Il vous est arrivé dans vos courses en pays de montagnes d’être frappés par l’aspect de blocs de rochers entassés et par leurs contours bizarres.

Sont-ils tombés au hasard dans la nuit des siècles ?

Une main invisible a-t-elle présidé à la formation de ce chaos dont le sens nous échappe ?

Tels qu’ils sont, ces rochers nous apparaissent comme le symbole de l’immuable : ils ne sauraient se déplacer que si une force physique agit sur eux. Pourtant, l’imagination des peuples a conservé des légendes où l’on voit des rochers se mouvoir sous l’empire de forces mystérieuses ou extra-terrestres.

Le récit suivant, emprunté à l’une de nos régions centrales, en fournit un exemple :

Une jeune veuve habitait une mauvaise cabane adossée aux roches qui dominent la vallée. Son mari, qu’elle avait perdu depuis peu, ne lui avait laissé que ce pauvre logis, avec un petit bout de champ. Orpheline dès son jeune âge, elle se serait trouvée de nouveau toute seule sans son enfant encore à la mamelle. Son fils la rattachait à la vie et lui donnait le courage de travailler. Le champ si petit produisait peu. La récolte en fut bientôt consommée. L’hiver arriva, le « tueur des pauvres gens. »

La provision de bois se trouvant insuffisante, la jeune veuve dut aller chercher dans la forêt de quoi se chauffer.

La famine et le froid rôdaient autour de la chaumière comme des loups affamés. Les souffrances s’imprimèrent sur le visage de la jeune femme et lui creusèrent des rides ; les soucis la vieillirent. Son sein même se tarit. Elle se prenait à pleurer en songeant qu’elle et son enfant n’auraient bientôt plus de quoi subsister.

La maladie, suite de la misère, entra dans la maison…

Cependant, avec le printemps, les arbres avaient repris leur verte parure. Les oiseaux revenus gazouillaient à l’orée des bois. La nature entière sortait de son engourdissement sous les chauds rayons du soleil. Le cœur de la veuve semblait s’être ranimé. Un peu moins triste, elle allait réchauffer son corps au soleil sur les rochers qui abritaient sa chaumière, et là elle se prenait à rêver. Souvent, elle avait entendu son mari raconter que les fées s’y donnaient rendez-vous.

Parfois, la nuit, elle avait perçu des bruits singuliers, mais n’étant pas peureuse, elle les avait entendus sans effroi. Pourtant, elle n’en aurait jamais recherché la cause ; personne dans la contrée n’eût osé surveiller les belles dames qui prenaient leurs ébats la nuit. Un paysan, qui avait voulu assister à leurs rondes, s’était senti subitement enlevé, placé sur une monture fantastique qui l’avait entraîné dans l’étang.

Le lendemain matin, on avait retrouvé sur la grève son corps inanimé.
 
 

 

On disait aussi que les roches cachaient des trésors et qu’elles s’entrouvraient pendant que sonnait midi le jour de Pâques fleuries. En songeant à tout cela, la malheureuse se disait qu’elle voudrait bien avoir un peu de l’or enfoui sous les rochers, ce qui lui permettrait d’acheter du pain pour son enfant et pour elle.

Or, par une belle matinée du printemps où le soleil épand sur la campagne ses rayons d’or, les cloches du village se mettent en branle et lancent leurs joyeux carillons aux mille échos de la montagne.

La nature est en fête ; les jeunes filles, parées de leurs plus beaux vêtements, descendent les pentes de la montagne : c’est Pâques fleuries, jour de réjouissance au village.

Le cœur de la veuve tressaille et le souvenir des légendes l’obsède.

Elle se dirige vers les roches, tenant son enfant sur ses bras.

Ô merveille ! Au premier coup de midi, les roches, comme mues par une puissance invisible, s’ouvrent et laissent apercevoir au fond d’une grotte des monceaux d’or. La veuve se précipite et, pour pouvoir remplir plus facilement son tablier, pose l’enfant sur un tas d’or.

