RÉSUMÉ DU CHAPITRE PRÉCÉDENT

 

Un jeune paysan du Morvan, Jean-Marie Merlou, est amoureux, sans espoir, de sa cousine, la jolie Thérèse. Au retour d’une foire, il trouve sur sa route un mystérieux colporteur, appelé le Biscandard, qui lui a cédé, autrefois, contre un bon prix, une espèce de grimoire où le garçon devait trouver la recette magique pour se faire aimer de sa cousine. Mais la formule s’était avérée inefficace.
 
 

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« C’est ben ! Montez.

Ainsi, j’aurai tout mon temps pour te chanter ma musique, vieux loup-vérou ! » ajouta-t-il en dedans de soi.

Tout en s’approchant d’un pas clopinant, le colporteur pestait contre la chaleur, les mauvais chemins et la clientèle avaricieuse.

« Ces foires ne valent plus rien ; les gens deviennent bêtes. »

Il s’installa enfin, et le gars remit son cheval en marche.

« Alors, Biscancard, vous m’avez reconnu ?

– Ma foi, oui… attends donc… »

Le bonhomme semblait faire un effort de mémoire.

« Je t’ai vendu du coricide… non, une chanson pour rire.

– Foutu voleur ! vous m’avez vendu un plein sac de vent ! » cria le Jean-Marie.

Et il éclata. Le marchand entendit de furieuses litanies ; mais il était probablement habitué à ces manifestations tardives, il ne perdait point contenance. L’air réfléchi, il hochait la tête, émettait des doutes.

« Tu auras opéré gauchement ; ces choses-là sont subtiles. » 

L’autre ne voulait plus s’en laisser conter ; sa colère redoublait. Il prenait tous les bois d’alentour à témoin de ses rancœurs, tandis que l’attelage, à un train inusité, dévorait la route montante. Pour aller de Château-Chinon à Saint-Léger-sous-Beuvray, il faut quitter la vallée d’Yonne, escalader l’épine dorsale du Morvan, se faufiler entre les monts les plus hauts de la province et laisser souvent souffler les bêtes. Or le Jean-Marie en avait encore à dire quand, au pied du Prénelay, les lacets de la route commencèrent à dévaler sur le versant de la Loire.

Le Biscancard s’était résigné, dédaignant de se défendre plus longuement. Le jeune homme, enfin à bout de reproches, se tut, et les claquements de sabots, les grincements des essieux déchirèrent seuls le silence. Déjà les voyageurs avaient dépassé le lieu dit le Puits, où le chemin bifurque. Le colporteur, en s’ébrouant pour chercher sa pipe, fit tomber de sa sacoche une espèce de cordelette noirâtre qui s’accrocha au pied du Jean-Marie. Celui-ci, baissant les yeux, reconnut avec dégoût le cadavre d’une vipère fraîchement tuée. Il allait la jeter sur la route, mais le Biscancard saisit la bête morte, la renfonça dans sa sacoche en murmurant une phrase que le jeune homme entendit mal.

« Vous dites ?

– Que je l’ai assommée tout à l’heure au milieu des roches.

– Et pourquoi vous charger de cette ordure ?

– On peut tirer tant de choses d’une vipère : le cœur, la langue, la cervelle, fins ingrédients magiques !… Mais à quoi bon en parler ? Ce sont trop pauvres recettes pour ton bel esprit. »

Le Jean-Marie jeta sur son voisin un regard déconcerté.

« Vrai, vous prêtez foi à cette cuisine ?

– Je ne veux point te répondre. C’est un louis que je t’ai demandé pour mon livre ; c’est un louis que je vais te rendre. »

Le jeune homme, étourdi par cette largesse, reperdit l’usage de la parole.

Ils roulaient maintenant sur une route dégagée. À leur droite, au-delà d’un val, le Beuvray coiffait le paysage de son immense masse verte ; ce mont n’est pas le plus élevé de la chaîne, mais certainement le plus majestueux et le plus chargé de mystère ; sa cime velue, polycéphale, recèle une ville enfouie, une cité antérieure à la conquête romaine. On y montre une grande pierre, ancien autel sanglant et repaire de la Vouavre, la bête gardienne des palais souterrains. Ces lieux-là en imposent toujours aux Morvandiaux qui, au premier mercredi de mai, gravissent la montagne et vont faire leurs dévotions aux fontaines.

