Les Anglais, déplorablement inférieurs en art culinaire, je le dis sans chauvinisme, se rattrapent, chacun sait ça, en science mécanique.
À preuve, l’anecdote suivante qui me fut narrée un soir, dans un bar de Piccadilly, entre un pot de bière blonde et une Hébé plus blonde encore.
L’ingénieur James O’Kelbinett avait passé la cinquantaine. Après une vie laborieuse et chaste, il sentit à cette période automnale – mieux vaut tard que jamais – quelque chose s’éveiller dans son côté gauche, et, peu à peu, battre avec la régularité d’un piston de machine à vapeur.
« Ça y est ! aussi sûrement que x2—px—q : Op, je suis pincé ! » murmura James O’Kelbinett.
Trop vertueux pour s’adonner au flirt avec des impures, il jeta immédiatement son dévolu sur la charmante mais coquette Edith, sa cousine, veuve du capitaine Mac-Arony, glorieusement mort du choléra à Souakun.
Sans être pauvre, l’ingénieur possédait plus de science que de banknotes. En outre, le souci de la vérité oblige à confesser qu’il ne rappelait que de très loin l’Apollon du Belvédère, ce modèle de la classique beauté. Il n’était pas tout à fait bossu ; mais il avait une épaule sensiblement plus haute que l’autre. Ses yeux, en vertu d’une autonomie bien comprise, regardaient, l’un l’observatoire de Greenwich, l’autre les hauteurs de Hampstead. Les rares cheveux demeurés fidèles à son crâne se partageaient en deux camps. Enfin, bien que d’une sobriété peu commune au pays du gin et du stout, il jouissait, si l’emploi de ce verbe n’est pas trop téméraire, d’un appendice nasal rubescent et bourgeonné d’où il tirait, plus encore que de la gorge, des sons de clarinette en détresse.
Dans de semblables conditions d’infériorité plastique, il ne faut pas s’étonner si le galant O’Kelbinett fut éconduit haut la main par Mrs Edith, opulente brune aux yeux de pervenche, qui lui déclara net qu’avec une semblable physionomie il était insensé d’aspirer aux joies du conjungo.
Ce refus et, plus encore, sa formule cruelle, ulcérèrent le cœur sensible de l’ingénieur. Pour la première fois de sa vie peut-être, il se regarda longuement dans une glace et, par une singulière illusion d’optique, ne fut pas du tout du même avis que sa cousine. Aussi, avec une opiniâtreté digne d’un meilleur sort, revint-il à la charge.
« Voyons, dear Edith, vous ne pouvez songer sérieusement à vous confiner dans un veuvage éternel.
– Une autre tasse de thé, mon cousin, voulez-vous ? interrompait inexorablement la jeune veuve.
– Je veux… avec un peu de lait. Merci. Il y a déjà six ans que le capitaine Mac-Arony est mort.
– Six ans, en vérité, répondait Edith, d’un ton indiquant que le souvenir du conjoint défunt ne la troublait pas le moins du monde.
– La solitude du cœur est chose bien triste, Edith.
– Une tranche de plum-cake, voulez-vous ?
– Je veux… La Bible ne recommande-t-elle pas d’enfanter pour la gloire du Seigneur ? N’est-il pas dit aussi dans le livre saint : « Tout arbre qui ne donnera plus de rejetons sera coupé et rejeté au feu ? »
Mrs Mac-Arony considéra son enragé poursuivant avec une moue dédaigneuse, dénotant qu’elle ne voyait pas l’utilité de donner des rejetons à la race des O’Kelbinett.
« Alors, mon cousin, si jamais je me remarie, ce ne sera pas avec vous. Une autre tasse de thé, voulez-vous ?
– Non. »
Suffisamment abreuvé de tasses de thé et d’amertume, James O’Kelbinett résolut de se venger. Ce n’est peut-être pas très bien ; mais, malgré son physique de Quasimodo, le pauvre diable sentait sourdre en lui des rancunes de mari andalous.
Dissimulant ses noirs projets, il ne reparla plus d’amour à sa cousine qui, dès lors, devint tout à fait aimable avec lui.
Deux mois s’écoulèrent. Par un après-midi de septembre, comme la jeune veuve s’ennuyait à mourir dans son cottage Wildwood, elle fut agréablement surprise en voyant son parent arriver, accompagné d’un élégant inconnu, jeune et radieux comme un prince des Mille et une nuits, mais aux allures terriblement guindées.
