégageait de son étreinte, mollement, il appela tous ses souvenirs à son aide et, voulant appliquer jusqu’au bout les principes de ses descendants abâtardis, il leva la main, pour cogner…
 

*

 

Mais sa main ne retomba point. – Une pression sur l’épaule, lourde comme un roc, le força à s’agenouiller. – C’était le gorille qui était là, le gorille qui avait tout vu, tout compris, et qui, féroce, crispait ses longs doigts dans un geste d’étranglement.

Le chimpanzé se sentit perdu, mais il voulut quand même lutter et, après un effort dans lequel il mit toute sa force, se trouva debout devant son adversaire. Le combat s’engagea, acharné, brutal, dans cette solitude. Déjà le gorille, qui avait saisi son ennemi au milieu du corps, l’attirait lentement contre lui pour lui broyer la poitrine lorsque, par un coup hardi, traître, humain, il se sentit culbuté et s’abattit lourdement avec un choc sourd, sur le sol, dans les herbes hautes, où il fit un grand trou. En même temps, le chimpanzé était sur lui, le clouait à terre de son genou et, lui serrant le col, l’étouffait.

La femelle, à deux pas, assise sur son derrière, regardait la scène, tranquillement, sans passion, attendant le vainqueur.
 

*

 

Le jour tombait. Le soleil incendiait les têtes d’arbres de ses rougeurs obliques. La forêt, après la chaleur accablante du jour, semblait s’éveiller. Sous les effluves d’un vent tiède, les feuilles se penchaient, comme pâmées ; des insectes géants traînaient leur ventre paresseusement dans la poussière ; les reptiles autour des arbres avaient des enlacements lascifs et les oiseaux de toute espèce, sur toutes les branches, sifflaient des gazouillis amoureux.

Alors, tandis que le vieux gorille, étendu de tout son long, les membres roidis par les affres suprêmes de la mort, lançait un regard vitreux à ce grand ciel qu’il ne verrait plus, près de lui, au cœur de cette forêt bruissante, dans cette grandiose nature en rut, la veuve et le chimpanzé, avec des grondements rauques, s’accouplèrent.
 
 

 

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(Jules Bobillot, « Les Tueuses d’hommes, » in La Revue critique, journal hebdomadaire, deuxième année, n° 8, dimanche 25 février 1883 ; in L’Étoile de France, journal républicain quotidien, troisième année, troisième série, n° 244, mercredi 7 mars 1883 ; in L’Impartial, journal du soir, troisième année, troisième série, n° 222, mercredi 7 mars 1883. « Gorille, » lithographie de Raimundo Petraroja, 1863)