Né en 1905, Raoul de Warren appartient à une famille irlandaise fixée en France au XVIIIe siècle. C’est probablement à cette lointaine ascendance celte qu’il doit sa très riche imagination, son goût du mystère et sa curiosité très vive pour le merveilleux sous toutes ses formes qui caractérise son œuvre. Après de fortes études, – il cumule les diplômes de docteur en Droit, de licencié ès Lettres, de lauréat de l’École des Sciences politiques, – il commença par s’orienter vers les travaux historiques. En 1928, son livre sur « L’Irlande et ses Institutions politiques » fut couronné par l’Institut et lui valut le Prix « Michel Perrin. » Dès 1933, il se sent attiré par la littérature et il commence par écrire des nouvelles étranges et angoissantes dont plusieurs, parues dans les hebdomadaires et revues de l’époque, remportèrent un vif succès. La guerre, au cours de laquelle il fut grièvement blessé, puis l’occupation vinrent interrompre son activité littéraire et ce n’est qu’en 1945 qu’il reprend la plume. Il fait d’abord paraître en 1947 un livre curieux où se retrouve son double penchant pour l’Histoire et pour le mystère : « Énigmes et Controverses historiques – Les Prétendants au trône de France » (Édit. S. G. A. F.) et qui se lit comme le plus passionnant des romans. Enfin, en janvier 1950, il publie sa première œuvre policière : « L’Énigme du Mort vivant » (Édit. Bordas) où il fait revivre la troublante figure de Cagliostro, livre qui reçut de la part de la Critique un accueil particulièrement élogieux, qui a déjà été reproduit par plusieurs journaux et publications et que, pour notre part, nous tenons pour un des meilleurs romans policiers que nous ayons lus dans la production française récente.
Raoul de Warren a écrit deux autres romans de la même veine : « Le Village assassin » et « La Clairière des Eaux mortes, » le premier devant paraître prochainement en librairie. Il termine actuellement un nouveau manuscrit dont le titre est tout un programme : « La Bête de l’Apocalypse. » – « Mystère-Magazine » est heureux de présenter aujourd’hui un récit inédit de cet auteur, récit qui sort du domaine policier ou criminel proprement dit, pour entrer dans celui du fantastique et de l’étrange. Nous ne nous interdisons pas de vous inviter à y faire un tour de temps en temps. Nous pensons que vous ne nous le reprocherez pas puisque, fidèles à notre titre, nous restons toujours dans le vaste domaine du « mystère. »
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Quand cela s’était produit pour la première fois, c’était en 1927. Cela avait duré deux jours.
Deux jours, ou plutôt deux nuits au cours desquelles, recroquevillé dans son lit, il avait griffonné les pages du petit carnet acheté pour treize sous à la librairie voisine.
Puis, libéré, il avait repris la vie quotidienne, la vie monotone et bête, sans grande émotion, sans grande joie et sans grande tristesse… la vie.
Quand cela s’était produit pour la deuxième fois, c’était en 1931.
Cela l’avait saisi brusquement, à la gorge, à la suite d’une lecture qui l’avait bouleversé.
Il avait passé une nuit blanche, suivie de beaucoup d’autres, puis était venue la fatigue, la fatigue stupide qui vidait sa pauvre tête si complètement qu’il lui semblait ne plus rien pouvoir exprimer.
Et pourtant, il n’avait pu se dérober à l’impérieuse nécessité d’écrire qui le talonnait implacablement.
Un soir, n’en pouvant plus, il s’était endormi, un crayon et un bloc de papier posés sur une table à portée de sa main.
Au matin, en s’éveillant, il avait constaté que le papier était couvert de son écriture hachée et nerveuse.
Le fait s’était renouvelé plusieurs fois, puis, peu à peu, l’existence avait repris son cours et, insensiblement, le souvenir de cette deuxième crise s’était estompé dans l’oubli.
La troisième avait été plus brève, mais plus violente encore. Elle s’était passée au printemps de 1933.
Se trouvant seul au début d’un après-midi, il avait attiré à lui quelques feuilles de papier blanc et il s’était mis à écrire.
En commençant chaque phrase, il ne savait comment elle se terminerait. En commençant chaque paragraphe, il ignorait quelle en serait la fin. Il n’aurait même pas pu dire s’il composait une histoire, car il aurait été bien incapable d’en indiquer le sujet. Il écrivait presque mécaniquement, comme si un être invisible lui eût dicté les mots qui, les uns après les autres, s’alignaient sous sa plume.