« Mon ami et correspondant Démétrius Clysopolis, arrivé d’Athènes depuis trois jours, » annonça l’ingénieur en le présentant à sa cousine.
Et, tout bas, il ajouta :
« Soyez indulgente pour lui ; sa grande timidité provient surtout de l’ignorance de notre langue.
– Fort bien, ce jeune Grec, » déclara in petto la sémillante veuve, qui adressa à l’étranger une œillade des moins farouches.
Elle ne s’étonna pas outre mesure de l’intimité d’O’Kelbinett avec un naturel du Péloponèse, l’ingénieur ayant effectué l’année précédente un voyage tout scientifique au pays des philosophes.
Démétrius Clysopolis prononça quelques paroles peu intelligibles dans la langue de M. Gladstone et, obéissant à une poussée amicale de son introducteur, s’écroula dans un fauteuil.
« Quels yeux ! » constatait Edith, légèrement troublée par le regard fulgurant de son hôte.
Mais ce n’était guère que par la prunelle qu’il vivait. Toutes les cinq minutes, un geste automatique suivi de deux ou trois mots que O’Kelbinett traduisait obligeamment à sa cousine, et c’était tout. N’importe, pour les jeunes gens qui s’éprennent du costume et de correction froide, Démétrius Clysopolis pouvait réaliser l’idéal du gentleman accompli.
Mrs Mac-Arony était de ces dernières. Il ne faut pas conclure de son attitude vis-à-vis de l’ingénieur que le veuvage lui parût l’état désirable par excellence.
Non, l’idée de donner un remplaçant au brave capitaine ne lui causait pas de répugnances insurmontables et lorsque son cousin lui eut avoué que le jeune Grec, orphelin depuis des années, jouissait d’un honnête revenu, elle se disposa incontinent à le faire tomber dans ses filets.
Tout marcha selon ses désirs : deux fois, puis trois fois par semaine, O’Kelbinett amenait son ami à Wildwood et, avec une sollicitude de mère, l’installait dans le meilleur fauteuil, poussant la sollicitude jusqu’à s’appuyer au dossier pendant les conversations, lui donnant le bras dans les promenades. Edith devenait même froissée, jalouse de ces prévenances excessives qui ne lui permettaient pas de demeurer cinq minutes en tête-à-tête avec Clysopolis. Mais sa colère tomba lorsqu’un soir, son cousin, venu seul, ganté et cravaté de blanc, lui demanda officiellement sa main pour Démétrius.
« Oh ! dear ! murmura la veuve aussi interloquée que ravie, mais pourquoi ne la demande-t-il pas lui-même ? »
James O’Kelbinett déclara que l’ignorance de la langue et des convenances britanniques avait seule empêché son protégé de murmurer lui-même le tendre aveu.
Sans doute, il fut persuasif, car, sans s’étonner outre mesure de ce que pareille démarche fût faite par son ex-soupirant, Edith Mac-Arony rendit une réponse favorable.
O’Kelbinett fut admirable d’amitié. Il poussa le zèle jusqu’à se charger de toutes les formalités inhérentes à l’enchaînement des deux êtres. Il est vrai qu’en Albion ces formalités sont peu de chose.
Démétrius Clysopolis avait exprimé le désir, toujours par l’intermédiaire de l’ingénieur, que cet hymen fût célébré sans pompe et de la façon la plus intime possible.
Dans son désir de goûter au plus tôt les joies conjugales, Edith y consentit.
Le pasteur Bathopieu leur donna, au nom du Seigneur, la permission d’accomplir l’œuvre de chair. La mariée rougissant comme à seize ans, adorable dans sa toilette orange ; le mari muet, tant l’éloquence sacrée l’avait pénétré, et d’une correction automatique, offrait le bras gauche à Edith et le bras droit à O’Kelbinett, usage athénien, déclara celui-ci. Le ministre et la jeune femme eurent le bon goût de ne pas s’en formaliser.
« Enfin ! pensait la jeune femme ; j’espère bien que, cette nuit, mon cousin nous laissera seuls. »
Et, à la dérobée, elle lorgnait Démétrius, dont le regard, plus que jamais, étincelait.
L’émotion du Grec devait être grande, car, à dîner, il ne goûta à aucun plat et, comme Edith s’informait tendrement s’il n’était pas indisposé, il répondit en portant la main à son cœur :
« Je suis trop heureux, indeed. »
Au dessert, l’ingénieur murmura quelques mots à l’oreille de la mariée, qui se récria vivement :
« Impossible ! oh ! Shocking !
