Une expérience manquait encore à la gloire de l’hypnotisme : on ne s’était pas avisé jusqu’ici de suggérer à un homme qu’il est guillotiné et de noter scrupuleusement ses impressions pendant l’exécution. On se demande pourquoi l’École de Nancy n’a pas encore eu l’idée de tenter cette expérience ; elle trouverait un précurseur dans cette voie en la personne du célèbre peintre belge Wiertz, dont Bruxelles a pieusement conservé la mémoire dans son Musée Wiertz.

Wiertz n’était pas un adepte des sciences occultes ; il était mû par un sentiment généreux, non par une vaine curiosité ; la question de la légitimité de la peine de mort le préoccupait, et il était péniblement hanté du désir de pénétrer les mystères du supplice de la guillotine.

Est-il vrai que l’exécution ne dure qu’un instant ? Que pense, que ressent le condamné au moment où le couperet fatal tombe sur son cou ?

Ces questions obsédaient l’esprit du peintre.

Wiertz était intimement lié avec le médecin de la prison de Bruxelles, M. M…, et le docteur D… qui s’occupait d’hypnotisme il y a déjà trente ans ; ce dernier avait souvent endormi le peintre en qui il trouvait un sujet merveilleux.

Avec l’assentiment du médecin, M. Wiertz obtint la faveur de pouvoir se cacher, avec son ami le docteur D… sous la guillotine, à la place où la tête du supplicié devait rouler dans la corbeille.

Wiertz s’entraîna de la façon suivante pour mieux remplir son rôle quelques jours avant l’exécution ; il se fit endormir à plusieurs reprises par le docteur D… qui lui suggéra de s’identifier avec différentes personnes, de lire leurs pensées, de pénétrer dans leur âme et dans leur conscience pour éprouver les sentiments qui les agitaient.

Wiertz s’acquitta fort bien de cette mission délicate.

Le jour de l’exécution, dix minutes avant l’arrivée du condamné, Wiertz, le docteur D… et encore deux témoins se placèrent sous la guillotine près de la corbeille, mais de façon à ce que le public ne pût se douter de leur présence. Le docteur D… endormit le peintre, puis lui suggéra de s’identifier avec le criminel, de suivre toutes ses pensées, d’éprouver toutes ses sensations et d’exprimer à haute voix les réflexions du condamné au moment où le couperet toucherait son cou ; enfin, il lui ordonna, quand la tête tomberait dans la corbeille, de s’attacher à pénétrer dans ce cerveau pour analyser ses dernières pensées.

Wiertz s’endormit immédiatement.

Les quatre amis comprennent au bruit des pas sur leurs têtes que le bourreau amène le condamné… Le supplicié monte sur l’échafaud ; encore un instant, et la guillotine aura accompli son œuvre.

Wiertz manifeste un trouble extrême et supplie qu’on le réveille ; l’angoisse qui l’oppresse est intolérable. Mais il est trop tard… Le couteau est retombé…

« Que sentez-vous ? Que voyez-vous ? » demande le médecin.

Wiertz se tord dans des convulsions et répond en gémissant :

« Un éclair ! La foudre est tombée… Oh ! horreur ! Elle pense ! Elle voit !

– Qui pense ? Qui voit ?

– La tête ! Elle souffre horriblement. Elle sent, elle pense, elle ne comprend pas ce qui s’est passé… Elle cherche son corps… Il lui semble que son corps va la rejoindre… Elle attend toujours le coup suprême… Elle attend la mort… la mort ne vient pas !… »

Pendant que Wiertz prononçait ces horribles paroles, les témoins aperçurent la tête qui tombait dans le sac pour aller échouer au fond de la corbeille. La tête du condamné, les cheveux en bas, le cou sanglant en haut, la bouche ouverte, les dents serrées, les regardait. Les artères palpitaient encore à la place où le couteau avait passé, et une pluie de sang jaillissait, inondant le visage, les yeux et les cheveux.