« Tiens ! reprit le Biscancard, en désignant le géant sombre ; si ce vieux voulait parler ! Il en a vu, il en connaît des secrets… »
 

 

La carriole longea le Poirier-au-Chien, qui est une ferme établie à une bonne lieue de Saint-Léger. Dans les parages, il y avait alors deux auberges. Le colporteur déclara qu’il n’irait pas plus loin : lorsqu’il passait dans ce canton, il logeait là à bien meilleur compte qu’au bourg.

« Mais nous quitterons-nous sans trinquer, mon gars ? Tu m’as voituré et je ne veux point, quoi que tu penses de moi, être un mauvais profiteux. À table, je te réglerai ma petite dette. »

Le Biscancard n’entra pas dans le débit, mais contourna la maison à grandes enjambées bancales. Jean-Marie, se laissant guider, se trouva sous des arceaux de lattis surchargés de vigne vierge : un guéridon rustique était planté là, face aux champs et aux pentes boisées.

« Il faut ben jouir des derniers beaux jours. Hé ! la Guerlotte ! Avez-vous encore du vin blanc de Tannay ? N’oubliez point de détacher le jambon, je me sens un estomac d’ogre. »

Jean-Marie commençait à s’inquiéter de ces dépenses : l’autre n’était-il pas homme à s’esquiver le ventre plein ? Mais la cabaretière était habituée à de tels fastes, car elle répliqua :

« Et que diriez-vous de bons crâpiaux, Biscancard ? Je sais que vous les aimez, et j’ai de la pâte toute prête. »

Les crâpiaux ne sont pas, comme on le pourrait croire, de dégoûtants animaux, mais des crêpes de blé noir.

« Nous mangerons les crâpiaux ensuite ! Car tu vas casser la croûte avec moi, fils ! Ne proteste point : à ton âge, on est toujours affamé. »

La cabaretière avait à peine tourné le dos que le colporteur fourra, dans la main de Jean-Marie, vingt francs de bon aloi.

« Chose promise… »

Le garçon en était presque penaud.

« Mais il faudrait que je vous remette le livre.

– Tu as le temps !

– Je ne pourrai point : dans mon dépit, Je l’ai jeté au feu. »

Le Biscancard éleva son regard, ainsi qu’un vrai martyr :

« Tant pis ! Garde l’argent… Ça me fait plaisir de te le rendre ; je t’expliquerai pourquoi. »

L’hôtesse leur apporta de belles tranches de jambon et du saucisson dur. Ils mangèrent dans des assiettes à rébus et le colporteur fit pétiller le petit vin de Tannay.

Sa première fringale passée, le bonhomme contemplait son jeune hôte avec une tendresse insolite.

« C’est Jean-Marie que tu t’appelles ? Eh ben ! Jean-Marie, conte-moi encore une fois comment tu t’y es pris, avec ton cierge et ton talisman… L’affaire me tourmente… »

Sans enthousiasme, le gars s’exécuta ; le Biscancard écoutait, les yeux mi-clos, en connaisseur. Quand le récit fut terminé, il esquissa une moue qui pouvait signifier beaucoup de choses profondes.

« Bon ! Et si la fille désirée s’était tout à coup présentée à toi, sous les étoiles, n’aurais-tu point été en désarroi, Jean-Marie ?

– En désarroi ? Cré nom !

– Ne fais point le faraud ! Songe qu’en un tel moment, la fille est sans âme, le charme l’en a privée. Il faut à l’envoûteux un cœur solide pour l’embrasser ainsi défaite, et s’il perd volonté, gare ! la force se retourne ; un coup à demeurer fous tous deux !

– Sans âme ? dit le Jean-Marie.

– Allons, tu étais mal préparé ; il vaut mieux que ta cérémonie soit demeurée blanche.

– Sans âme ? répéta le Jean-Marie.

– On ne doit point trop exiger ! » répondit doucement le Biscancard.