Quand il eut fini, le soir était venu et il était brisé de fatigue.
Or, aujourd’hui, 29 décembre 1933, c’était la quatrième fois que l’esprit soufflait en lui, la quatrième fois que l’angoisse venait et que s’éveillait au plus profond de son être cet étrange besoin : écrire.
Cette fois-ci, cependant, cela ne l’avait pas happé comme précédemment. Depuis des jours, des semaines et même des mois il avait senti grandir insensiblement ce désir impérieux. Encore un peu de temps, quelques heures peut-être, et il faudrait recommencer le calvaire de ces nuits où, rivé à sa table de travail dans la souffrance de l’effort imposé et subi, il écrivait.
Alors, il se révolta.
Pendant que c’était encore possible, peut-être parviendrait-il à se libérer de l’obsession.
Il n’avait pas le courage de lutter, mais il pouvait fuir, fuir son petit appartement de jeune homme, fuir sa table de travail, son stylographe et les feuilles blanches tentatrices, fuir au loin, bien loin, dans un de ces endroits où la civilisation n’a pas encore inventé ces raffinements qui permettent à l’homme de coucher ses idées en noir sur blanc sur du papier.
Il descendit dans la rue.
*
Au froid vif de la veille avait succédé une température plus douce et la neige s’était mise à tomber à flocons serrés.
Où aller ?
Il ne savait pas au juste, n’ayant pas eu le temps d’y réfléchir, tant sa décision avait été prise rapidement. Machinalement, il s’engagea dans la première rue à sa droite, puis, le col relevé, les mains dans ses poches, le chapeau rabattu sur les yeux pour garantir son visage, il fonça.
Les quartiers se succédaient les uns aux autres, tristes ou gais, populaires ou bourgeois, animés ou respectables.
Peu lui importait ; droit devant lui, il allait, il allait toujours.
Il franchit un pont de chemin de fer, puis un canal ; les lumières des boutiques se firent plus rares. Les toits des maisons paraissaient moins hauts, la rue devenait de plus en plus sombre et mal éclairée.
Puis il n’y eut plus de trottoirs.
Puis il n’y eut plus de pavés.
Puis il n’y eut plus de maisons.
Alors, seulement, il s’aperçut qu’il avait quitté la ville, traversé tous les faubourgs et qu’il était arrivé dans la campagne avoisinante.
Sur la route couverte de neige, dont le ruban blanchâtre allait se perdre dans l’obscurité, il se tenait maintenant immobile, en proie à une étrange hésitation.
Allait-il persévérer dans sa folle entreprise ?
Ne ferait-il pas mieux de retourner tranquillement d’où il venait et de réintégrer le cadre normal de sa vie, fut-ce même au prix de ce qu’il avait voulu fuir ?
Pourtant, un sentiment nouveau commençait à naître en lui : l’envie de connaître en quoi pouvait consister cet inconnu qui se présentait, la curiosité de goûter, lui aussi, à l’aventure.
Dans l’impossibilité où il se trouvait de prendre une détermination, il biaisa :
« Je vais encore marcher pendant une demi-heure, décida-t-il. Si, d’ici là, aucun fait n’est survenu pour me donner une indication quelconque, je reviendrai. »
Et il reprit sa marche silencieuse, ses pas ne faisant aucun bruit sur le tapis ouaté.
L’appel strident d’une sirène retentit dans le lointain, puis brusquement un faisceau de lumière inonda la route ; derrière lui, une automobile venait. Bien vite, elle l’eut dépassé ; de nouveau il fut plongé dans l’obscurité.
Il était arrivé à un tournant qu’il devina, plutôt qu’il ne le vit, mais la dernière lueur de la voiture qui disparaissait là-bas lui indiqua le chemin à suivre.
À force de patauger dans la neige, il sentait l’humidité traverser ses chaussures ; le froid commençait à le gagner et il éprouvait maintenant un désir extrême de rentrer chez lui et de mettre fin à cette stupide escapade.
Pourtant, il s’était juré à lui-même de continuer droit devant lui pendant une demi-heure ; quoi qu’il arrivât, il ne retournerait vers la ville que lorsque ce temps serait écoulé.
Rapidement, il consulta le cadran lumineux de sa montre-bracelet. Encore une dizaine de minutes. Allons, il n’y en avait plus pour bien longtemps.