Wiertz continuait à se lamenter.

« Ah ! quelle est cette main qui m’étrangle ?… Une main énorme, impitoyable… Oh ! ce poids qui m’écrase… Devant mes yeux, je ne vois plus qu’un gros nuage rouge… Mais je me délivrerai de cette main maudite !… Ah ! lâche-moi, monstre… Mais c’est en vain que je m’accroche à lui de mes deux mains. Mais qu’est-ce que je sens ?… Une plaie béante… Mon sang qui coule… Je suis une tête coupée !… »

Ce n’est qu’après ces longues souffrances, qui durent lui paraître une éternité, que la tête du guillotiné eut conscience qu’elle était séparée du corps…

Wiertz s’était assoupi de nouveau ; le docteur recommença ses questions.

« Que voyez-vous ? Où êtes-vous ?

– Je vole dans l’espace, répondit le peintre, comme une toupie lancée dans le feu… Mais suis-je mort ?… Tout est-il fini ?… Si l’on me collait de nouveau à mon corps ?… Oh ! hommes, ayez pitié de moi, rendez-moi mon corps ! Je vivrai encore… Je pense encore… Je sens encore… Je me rappelle encore tout… Voici mes juges dans leurs longues robes rouges… J’entends ma condamnation… Ma malheureuse femme ! Mon pauvre petit bébé… Non, vous ne m’aimez plus… Vous m’abandonnez… Si vous vouliez me coller à mon corps, je serais de nouveau avec vous… Non, vous refusez… Tout de même, je vous aime bien, mes pauvres chéris… Laissez-moi vous embrasser encore une fois… Quoi, petiot ?… tu pousses des cris effarés… Oh ! malheureux, je t’ai couvert les mains de mon sang… Oh ! quand est-ce que cela sera fini ?… Fini ? le criminel n’est-il pas condamné à un supplice éternel ?… »

Comme Wiertz prononçait ces mots, les assistants crurent remarquer que les yeux du guillotiné s’ouvrirent tout grands, avec un regard empreint à la fois d’une indicible souffrance et d’une prière ardente.

Le peintre continuait ses lamentations :

«  Non ! non !… La souffrance ne peut durer toujours… Dieu est miséricordieux… Tout ce qui appartient à la terre s’efface devant mes yeux… J’aperçois dans le lointain une petite étoile brillante comme un diamant… Oh ! qu’on est bien là-haut !… Comme je sens le calme pénétrer dans tout mon être… Quel bon sommeil je vais faire… Ah ! quel ravissement !… »

Ce furent les dernières paroles du peintre ; il dormait encore, mais ne répondait plus aux questions du médecin. Le docteur D…s’approcha de la tête du guillotiné et toucha le front, les tempes, les dents ; tout était froid. La tête était morte.

L’expérience sinistre du peintre belge a été racontée avec plusieurs variantes. M. Larelez en donne une version dans la biographie de Wiertz, et une collaboratrice des Novosti vient d’en publier une autre.

Je me suis attaché à conserver ce que ces deux récits renferment de plus frappant et à en donner une analyse fidèle. Se trouvera-t-il un amateur d’émotions fortes pour renouveler l’expérience de Wiertz ?

Ce serait en tout cas une curiosité plus saine, plus instructive surtout, que celle qui ameute la foule autour des échafauds les jours d’exécution capitale.

Il est peu probable que le peintre Wiertz trouve des imitateurs parmi les coureurs de « dernières, » comme les appelle spirituellement un de nos confrères ; il est beaucoup plus pénible d’entrer dans la peau du guillotiné, que de regarder tranquillement M. de Paris tailler avec élégance cette chair palpitante.
 
