Ce qu’en pense l’auteur
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Cette pénombre de l’au-dedans, mon esprit s’y trouve accoutumé. Il s’y retranche même volontiers pour s’abandonner aux spectacles, intimes et nuancés, de la mémoire ou de l’imagination ; mais quand, obéissant à l’avide poussée des concepts vers les aspects et les formes, je tente précisément de représenter les horizons de mon royaume intérieur, il me faut reconnaître que la seule couleur appropriée est celle des ténèbres. Ainsi, sur les théâtres d’illusions, un rideau noir est-il l’ordinaire toile de fond des visions fantastiques et la cachette des machinistes. Mais, ici, qui se cache ?
Les « rationalistes » déclarent qu’à moins d’être un homme du moyen âge, je dois me croire seul, positivement seul, dans une cellule individuelle. Ils n’ont d’ailleurs à me promettre que la mort définitive au fond de ma crypte. Et si, d’aventure, quelque personnage mystérieux surgissait de la zone sombre, non muni d’un sauf-conduit par mes souvenirs ou par ma fantaisie consciente, je serais invité à le tenir pour un vain fantôme, pour mon reflet infidèle et facétieux.
Les « mystiques » m’assurent d’un au-delà dont les sentiers d’accès s’ouvrent nécessairement dans le même domaine intérieur ; ces voies étroites, reste à les découvrir au sein de l’obscurité environnante. Il est des pèlerins que la foi, l’oraison, les vertus ont doués d’une vue surhumaine ; d’autres qui, tel l’ermite du Tarot abritant une lanterne sous sa cape, prétendent s’avancer aux lueurs d’un enseignement ésotérique. Or, saints et mages s’accordent sur un point : cette nuit n’est qu’un vestibule, mais un vestibule d’épreuve, périlleux, mal famé ; les monstres de l’âme y guettent toute défaillance, et même les plus redoutables projettent souvent leurs tentacules hors du repaire.
Depuis les origines, ces drames aux lisières de l’Érèbe, ces combats sur les deux rives de son fleuve livide, ont suscité une immense et perpétuelle rumeur, faite de mille et mille récits enchevêtrés. On affirme, on nie, on dispute. Les rires fusent et sont coupés de cris de cauchemar. De féeriques légendes reçoivent tout à coup l’aval d’un fait nouveau, relaté par câblogramme.
Selon une tradition, le plus parfait de ces ouvrages fut arraché au subtil Asmodaï lui-même par le roi Salomon, et son mérite était incomparable, puisqu’on y trouvait notamment le catalogue de tous les démons, avec le caractère de chacun, son sceau particulier, la mention de ses actes et de ses ravages, enfin, les contre-sceaux et les formules propres à le réduire. Sans doute, les décrets divins ne pouvaient-ils laisser longtemps une telle arme entre des mains humaines, car ces pages semblent bien perdues. À peine savons-nous encore déceler l’existence des antiques adversaires, entrevoir en de rares circonstances le passage de l’un d’eux, et nous serions fort en peine de reconstituer, de mettre à jour le vénérable recueil. Néanmoins, le désir me hante de contribuer modestement, par l’apport de quelques feuillets, à cette tâche colossale et hypothétique, tant je m’émerveille de certains faits plus ou moins récents que l’on m’a rapportés et qui paraissent vraiment marqués par les sceaux des démons.
C’est m’exposer à encourir, auprès des sceptiques intransigeants dont je parlais tout à l’heure, le reproche de puérilité. En l’occurrence, ma tentation est vive d’emprunter ostensiblement à des systèmes scientifiques en crédit quelques clefs bien éprouvées, quelques symboliques lumières grâce à quoi une visite aux sous-sols de la conscience et à leur faune hagarde prendrait tout de suite l’apparence de sérieux désirable : d’autant que ces lieux, où s’abritent les grands secrets de notre vie, offrent une architecture si capricieusement compliquée que des yeux non avertis sont enclins à y voir un simple agencement de mélodrame. Mais ce luxe de précautions et de préparatifs ôterait beaucoup de son charme à l’étrange promenade. Réflexion faite, je ne me munirai d’aucune lampe. Je préfère me guider sur ces seules lueurs qui grouillent vaguement aux propylées d’un autre monde.
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LE LIVRE
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Un long récit et trois nouvelles composent le livre fantastique de M. Jean-Louis Bouquet.
Le « Visage de Feu, » titre collectif, est donné par le premier récit. Les nouvelles portent les enseignes suivantes : « Assirata ou le Miroir Enchanté, » « Alouka ou la Comédie des Morts, » enfin « Le Piège aux Âmes. »
Fantastique, ce recueil ? Il l’apparaîtra certainement à ceux dont la connaissance littéraire ne se borne pas à une norme spirituelle. Nous sommes quelques-uns à tenir pour essentiel l’apport d’Hoffmann, d’Edgar Poe et de Cazotte au patrimoine de l’insolite. Pour d’autres, le travail actuel de M. Jean-Louis Bouquet restera, sans doute, lettre morte. Plaignons ces derniers qui peuvent ainsi traverser la vie sans se douter que le mystère du monde est d’une autre importance que sa réalité.