Elle se hâte et court à l’entrée de la grotte déposer ce qu’elle a déjà pu recueillir.

Elle se retourne pour rentrer dans la caverne aux trésors, mais le douzième coup de midi a fini de sonner. Ô malheur effroyable ! La roche s’est refermée sur ses trésors et sur l’enfant de la veuve.

Le désespoir de la mère est alors indicible : elle se jette sur les rochers qu’elle essaye d’ébranler ; elles les maudit, elle se maudit elle-même.

Elle s’arrache les vêtements, les cheveux, et se tord par terre.

Elle court à l’or et le lance au loin avec des imprécations.

Enfin, ses forces la trahissent et elle roule inanimée sur le sol.

La fraîcheur de l’aube réveilla la vie en elle et la crise se résolut par des sanglots. Elle se reprit à hurler dans les rochers les appels à son fils. Au matin, des paysans, qui passaient par là, essayèrent de la consoler, bien qu’ayant eux-mêmes peu d’espoir.

Peines inutiles ! La jeune femme se colla sur la roche et jura d’y mourir ou d’avoir son enfant.

Les foins furent coupés ; les blés mûrs tombèrent sous la faulx ; le soleil brûlant de l’été n’éloigna pas la veuve de son poste. Elle était devenue méconnaissable : nourrie au hasard de ce qu’on lui apportait, décharnée, vieillie, elle restait là, les yeux fixes et hagards, réclamant au rocher l’enfant enseveli. Les fruits mûrirent et l’automne passa…

On se demande par quel miracle d’amour maternel la jeune veuve put résister aux froids de l’hiver.

Une insensibilité profonde pour tout ce qui l’entourait l’avait envahie : soleil d’été, froid rigoureux ne mordaient plus sur elle.

Elle n’existait que par son idée fixe : revoir son fils.

L’hiver passa. Avec les brises printanières, les bourgeons s’ouvrirent et les oiseaux redirent leurs chants. Les feuilles se montrèrent aux arbres. Le renouveau faisait tressaillir la pauvre mère et son cœur battait à se rompre à la pensée de revoir l’enfant. Elle n’avait plus qu’un souffle de vie, mais elle concentrait dans ce corps épuisé les forces pour la suprême épreuve.

Or, par une belle matinée de printemps où le soleil épandait sur la campagne ses rayons d’or, les cloches du village se mirent en branle, dispersant leurs joyeux carillons aux échos de la montagne.

Les jeunes filles, parées de leurs habits, descendaient les pentes gazonnées : c’était le jour de Pâques fleuries.

Pâle comme la cire, la veuve s’est dressée…

Au premier coup de midi, les roches, comme mues par une puissance mystérieuse, s’ouvrent et laissent apercevoir au fond de la grotte, ô merveille ! ô bonheur ! l’enfant, assis sur un tas d’or, souriant et tendant les bras.

Concentrant le reste de ses forces, la jeune mère se jette sur son fils, l’étreint contre sa poitrine et l’emporte en courant hors de la grotte.

Arrivée à l’air libre, elle tombe épuisée et il lui semble qu’une forme blanche se dresse auprès d’elle et lui crie :

« Femme, ta convoitise a été punie ; n’essaie plus de ravir à la grotte son or mystérieux. Souviens-toi que la plus grande richesse d’une mère, c’est son enfant ! »
 
 

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(E. Marillier, Autour de la Légende et de l’histoire, Paris : Henry Paulin et Cie, [1907] ; sous le pseudonyme de Viator, in À travers le Monde, voyages, explorations, aventures, mœurs & coutumes, troisième année, n° 124, mardi 20 septembre 1904 ; idem, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-neuvième année, n° 3516, mardi 13 février 1912. Gravure de Dalziel frères d’après Arthur Hughes, pour At the Back of the North Wind de George MacDonald, 1871 ; l’illustration dans le corps de texte est extraite de la publication d’À travers le Monde)