C’est alors que, pour la première fois, il lui sembla ne plus être seul sur la route obscure ; aucune lumière n’apparaissait cependant, mais il avait l’impression que, tout près de lui, une masse se précisait, plus proche d’instant en instant. Instinctivement, il étendit ses mains devant lui pour s’assurer qu’il n’allait pas heurter quelqu’un ou quelque chose. Il ne rencontra rien et, lentement, un peu angoissé, il continua sa marche.
Bientôt, il allait pouvoir faire demi-tour. Tant pis pour les obsessions dont il allait devenir la proie. Perdu au milieu de cette obscurité, transi de froid et de fatigue, elles lui paraissaient beaucoup moins redoutables et il arrivait à penser, presque avec plaisir, à sa table de travail.
Un dernier effort.
Soudain, il s’arrêta. L’impression de masse, toute proche, venait de le pénétrer pour la seconde fois.
Les deux bras tendus devant lui, il fit encore quelques pas, obstiné. Ses doigts heurtèrent une matière dure, froide, et une inquiétude irraisonnée l’envahit.
Quelques instants, il demeura là, sans oser faire un mouvement, ne voulant pas reculer et ne pouvant se décider à avancer par crainte de l’obstacle qu’il devinait devant lui.
À nouveau, sa main tâtonna dans l’obscurité : c’était un mur. Afin de mieux se rendre compte, il alluma son briquet et, à la lueur de la petite flamme bientôt éteinte par un souffle de vent, il put voir une porte cochère dans l’épaisseur de la muraille.
À droite et à gauche, également des murs.
Il était au fond d’une impasse.
Par terre, sur la neige molle, on pouvait discerner des traces de pneus.
Il comprit alors son erreur. Trompé par la lumière de l’automobile qui l’avait dépassé tout à l’heure, il avait quitté la grande route et s’était engagé à la suite de la voiture dans une allée particulière. Maintenant, il se trouvait devant la poterne d’accès de quelque propriété des environs de la ville.
La demi-heure était écoulée, mais sa lassitude était extrême, et la perspective de refaire en sens inverse le chemin parcouru ne le tentait guère. Après tout, pourquoi ne pas demander l’hospitalité pour la nuit aux habitants de cette demeure ?
Pour la seconde fois, il battit son briquet à la recherche d’une indication quelconque.
Une croix, profondément gravée dans le bois de la porte et surmontée d’un monogramme religieux, lui apprit qu’il se trouvait à l’entrée d’un monastère.
Un couvent ! Lieu accueillant s’il en fût. Il n’y avait plus à hésiter.
Et, saisissant la corde qui pendait dans l’encoignure, il la tira violemment.
Un bruit de cloche fêlée retentit et, presque aussitôt, des pas se firent entendre de l’autre côté du mur. La porte s’entrouvrit et un vieux moine apparut, une lanterne à la main. Sans mot dire, il s’effaça pour laisser pénétrer l’arrivant.
Celui-ci allait formuler sa requête, mais il n’en eut pas le temps. Le frère lui avait tourné le dos et s’éloignait maintenant à travers la cour d’un pas alerte et sautillant, persuadé sans doute qu’il était suivi.
« Hé çà, mon ami, ne vous sauvez pas, s’il vous plaît ; je ne suis pas celui que vous semblez attendre. »
Mais, là-bas, le petit vieux continuait son chemin, tout en balançant sa lanterne, comme s’il n’avait rien entendu.
Il avait atteint le bâtiment principal et, dans quelques secondes, la cour allait être replongée dans les ténèbres. En quelques foulées, l’inconnu le rejoignit et, lui touchant légèrement le bras :
« Vous faites erreur, reprit-il ; je ne suis pas celui que vous croyez ; je m’appelle James, vous m’entendez, James Kennedy. Pourriez-vous m’héberger jusqu’à demain ? »
Le moine le regarda d’un air étonné, puis, sans répondre, il franchit le seuil du monastère.
James eut un mouvement de recul.
Allait-il le suivre dans ce couvent trop hospitalier ?
Mais il fallait absolument qu’il essayât de se faire comprendre du portier, manifestement sourd, et, à son tour, il entra dans la maison.
Alors, une sorte de poursuite étrange commença. James, guidé par la lumière, suivait à courte distance son bizarre introducteur, mais chaque fois qu’il était sur le point de le rejoindre, celui-ci semblait disparaître brusquement derrière une tenture ou dans un corridor latéral.
