Le 3 floréal 1979, le yacht sous-marin Vélocéan, conduit par l’ingénieur Kissemon, aborda une plage verdoyante située par 32° de latitude sud et 147° de longitude est.
Comme les cartes les mieux dressées n’indiquaient en ces parages qu’une immense nappe marine, Kissemon et ses quatre compagnons de voyage, les frères Baduquoy, le docteur Ane et le mécanicien Chiavoli, conclurent judicieusement qu’ils se trouvaient en présence d’une île inconnue et peu étendue.
« Si nous l’explorions ? fit Chiavoli, comme les cinq voyageurs venaient de terminer leur « réconfortant » du matin, composé de pastilles de houille à l’essence de violette.
– Je suis de cet avis, » répondit l’ingénieur, en arrosant ce mets vingtième siècle d’une coupe d’élixir de nénufar.
Le Vélocéan, comme tous les navires dus à l’industrie japonaise, était de fabrication parfaite. Un ingénieux système d’électromoteurs, dont je suis, du reste, impuissant à donner la description, permettait, sans l’aide d’hélice ou de palettes, de le propulser dans tous les sens. Il évoluait avec la même facilité à la surface ou dans les profondeurs de l’océan.
Kissemon n’eut qu’à appuyer le doigt sur un bouton, pour qu’immédiatement l’ancre du Vélocéan mordît dans un pâté de roches sous-marines, en un lieu qui formait une haie protectrice.
Et, chaussés de leurs souliers de mer qui permettaient de renouveler en plein Pacifique le miracle de Jésus marchant sur le lac de Génésareth, les cinq voyageurs se dirigèrent d’un pied ferme vers la terre.
Qu’on se figure une sorte de jardin naturel où s’épanouissaient les larges feuilles du bananier, à côté des buissons de roses. Le laurier bleu, espèce très rare, qu’on n’obtenait guère en Europe que depuis un quart de siècle, y fraternisait avec le réséda arborescent et des fleurs jaunes aux suaves senteurs de violettes. Les globes pourpre et or de la tomarange se détachaient sur la verdure claire des fougères et le feuillage sombre des figuiers-dattiers.
« La vieille légende chrétienne du Paradis terrestre serait-elle une réalité ? s’exclama le docteur Ane. Serions-nous arrivés au jardin d’Éden ?
– Ou à celui des Hespérides ? répondit Platon, l’aîné des frères Baduquoy, en montrant le délicieux fruit d’or, issu du mariage de la tomate et de l’orange.
– Cette terre enchantée, bien que minuscule, fit à son tour Kissemon, doit être habitée par des gens, nos égaux en civilisation. »
Comme réponse à cette question, se fit entendre la formule de salutation en harmonieuse langue maorie :
« Ia orana. »
Et, surgissant, superbe dans une fière et gracieuse nudité, un homme de haute taille et d’environ 35 ans, émergea d’un fouillis de verdure.
Il présentait tous les traits caractéristiques de cette superbe race polynésienne que, déjà au commencement du siècle, la malsaine civilisation des blancs avait à peu près exterminée.
À côté de lui, une vingtaine d’hommes et de femmes, un beau vieillard à barbe blanche et une demi-douzaine d’enfants, nus comme lui, offraient les mêmes traits ethniques.
Kissemon et ses compagnons contemplèrent avec émotion ces épaves vivantes d’une race disparue. Bien qu’en 1979, l’ancien parler des indigènes polynésiens se fût complètement transformé par son mélange avec des mots anglais et français, l’ingénieur possédait à fond la vieille langue que parlèrent les Ta’atas et les Vahinés d’autrefois. Ses compagnons étaient presque de sa force.
Il leur fut donc à tous facile de s’entendre.
Arihi-Kiki, ainsi s’appelait l’insulaire qui avait salué les arrivants, leur apprit alors que, quarante-deux ans auparavant, son père, le vieux Raha-Tatouye, présent sur la plage, désespéré de voir la race polynésienne vouée à une disparition imminente, rassembla autour de lui une vingtaine d’insulaires rapas des deux sexes, sur trois grandes pirogues, et partit vers le Sud, en quête d’une terre non infestée par les blancs.
Ils n’eurent pas à naviguer beaucoup pour arriver à l’île, où les trouvaient les voyageurs du Vélocéan, et qu’ils avaient baptisée Rapa-Iti. Bonheur inespéré, cette terre, de formation mi-volcanique, mi-madréporique, surgie des profondeurs du Pacifique à une date toute récente, était complètement ignorée des navigateurs ! Et cependant, bien que petite, – à peine trois lieues de périmètre, – elle était, grâce à l’afflux des algues et des graines entraînées par les courants marins, d’une fertilité prodigieuse. Les arrivants eurent bientôt fait de la transformer en paradis terrestre.
Gardant les quelques notions utiles qu’ils avaient pu glaner dans la civilisation, mais se purgeant de tout ce qu’elle avait d’oppressif, de ridicule et de menteur, ne croyant non plus aux divins atouas, mais à la nature et à la liberté, ils arrivèrent à se faire, avec un certain acquit scientifique en plus, la même vie heureuse qu’avaient connue les habitants de Taïti, avant l’arrivée de Cook et de Bougainville.
Ils pratiquaient, en même temps qu’un matérialisme panthéiste, le communisme le plus fraternel et l’amour le plus libre : leur vie s’écoulait sous un beau ciel, devant un océan plus bleu que le rêve, comme un harmonieux chant de bonheur.
À son tour, Kissemon narra tous les changements qui, depuis près d’un demi-siècle, s’étaient accomplis dans la vie des civilisés : avec la transformation économique, la suppression de la misère, de la prostitution, de l’alcoolisme, du fanatisme religieux, de la guerre ; la liberté du cœur, l’humanité ayant, en quelque sorte, fait peau neuve.
Et Raha-Tatouye, Arihi-Kiki, tous leurs compagnons, profondément émus, s’écrièrent, en tendant les bras à leurs visiteurs :
« Enfants des monstres blancs, vous vous êtes régénérés. Vous êtes comme nous, fils de sauvages, devenus hommes libres. »
Vous le voyez, un peu de civilisation éloigne de la nature, beaucoup y ramène.
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(Charles Malato, « Contes et récits, » in La Bataille syndicaliste quotidienne, quatrième année, n° 1126, mercredi 27 mai 1914. Paul Gauguin, « L’Invocation, » huile sur toile, 1903 ; « Tahiti Girl Gathering Oranges, » gravure, 1872)