Ce n’est pas par hasard que les surréalistes ont su parfois « suspendre » leur matérialisme philosophique pour entrevoir le monde qui s’agite de l’autre côté du grand miroir.
Après la publication du « Visage de feu, » M. André Breton a bien voulu faire connaître son approbation au nouveau romancier de « Pénombres interdites. »
Il n’est jamais aisé de rapporter brièvement un récit fantastique. On ne résume pas l’insolite avec des mots et des expressions courantes. On n’évoque pas l’état second avec une langue connue. Bornons-nous donc à indiquer la teneur très brève de chaque nouvelle.
« Alastor ou le Visage de feu » est un récit fait par un témoin normal d’un roman démoniaque, dans un cadre rustique. À la possession infernale, il faut adjoindre l’obsession d’un être qui, à l’âge de onze ans, assassina son père. Le témoin croit d’abord à une folie collective jusqu’au jour où le héros meurt de la même mort que son père et que le visage d’une vieille peinture lui confirme la présence du démon Alastor.
« Assirata ou le Miroir enchanté » est le roman d’une victime du métempsychisme. Dans un cercle d’occultisme, un jeune poète se borne à une activité alimentaire jusqu’au jour où un membre de la société rapporte, d’un séjour en Proche-Orient, un miroir magique. Des manifestations fluidiques montrent à l’indifférent un visage qui fut peut-être le sien autrefois, il y a très longtemps. Du moins le croit-il. Il se persuade qu’alors il était un grand esprit auquel l’univers entier rendait hommage. Fou d’orgueil à la suite des révélations du miroir, le jeune garçon part à la recherche de son ancienne ombre. Même s’il redevient ce qu’il croit avoir été, au cours des siècles lointains, l’aile du démon sera toujours sur lui et l’accompagnera jusqu’à la mort.
« Alouka ou la Comédie des morts » relate l’incroyable désir d’un médium (retiré des affaires) de voir mimer par des comédiens les scènes d’une aventure infernale. Il mourra de mort violente à la fin d’une longue représentation. Sans doute est-il dangereux d’engager une familière de Satan pour jouer la comédie aux hommes.
Le délégué de Satan parmi les humains, dans le « Le Piège aux Âmes, » est Asmodaï. Celui-là est bien plus connu des lecteurs. De l’Histoire sainte à M. François Mauriac, ses exploits ont souvent été évoqués. Ceux rapportés ici par M. Jean-Louis Bouquet sont du genre paysan. Nous assistons à une évocation des puissances infernales dans un grenier de village. Asmodaï se manifeste sous l’aspect d’un homme pâle. Bien entendu, sa victime meurt. Reste à savoir si son âme sera sauvée.
Quatre récits, quatre démons, quatre victimes. Allons, les additions présentées par Lucifer ont toujours été très élevées ! Mais les hommes n’y sont-ils pas pour quelque chose ? Le commerce entretenu par Gérard de Nerval avec les êtres de l’au-dedans était de nature à hâter un certain miracle poétique ; mais à quel prix !
L’ultime épisode de « La Rue de la Lanterne » nous montre combien le jeu est dangereux.
Je ne sais ce qu’il adviendra de M. Jean-Louis Bouquet, mais il me semble que sa non-croyance est parfaitement fausse. C’est plutôt une attitude. Il est clair qu’il s’est longuement initié aux pratiques. Sa science est réelle, son livre nous le prouve. À sa place, je préférerais faire amende honorable sur-le-champ. Mais, tout compte fait, ceci le regarde.
En ce qui concerne la littérature, son livre est d’une qualité essentielle. Je crois, en effet, que M. André Breton a raison de voir en cet auteur un légitime descendant des conteurs inquiétants de l’Europe romantique. Pour ma part, je crois devoir ajouter que M. Jean-Louis Bouquet doit quelque chose à Ann Radcliffe : son sens de la fabulation dans le mystère.
Pour les hommes du XXe siècle, parfaitement blasés, entièrement revenus de tout, c’est un point strictement littéraire et important.
(Le « Visage de feu » est édité chez Robert Marin, un volume de 235 pages. 480 fr.)