À plusieurs reprises, il crut même avoir perdu sa trace et, l’espace d’une seconde, se trouva seul dans l’obscurité ; mais la lanterne reparaissait presque aussitôt à l’angle d’un couloir ou dans l’embrasure d’une porte, comme si le petit vieux prenait un malin plaisir à guider James vers quelque but mystérieux.
L’inquiétude commençait à saisir celui-ci, mais, engagé comme il l’était, il ne pouvait plus revenir en arrière.
Presque malgré lui, tel un papillon attiré par la flamme d’une bougie, il continuait de suivre le seul être humain qui parût vivre dans cette immense demeure.
Enfin, la lumière s’arrêta. Le vieux moine venait de faire halte devant la porte de la chapelle. Il l’entrouvrit, puis, se retournant vers James, il l’invita du geste à pénétrer dans le sanctuaire.
À l’intérieur régnait une pénombre qui n’était dissipée que par quelques cierges placés à droite et à gauche de l’autel.
Dans l’allée centrale, tout près du chœur, se trouvait une sorte de brancard sur lequel paraissait étendue une forme humaine recouverte d’un drap.
On pouvait deviner confusément dans les stalles les moines en prières, tandis que de la galerie supérieure où se dissimulait un orgue, une mélodie très douce montait, montait, puis allait se perdre dans la sonorité des voûtes profondes.
James, immobile sur le seuil, considérait ce lieu avec étonnement.
Cependant, la musique s’affaiblissait graduellement ; les sons devinrent insensiblement plus doux, plus légers, les vibrations s’éteignirent les unes après les autres, et tout retomba dans le silence.
Un moine se leva ; d’une voix basse et profonde, il entonna les paroles redoutables :
« Du fond de l’abîme, j’ai crié vers vous, Seigneur.
Seigneur, Seigneur, exaucez ma prière… »
Alors, James comprit que l’on veillait un mort.
*
Le chant était à peine terminé que, de la stalle de droite, un autre cantique s’éleva.
« Aussitôt après ces jours d’affliction, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel et les puissances des cieux seront abolies.
Sur la terre, les nations seront dans l’angoisse et la consternation au bruit de la mer et des flots.
C’est alors qu’apparaîtra dans le ciel le Fils de l’Homme avec une grande puissance et une grande majesté… »
Les voix s’étaient tues, mais les mots résonnaient encore dans l’esprit en désarroi de James.
« Étoiles tombées du ciel… bruit de la mer… Fils de l’Homme… Grande majesté… »
Et voici que, de l’autre stalle, montait à son tour une lente psalmodie :
« Anges du Seigneur, bénissez le Seigneur.
Soleils et lunes, bénissez le Seigneur. »
Une main posée sur l’épaule de James le sortit de sa torpeur. Un moine s’était glissé silencieusement jusqu’à lui.
« Venez, murmura-t-il, dans un souffle ; il est temps d’accomplir votre besogne. »
James n’était pas encore revenu de sa surprise que son interlocuteur s’engageait déjà dans l’allée centrale et remontait vers l’autel.
Ah çà ! était-il devenu fou ? Que signifiait cette histoire invraisemblable ?
Les idées les plus saugrenues se pressaient dans sa tête. Qu’attendait-on de lui ? Pour qui le prenait-on ? Docteur ? Prêtre ou fossoyeur ?
Après tout qu’importait, l’essentiel pour lui n’était-il pas maintenant de savoir ?
Et, à son tour, il se dirigea vers le chœur derrière le religieux, tandis que le cantique continuait à s’égrener :
« Étoiles du Ciel, bénissez le Seigneur.
Pluies et rosées, bénissez le Seigneur. »
Le moine fit une profonde génuflexion, puis s’approcha du brancard.
« Feux et chaleurs, bénissez le Seigneur.
Gelées et froidures, bénissez le Seigneur. »
À peine James avait-il rejoint le religieux que celui-ci se pencha légèrement sur la couche où reposait le mort et souleva un coin du voile.
« Glaces et neiges, bénissez le Seigneur. »
Un effroyable hurlement sorti des lèvres de James, interrompit le chant sacré et retentit dans le sanctuaire.
Il savait maintenant.
Et dans une angoisse folle, dans une épouvante sans nom, il se rua vers la porte et s’enfuit comme un fou pendant que la dernière invocation entendue continuait à marteler ses oreilles comme dans un rêve.
« Glaces et neiges, bénissez le Seigneur. »
Quelques secondes plus tard, il se retrouvait haletant et frissonnant sur la route couverte de neige.
Chose étrange, le ciel si noir tout à l’heure encore, s’était complètement dégagé, et maintenant un clair de lune magnifique éclairait la campagne toute blanche.