Le gars demeurait consterné, comme si la Thérèse lui était réellement apparue en démence. Le colporteur tira tout à coup de sa poche un très petit cahier à couverture verdâtre qu’il posa sur la table. En même temps, il saisit la main gauche de Jean-Marie, l’étendit à plat sur l’objet et emprisonna le tout sous ses gros doigts. On eût dit un escamoteur préparant un tour ; son regard s’attachait à celui du jeune homme, impressionné par ces préparatifs subits.

« Pense à celle que tu aimes ! »

Les mains du Biscancard couvraient toujours celles du Jean-Marie.

Enfin, le vieux relâcha son étreinte, ramassa le carnet. Il semblait satisfait de l’épreuve.

« C’est pourtant vrai que je sens en toi une puissance. Si tu voulais vraiment… »

Il n’acheva pas : l’air soucieux, il se mouchait. Le Jean-Marie redevint circonspect.

« Le plus vrai, c’est que Thérèse n’est pas venue ! N’espérez point me faire écouter d’autres bourdes. »

Sans se formaliser, le Biscancard sourit. Son regard vague – vague ainsi qu’il avait été à la foire, alors qu’il écoutait l’inconnu pâle – pourchassait quelque ancien rêve.

« Une fille ! Moi aussi, c’est pour une fille que j’ai commencé. C’est toujours un fille qui nous mène… »

La Guerlotte apporta les crâpiaux, et le colporteur demanda une bouteille. La curiosité de Jean-Marie était appâtée, se fit jour à travers un persiflage.

«  Vous en avez obtenu beaucoup, des filles, par ces moyens ?

– Oui, mon fils ! Et de jolies ! Et de fières !

– Si j’ai la puissance, comme vous dites, pourquoi votre livre ne m’a-t-il servi de rien ?

– Crois-tu qu’il serait juste de posséder tous les bonheurs pour un louis ? Et même pour dix ? Et même pour dix mille ?

– Ah ! vieux farceur, vous avouez !  »

Le Biscancard donna sur le guéridon un tel coup de poing que le bois gémit.

« J’avoue quoi ? Je te dis que ces choses-là ne s’échangent point contre argent. Elles veulent être données. Et peut-être ben que je te les donnerai. »

Le gars cligna de l’œil.

« Vous les vendez quelquefois !

– Faut vivre ! Et tant pis pour les curieux ! Remarque ben que ton bouquin n’était point sans valeur. Mais les vérités ne s’y trouvaient point écrites tout clair. Chacun des mots cachait un double sens qu’il s’agissait de connaître. Un chevreau n’était point un chevreau, et le mercure n’était point du mercure. Tu as voulu faire de la magie, pauvre Jean-Marie, mais as-tu seulement versé le sang ?

– Le sang, Biscancard ?

– Est-il de vraie magie qui n’exige un peu de sang ? Je le vois ben : tu as manœuvré comme un conscrit, sans connaître les bons mots de passe.

– Un livre écrit à rebrousse-poil, ce n’est guère honnête.

– Il y a nécessité à tout. Les gens qui ont tâté de cette science sont méfiants ; ils savent qu’il faut mettre la flamme à l’abri. Regarde ce marronnier, en face. Pourquoi ses marrons sont-ils enrobés d’une écorce piquante, et puis encore d’une autre noire et dure ? C’est qu’il leur est difficile de gagner la bonne terre.

– Vous parlez comme évangile ; on n’en saisit miette.

– Le marronnier sème de pleines tonnes de marrons pour arriver à en planter un. Depuis quarante ans que je cours les routes, j’ai peut-être vendu deux douzaines de grimoires comme le tien  : tous les acheteux sont revenus me chanter leur chanson ; ils avaient lu et ça leur suffisait. Pas un n’avait poussé jusqu’à l’essai, ou, s’ils l’avaient fait, ils étaient trop petites gens pour s’en vanter. La magie, mon fils, n’est point à l’usage de ces culs-serrés. »
 
 

 

Le vieux reprit la main du Jean-Marie, l’étreignit avec une espèce d’exaltation.