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D’abord être littérateur
L’AUTEUR
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On ne peut guère prétendre que M. Jean-Louis Bouquet soit à l’image de ses démoniaques héros. On chercherait vainement sur son visage des traces de flammes infernales. Bien au contraire, tout est douceur le long d’un nez mélancolique. M. Jean-Louis Bouquet, au cours d’un entretien, ne m’a pas caché qu’il ne croyait ni au diable, ni à la magie. Les présomptions ? Peut-être. En tous cas, il est certain qu’il est fort méfiant vis-à-vis des différents mystères du monde et qu’il n’entend pas y exercer un autre rôle que celui de littérateur.
C’est là une position spirituelle à laquelle les athées peuvent parfaitement adhérer. Il n’est point nécessaire d’évoquer ici « Le Pari » de Pascal, ni davantage les craintes d’un Max Jacob sans cesse tourmenté. On ne saurait éternellement se mettre à l’abri de certaines références. Pourtant, il m’a semblé que M. Jean-Louis Bouquet était sincère dans l’absolu, mais pas dans le détail (plus exactement : certain détail de sa vie calme et laborieuse). Son amour forcené des chats (comme je le comprends !) indique, qu’on le veuille ou non, un fort penchant au mystère. J’ai cru devoir lui affirmer que les félins voyaient dans l’air des choses qui échappaient aux humains. Il m’a répondu négativement, mais avec une telle mollesse que j’ai facilement deviné une très formelle opposition entre son assertion et sa pensée. Les chats, cela est flagrant, appartiennent aux six mille six cent soixante-six légions que Satan entretient en sa grande chaudière. Tout le monde sait bien que le péché d’orgueil habite l’âme des chats. Caressez-les et dites-moi que vous n’avez jamais ressenti une présence électrique. C’est encore Satan qui se manifeste sous la douceur d’une caresse.
Donc M. Jean-Louis Bouquet aime les chats. Où je le prends encore en flagrant délit de satanisme, c’est que cet amour existe, on le sait de plus en plus, chez M. Paul Léautaud. M. Paul Léautaud n’est-il pas un suppôt de l’Enfer ? C. Q. F. D.
Avant de succomber à la plus horrible des tentations, Jean-Louis Bouquet a fait beaucoup de journalisme du temps que l’époque était belle. Il fut en même temps l’un des pionniers du cinéma, appartint avec Henri Fescourt, à l’équipe de « Ciné-Roman. » Tout cela, sous des pseudonymes divers.
Diable et cinéma
À propos de cinématographe (dixit Cocteau, mais d’abord Apollinaire), l’écrivain se méfie beaucoup des opinions « un peu à l’emporte-pièce. » D’abord, il exprime son mépris, puis il le dément. Il agit, en somme, vis-vis du septième art comme à l’égard du diable. Non, il n’y a pas de diable ; non, il n’y a pas de cinéma. Et puis… Et puis, il a rencontré quelques visages intéressants dans les studios et il lui paraît difficile de condamner l’ensemble d’une faune alors que certains éléments ont droit à son estime (sinon son indulgence).
« D’ailleurs, ajoute-t-il, si jusqu’à présent les circonstances ne m’ont pas permis de faire œuvre bien valable et surtout bien « personnelle, » je ne désespère pas de voir le vent tourner.
Qui sait même si ma tentative littéraire ne me sera pas propice en ce sens ? Indirectement d’ailleurs, car je vous avoue qu’en écrivant les quatre nouvelles qui composent « Le Visage du feu, » j’étais loin du cinéma. Et je ne crois pas, malgré certaines assimilations faciles (visuel = ciné), que ce soient là des thèmes faciles. »
Je ne suis pas de cet avis. Je pense au contraire que le satanisme a sa place dans le septième art. Lucifer a déjà été vedette à l’écran. Le cinéma n’est-il pas un art digne de son infernal génie ? Allons, allons, là encore il nous tient sous sa coupe et c’est là un immense royaume. Sa fourche est tout simplement remplacée par les sourires et les effets de jambes des étoiles. Mais, au bout du compte, nous sommes toujours damnés.
Face aux légions d’enfer
« Le Visage de feu » est le premier ouvrage (sérieux, il le dit lui-même) de Jean-Louis Bouquet. Il en prévoit trois autres. Si la vie lui est clémente, il espère bien les achever. Il convient toutefois de se méfier. Entre nous, je ne suis pas certain que l’écrivain ne se soit mis dans un bien mauvais cas. Il attaque les légions d’enfer. Ce qui est son droit. Mais Satan n’est pas « homme » à ne pas se venger. Cela me paraîtrait d’ailleurs fort injuste, car le prince des ténèbres a été particulièrement patient avec nous depuis quelques siècles.
Il est vrai que nos mauvaises actions étaient d’ordre apocalyptique et que le livre de M. Jean-Louis Bouquet ne concerne que des âmes étrangères à tout cela.

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(Pierre Berger, « Le Livre de la semaine, » in Paris-Presse, L’Intransigeant, huitième année, n° 1984, vendredi 4 mai 1951)