James allait reprendre sa course vers la ville, lorsqu’il s’arrêta, saisi d’un tremblement convulsif.
La marée qui montait en lui depuis quelques semaines venait d’atteindre son point culminant. Brusquement, la crise qui se préparait depuis longtemps, la crise qu’il avait essayé de conjurer en fuyant, venait d’éclater avec une violence inouïe.
Instantanément, tout disparut de son esprit, peur, fatigue, désir de regagner la ville, tout disparut pour ne plus laisser en lui qu’une seule pensée, un seul besoin, une seule passion : écrire.
Écrire, sans tarder un seul instant, pour n’être plus seul en face de lui-même, pour sortir de son effroyable solitude, écrire pour mettre quelqu’un d’autre au courant de la terrifiante aventure, écrire…
Ses tempes battaient à grands coups, tant l’angoisse nouvelle qui était en lui était profonde.
Fébrilement, il tâta ses poches, cherchant un papier, sur lequel, comme précédemment, il pourrait jeter pêle-mêle tout ce qui se pressait dans sa tête, tout ce qui voulait sortir et qui lui faisait mal, mal.
Mais il ne trouva rien, pas le plus petit crayon, pas la moindre feuille, et se tordait les mains de désespoir devant son impuissance.
« Glaces et neiges, bénissez le Seigneur. »
Non, cela ne pouvait pas durer, cette souffrance était trop intolérable ; il lui fallait trouver quelque chose, un moyen, n’importe lequel, mais un moyen d’écrire, de se libérer.
Et pendant qu’il retournait cette question dans son esprit, la phrase du cantique des Trois Enfants retentissait toujours à ses oreilles, de plus en plus impérieuse :
« Glaces et neiges, bénissez le Seigneur. »
James sentait sa tête sur le point d’éclater ; dans un gémissement, il tomba à genoux, pendant que ses regards parcouraient l’immense étendue blanche.
Et partout, il lui semblait voir écrit sur la neige la phrase fatidique :
« Glaces et neiges, bénissez le Seigneur. »
Et cette phrase à son tour, comme une vague, montait en lui, submergeant tout.
Soudain, il comprit.
« Glaces et neiges, bénissez le Seigneur. »
C’était là une indication.
C’était là pour lui la solution.
Ce tapis de neige qui s’étendait à ses pieds n’était-il pas la plus merveilleuse des pages blanches qui s’offrait pour y écrire l’histoire effroyable qu’il venait de vivre ?
Alors, une grande allégresse monta en lui.
Rapidement, il saisit son canif, entailla son poignet gauche, puis, avec le sang qui s’échappait de sa blessure, il commença à écrire, en caractères rouge sang sur la neige immaculée : « Quand cela c’était produit pour la première fois, c’était en 1927. Cela avait duré deux jours… »
*
Extrait du journal « La Gazette Régionale. »
« Un drame mystérieux s’est déroulé la nuit dernière aux environs de notre ville.
M. James Kennedy, un jeune écrivain du plus grand avenir, a trouvé la mort dans des circonstances étranges. Son corps a été découvert hier soir vers minuit, près de la porte d’entrée du monastère de Miggelay.
Le malheureux jeune homme portait une profonde blessure au poignet gauche ; l’artère avait été sectionnée et c’est cette hémorragie qui provoqua la mort.
Non loin du corps, on a pu déchiffrer, écrit dans la neige par le mort avec son propre sang, ces mots incompréhensibles :
« Quand cela s’était produit pour la première fois, c’était en 1927. Cela avait duré deux jours. » Et, plus loin encore : « Glaces et neiges, bénissez le Seigneur. »
Les religieux transportèrent le corps dans la chapelle de leur monastère et le veillèrent toute la nuit.
Ils avaient auparavant fait quérir un docteur pour procéder aux constatations d’usage, mais il paraît que, lorsque celui-ci se pencha sur le visage du mort, il poussa un grand cri et s’enfuit épouvanté.
Pareille façon de faire est vraiment inconcevable de la part d’un homme de science.
Le coroner a ouvert une enquête sur les causes du décès de M. James Kennedy. »

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(Raoul de Warren, « Histoire fantastique, » in Mystère-Magazine, n° 39, avril 1951 ; repris in Atlanta n° 12, A. E. L. P, 1967. Charles-Émile de Champmartin, « Tête d’un mort, étude, » huile sur toile, c. 1818-19)