« Tu es le seul que j’aie entendu me conter son premier voyage dans la nuit, le seul gars au cœur solide qui me dise avoir fait le chemin en conscience et cherché la porte. Je t’ai écouté crier ta rage deux heures durant ; je riais au-dedans de moi, je me répétais : voici pour une fois le bouquin tombé en terrain propice ; il a produit tige verte, à quoi il ne manque plus que la saine lumière du soleil. Jean-Marie, tu es l’homme que je cherche.

– Et pourquoi cherchez-vous un homme ? »

Le Biscancard ressortit son cahier, ce qui ranima la méfiance de l’autre.

«  Je vous vois venir ! Pour ce livre-ci, ce sera un double louis, hé ?

– Cré tête de bois ! Je te répète que les grands secrets se donnent. Les vendre, ce serait perdre le pouvoir. »

D’un index déférent, le bonhomme avait ouvert la couverture en vélin usé, sombre comme cornichon. Les pages intérieures étaient tout de peau, couvertes de lignes manuscrites roussies ; des taches de moisissure étalaient sur ces feuillets leurs caprices géographiques. L’écriture à la plume se paraît d’une dignité étrange, qui frappa Jean-Marie.

« Ce livre, dit le Biscancard, n’est point comme l’autre un simple mémoire de recettes. De soi-même, il contient une vertu et il accorde les pouvoirs, en ce que l’on y trouve une invocation unique, et aussi parce qu’il est transmis de toute ancienneté, conjoignant des forces. Il m’a été donné, il m’a servi ; je puis le donner, il peut servir un autre.

–  Que deviendriez-vous, privé de ce beau bréviaire ? »

Le colporteur agita ses grosses moustaches, d’un air assuré, presque trop assuré.

« Après tant d’années d’expérience, je saurai m’en passer.

– Et c’est à moi que vous faites l’offre ?

– À toi !

– Pourquoi me portez-vous intérêt ? Vous me connaissez à peine.

– Que tu es méfiant ! Sache donc que chaque initié doit choisir son successeur, c’est de tradition. Les gens de ta tournure deviennent rares. À toi le don, pourvu que tu le veuilles ! »

À l’approche de la cabaretière, qui apportait un fromage et se préparait à bouchonner la table, le Biscancard changea brusquement de conversation.

« Je ne sors point de là : cette foire de Château-Chinon périclite. Je me suis battu les flancs quatre heures durant, sans trouver oreille ouverte.

– Hé ! répliqua Jean-Marie, vous étiez vous-même tout occupé à écouter un bavard.

– Un bavard ?

– Cet homme qui ne cessait de vous prêcher. Je vous ai vus tous deux, près de la porte d’en bas.

– Je t’ai vu, moi aussi, et je me disais : « Pourquoi ne me donne-t-il point le bonjour ? » Mais j’étais seul.

– Alors, nous nous serons rencontrés deux fois, sans le savoir. Quand je vous ai aperçu, je vous aurais hélé si cet homme ne s’était trouvé là. Quelle drôle de tête il avait. Blanche comme plâtre ! »

Le vieux entra dans une rage incompréhensible.

« Un homme blanc ? Ce n’est pas vrai, nom de nom ! Point d’homme blanc  ! Je suis demeuré seul, seul.

– Gare les assiettes ! dit la femme. Vous lancez des coups de couteau à fendre la faïence !

– J’aurai donc eu la berlue ! » ajouta de bonne grâce le gars qui pensait : « Il a ses raisons. Peut-être une relation trop laide pour être avouée ! »

– Guerlotte, servez-nous du marc ! » reprit le Biscancard radouci, tandis que Jean-Marie protestait vaguement :

« L’heure tourne… Que va-t-on penser à la ferme ?

– Le soleil est encore haut… ben assez haut pour toi ! »

C’était pourtant vrai ; une grande lumière continuait à dorer le berceau de verdure. Le cheval avait donc eu le feu au ventre ?