– Mais, ma cousine, c’est un usage grec. Vous connaissez la timidité de ce pauvre garçon ; vraiment, si vous le déconcertez la première nuit de noces, je ne sais ce qui pourra arriver. »
Cette raison parut péremptoire à Edith, qui céda, non sans une légère moue.
O’Kelbinett se leva, et, prenant le bras de Démétrius, l’entraîna vers la chambre à coucher.
Cinq minutes après, il en sortit seul, et avec un sourire mi-grivois, mi-affectueux, prit congé de la maniée sur ces mots :
« Ma cousine, quand vous voudrez. Bonne nuit. »
Vingt minutes plus tard, les rares voisins étaient réveillés par des cris perçants. Les plus braves accoururent et, malgré le respect britannique pour l’inviolabilité du home, enfoncèrent la porte.
Guidés par la voix, féminine à coup sûr, ils arrivèrent au seuil de la chambre à coucher, et là, un spectacle inouï, sans précédent, frappa leurs regards.
Affolée, hurlante, Edith, en chemise de nuit, se débattant sur son lit, au bras d’une forme masculine qu’on eût prise pour un homme vivant, sans le mouvement bizarre de ses jambes et la raideur angulaire de ses bras qui, étreignant la jeune femme, l’emprisonnaient comme dans un étau.
Le beau Démétrius était tout simplement un automate admirablement, construit, dans la cavité thoracique duquel ingénieur avait logé un phonographe. Surveillé et régulièrement remonté, il avait convenablement joué son rôle jusqu’au moment où les étreintes conjugales avaient faussé son grand ressort.
Actionné en justice par sa cousine, James O’Kelbinett fut condamné à une forte amende qu’il ne paya jamais. Quant à Edith, les lois anglaises ne prévoyant pas le divorce avec un mannequin, elle dut demeurer pour la vie Mrs Clysopolis.

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(Anonyme, « Chronique, » in La Civilisation, journal politique, soixante-quatrième année, n° 267, dimanche 5 octobre 1902 ; idem, in La Souveraineté nationale, vingt-sixième année, mardi 7 octobre 1902 ; idem, in La Nouvelle Presse, quatorzième année, nouvelle série, n° 1218, mardi 7 octobre 1902 ; anonyme, sous le titre : « Vengeance britannique, » in Le Petit Caporal, organe nationaliste de l’appel au peuple, vingt-septième année, n° 280, mardi 7 octobre 1902 ; Anonyme, « Chronique, » in Le Libéral quotidien, politique, absolument indépendant,, vingt-quatrième année, n° 267, mardi 7 octobre 1902 ; idem, in La Justice, journal politique du matin, vingt-troisième année, n° 9354, mardi 7 octobre 1902 ; idem, in Le National, doyen des journaux républicains quotidiens, soixante-treizième année, troisième série, n° 2064, mardi 7 octobre 1902 ; idem, in L’Estafette, organe indépendant des intérêts français et coloniaux, vingt-cinquième année, n° 280, mardi 7 octobre 1902 ; idem, in Le Petit Sou, troisième année, n° 721, mardi 7 octobre 1902 ; idem, in L’Étendard, journal du soir, dix-neuvième année, n° 267, mercredi 8 octobre 1902 ; idem, in L’Ordre, journal quotidien républicain indépendant, trente-troisième année, n° 267, mercredi 8 octobre 1902 ; anonyme, sous le titre : « Vengeance britannique, » in Le Petit Moniteur, trente-troisième année, n° 281, mercredi 8 octobre 1902 ; anonyme, « Chronique, » in La Petite Presse, journal quotidien du soir, républicain progressiste, trente-sixième année, n° 268, mercredi 8 octobre 1902 ; idem, in Le Pays, journal politique quotidien, cinquante-deuxième année, n° 267, mercredi 8 octobre 1902 ; « Contes et nouvelles, » sous le pseudonyme de Jean de Tournai et le titre : « Vengeance britannique, » in L’Événement, vingt-neuvième année, n° 11144, mercredi 8 octobre 1902 ; anonyme, « Variétés, » in Paris, journal politique et littéraire du soir, vingt-quatrième année, jeudi 9 octobre 1902 ; idem, in La France, quarante-et-unième année, jeudi 9 octobre 1902 ; sous la signature de Charles Malato et le titre : « L’Automate, » « Contes et récits, » in La Bataille syndicaliste quotidienne, quatrième année, n° 1138 et 1139, lundi 8 et mardi 9 juin 1914. René Magritte, « Le Visage du génie, » huile sur toile, 1927)