 

 

–––––

 
 

(Michel Delines, in Le Figaro, trente-septième année, troisième série, n° 40, lundi 9 février 1891 ; in La Presse, journal républicain national, cinquante-cinquième année, nouvelle série, n° 980, mardi 10 février 1891 ; in Le National, cinquante-quatrième année, n° 9773, mardi 10 février 1891 ; in Le Progrès journal républicain quotidien, trente-deuxième année, n° 11243, mardi 10 février 1891 ; sous le titre : « Expérience extraordinaire, » in Le Petit Troyen, journal quotidien républicain, démocratique, régional, onzième année, n° 3834, mercredi 11 février 1891 ; anonyme, in La Gazette du Centre, journal quotidien, organe de la défense sociale et des libertés publiques, onzième année, n° 41, mercredi 11-jeudi 12 février 1891 ; in Le Petit Courrier, neuvième année, n° 35, mercredi 11 février 1891 ; sous le titre : « Interview avec une tête coupée, » in Le Petit Midi, journal politique quotidien, mercredi 11 février 1891 ; anonyme, sous le titre : « Terrible Suggestion, » in L’Union républicaine, journal de la Démocratie de Saône-et-Loire, douzième année, n° 3862, mercredi 11 février 1891 ; sous le titre : « Une Expérience extraordinaire, » in Le Petit Clermontois, organe républicain progressiste du Centre, septième année, n° 43, jeudi 12 février 1891 ; in Le Grand Écho du Nord et du Pas-de-Calais, soixante-treizième année, n° 44, vendredi 13 février 1891 ; sous le titre : « Guillotiné par persuasion, » in L’Avenir du Tarn, journal de la république réformatrice, treizième année, n° 3341, vendredi 13 février 1891 ; anonyme, in La France, édition régionale Bordeaux et Sud-Ouest, mardi 17 février 1891 ; « Variété, » in Le Radical algérien, dixième année, n° 2996, mardi 17 février 1891 ; in Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, quarante-septième année, n° 49, mercredi 18 février 1891 ; anonyme, sous le titre : « Curieuse séance d’hypnotisme, » in La Dépêche du Puy-de-Dôme et des départements du Centre, quatrième année, n° 50, vendredi 20 février 1891 ; in Le Petit Lorrain, supplément agricole, littéraire, scientifique, historique et anecdotique de la Gazette de Lorraine, neuvième année, n° 8, dimanche 22 février 1891 ; sous le titre : « Suggestion macabre » et la signature de « Z., » in Revue comique normande, dixième année, n° 16, samedi 18 avril 1891 ; in Le Petit Lorrain, supplément illustré de la Gazette de Lorraine, douzième année, n° 19, dimanche 13 mai 1894 ; in Le Mercure aptésien, journal de l’arrondissement d’Apt, cinquante-cinquième année, n° 3760, dimanche 20 mai 1894 ; in Le Littoral illustré, sixième année, dimanche 27 mai 1894 ; « Variétés, » in Journal d’Indre-et-Loire, quatre-vingt-dix-septième année, n° 138, vendredi 15 juin 1894 ; « Variétés, » in Le Petit Troyen, journal quotidien républicain, démocratique, régional, quatorzième année, n° 5229, lundi 20 août 1894 ; in Das Elsass/L’Alsace, dix-septième année, n° 19, jeudi 9 mai 1895 ; in L’Union des Républicains de Seine-et-Oise, journal républicain départemental, huitième année, n° 346, dimanche 1er mars 1896 ; in Le Progrès spirite, organe de propagande de la doctrine spirite, huitième année, n° 22, jeudi 20 novembre 1902 ; « Notes et souvenirs, » in Le Petit Parisien, supplément illustré, vingt-et-unième année, n° 1047, dimanche 28 février 1909. Antoine Wiertz, « Une Tête coupée, » huile sur papier, sd ; « Pensées et visions d’une tête coupée, » triptyque – Volet gauche : Première minute. Sur l’échafaud. Centre : Deuxième minute. Sous l’échafaud. Volet droit : Troisième minute. Dans l’éternité, huile sur toile, 1853)