Quand le marc fut sur table, et la patronne éloignée, l’homme au livre interrogea :

« As-tu réfléchi, fils ? »

Le Jean-Marie ne se sentait pas la vocation ; à mi-chemin entre l’incrédulité et la peur, les tempes échauffées par l’alcool, il n’avait même plus souvenance très exacte du départ de cet entretien. Pourquoi voulait-on faire de lui un sorcier ? Le Biscancard trouva tout à coup les mots qu’il fallait et sut frapper avec la précision des bêtes venimeuses :

« La jolie fille, es-tu décidé à la prendre ? Ou la laisseras-tu à un autre ? Car il y a un autre, hein ! Une belle garce ne reste jamais en peine. Ça te serait quand même dur, si tu l’aimes tout de bon, d’aller danser à sa noce sans être l’épouseux ; tu passerais plus tard vilaines nuitées. »

Une colère brouilla les idées de Jean-Marie.

« Enfin, ce livre, c’est sans conditions ? »

Le Biscancard hésita – mais si peu !

« Je te le donne. Plus tard, tu devras le donner à quelqu’un d’autre ; c’est la loi.

– La seule loi ?

– Il faudra encore que tu déposes ici, sur la page de garde, une goutte de ton sang ; une piqûre d’épingle ! Vois : cette tache est de mon sang à moi ; et voilà celui du père Elie, qui m’a passé l’objet. Ainsi se renouvelle, par un afflux nouveau de force, la vertu du livre. »

Jean-Marie ne vit qu’une seule tache ; mais le dégoût le fit frissonner.

« En voilà des pratiques !

– C’est cette communion qui procure la force. »

Mots insuffisants ! Le garçon, sommé de donner son sang, avait vu surgir un fantôme depuis longtemps embusqué derrière les promesses fleuries, et ce fantôme exigeait la signature d’un pacte.

« Pour qui, une goutte de sang ? Pour le Peut’ ?… »

Un morvandiau n’a pas coutume de prononcer le vrai nom de l’ange maudit ; il préfère dire : Le Peut’, le Laid, ou encore le Gros, le Chien, et même le Tordu, précisément le sobriquet de ce mauvais colporteur qui tentait le Jean-Marie et lui riait au nez.

« Ah ! Ah ! Le Peut’ ! Tu y crois ?

– Savoir si vous n’êtes le Peut’ lui-même ! riposta le garçon, décidément rétif.

– Moi ? (le vieux esquissa une drôle de lippe, comme pour se moquer de sa propre condition.) Je voudrais ben l’être. Mais voilà : il n’y a point de Peut’… C’est un mannequin pour les moineaux. »

Ensuite, le Biscancard redevint grave. Il avait l’air de réciter religieusement une leçon.

« Il n’y a que des forces naturelles, en nous et autour de nous : des forces que les très anciens connaissaient et que ce siècle a perdues, tout savant qu’il se croie. Qui retrouve ces forces est le Maître.

– Quand on est le Maître, on devrait pouvoir se faire empereux de France, au lieu de courir les routes.

– Encore un coup, ne demande point trop ! Ce livre t’apporte une puissance ; et toi, qu’apportes-tu ? Suis ton inclination, mais ne laisse jamais la force outrepasser les saines limites de ton jugement. Sans chercher à être empereux, j’ai mené bonne vie, crois-moi ! Sur ce, acceptes-tu, Jean-Marie ? »

Le gars, un coude sur la table, soutenait de sa main son front brûlant. Il ne se rassurait pas ; il était devant un trou noir, et une voix amicale l’engageait à sauter, lui garantissant la découverte d’un trésor ; mais il eût préféré voir le fond.

Le Biscancard, verre en main, quêtait une réponse du regard. Jean-Marie, éperdu, évitait ces yeux avides : il préférait contempler le ciel infiniment pur où tournaient des martinets délirants, les montagnes vautrées dans leur grande paix, les rameaux de vigne vierge animés par la brise, et un escargot en béatitude dans un recoin humide.

Pourquoi l’univers semblait-il, ce soir-là, un vrai jardin d’Éden ? Et pourquoi le garçon se sentait-il de nouveau troublé par le souvenir de ce Hans Schmidt, héros d’almanach, triste victime d’un livre de magie ?

Soudain, le rêveur distingua une silhouette sur la route ; il reconnut une capote militaire, et son cœur sauta. Sans la moindre raison, il se demandait si le soldat en question n’était pas son rival, revenu à l’improviste ; durant quelques instants, il fut dans l’anxiété ; enfin, quand il put voir son homme d’assez près pour se rassurer, une bruyante fille blonde sortit d’un chemin de traverse et se jeta au cou de l’arrivant.

Tableau perfide ! Le gars exécra ces deux êtres enlacés ; il ressentait à nouveau la morsure du désespoir. « Tu passeras plus tard vilaines nuitées ! » avait bien dit l’autre. L’idée des noces de sa cousine le rongeait ainsi qu’un cancer. Il se crut tout à coup environné de nudités brunes et de figures ardentes qui, toutes, appartenaient à Thérèse, selon les attitudes qu’elle adoptait depuis longtemps dans ses songes.

« Biscancard, je suis votre homme. Donnez-moi le livre ! »

Le vieux poussa un grand soupir, avança le cahier vert et renouvela l’imposition des mains.

« Répète avec moi les premiers et les derniers mots ! »

Le jeune homme balbutia, à la manière des écoliers, quelques syllabes aux sonorités insolites (échappées de quel lointain Orient ?).

Le soleil disparaissait derrière la côte. Jean-Marie vit la vallée s’assombrir et une voix lui murmura qu’il ne la retrouverait jamais plus aussi riante, aussi maternelle. Les martinets annonçaient par leurs cris aigus les approches de la nuit ; un gros insecte noir et volant, une « cancouëlle » vint tracer autour des deux buveurs des volutes silencieuses et repartit. Le gars ramassa le livre, avec une précipitation gauche.
 

 

Ce même jour, la Thérèse avait connu des joies et des désagréments.

Durant son enfance, elle s’était liée d’amitié avec une demoiselle de son âge, qui passait les mois d’été dans un château voisin et ne dédaignait pas les amusements des petites paysannes. Thérèse avait enseigné à Pauline – ainsi se nommait cette aristocratique camarade – les bons coins où l’on peut cueillir les « nouillottes, » les exquises noisettes sauvages.

Les fillettes devenues des jeunes filles, leurs relations s’étaient naturellement relâchées ; néanmoins, Pauline manifestait toujours, à l’égard de son ancienne compagne de jeux, une sympathie dont Thérèse se montrait fière, trop fière même au gré de ses parents.

« Ce n’est point une relation pour toi. Tout ce que tu peux voir et entendre d’elle n’est bon qu’à te fausser le jugement ! » disait la mère, mais la fille n’en voulait pas convenir.

Pauline envoyait parfois de menus cadeaux à Thérèse : des frivolités ; et l’autre, en revanche, ne manquait jamais d’aller porter à son amie, pour son anniversaire, un plein panier de nouillottes ; la fête était tombée ce jour-là.

Au château, Thérèse reçut l’accueil accoutumé, mangea des gâteaux fins et but du sirop de framboise ; ensuite, Pauline fit passer la visiteuse dans sa chambre, ouvrit un vaste placard où Thérèse crut voir pendues toutes les femmes de Barbe-Bleue : en cette garde-robe, que de toilettes éblouissantes et douces comme peaux d’anges !

« Choisis ! je te donnerai celle qui te plaira le mieux. »

Il est permis de supposer que Pauline conservait là ses atours des saisons passées et que les plus récents se trouvaient ailleurs. Thérèse n’en sauta pas moins au cou de son amie et, palpitante de plaisir, jeta son dévolu.

De retour à la ferme, elle entendit un autre couplet. Quand sa mère vit la robe, la pauvre femme pensa étouffer d’indignation.
 

(À suivre)

 
 

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(Jean-Louis Bouquet, illustré par Mariner, in Plaisir de lire, première année, n° 12, jeudi 19 mai 1949. Cette nouvelle, rédigée à la fin de l’année 1941, a été reprise en volume sous le titre : « Asmodaï ou le piège aux âmes » dans le recueil Le Visage de feu, Paris : collection « L’Envers du Miroir, » Robert Marin, 1951)

 
 
 

 

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(Plaisir de lire, première année, n° 10, jeudi 5 mai 1949)