Vit-on jamais pareille nuit avec sa beauté glacée, jamais pareille tranquillité de rêve ? Le vent était tombé et le silence tel qu’à peine osait-on poser le pied sur l’herbe. De la pelouse et des champs, un brouillard semblait monter, – en réalité, c’était le clair de lune qui s’accrochait aux boutons d’or pleins de rosée ; et, à travers cette splendeur spectrale, les ombres des ifs tombaient en rayures épaisses et noires. Tout à coup, je pensai à la jument. Que devenait-elle par cette nuit merveilleuse ? Très doucement, j’ouvris la porte et traversai la cour sur la pointe des pieds. Une lumière brillait dans son box et je l’entendis émettre les mêmes sons quasi humains que dans l’après-midi, comme surprise de ses douleurs ; puis aussitôt, la voix de l’homme barbu lui parlant comme à un enfant : « Tourne-toi, ma chérie ; voilà assez longtemps que tu es couchée du même côté. Allons, ma douce, laisse le vieux Jack te retourner ; là. » Puis vint le bruit d’une lutte dans la paille, d’un coup et, de nouveau, ce soupir presque humain, puis la voix : « Mets ta tête sur l’oreiller, là, ma jolie ; le vieux Jack ne veut pas te faire mal, pas plus que si tu étais la reine ! » Alors seulement, on put entendre la respiration saccadée de la bête, et la toux de l’homme et son marmottage comme il s’installait de nouveau pour sa longue veille. Je me glissai silencieusement vers la fenêtre, mais la jument m’entendit aussitôt et, au mouvement de sa tête, le vieil homme se dressa, clignant des yeux du fond de la broussaille grise de ses cheveux et de sa barbe. J’ouvris la porte.
« Puis-je entrer ?
– Oo, ay ! Entrez, si le cœur vous en dit. »
Je m’assis près de lui sur un sac et nous restâmes quelque temps sans parler, nous observant l’un l’autre. Il était estropié d’une jambe et obligé de la tenir toujours étendue ; il avait l’air affreusement fatigué, fatigué à en mourir.
« Vous êtes un fameux infirmier ! dis-je enfin ; ce doit être un rude travail de veiller ici toute la nuit. »
Ses yeux brillèrent ; ils étaient de ce gris clair qui laisse transparaître l’âme.
« Oh non ! dit-il ; pauvre bête qui ne peut rien dire, je ne lui en veux pas ! Pauvres créatures, elles ne peuvent pas se soigner elles-mêmes. Ah ! j’en ai passé des nuits auprès des chevaux ou d’autres animaux : c’est plus fort que moi, mais je ne peux pas supporter de voir souffrir des êtres privés de la parole. » Et, passant sa main sur les oreilles de la jument : « On dit que les chevaux n’ont pas d’âme ; moi, je vous le dis, ils en ont une tout comme nous ; j’ai vu bien des chrétiens qui, pour sûr, avaient moins d’âme qu’un cheval. Et aussi les autres bêtes, même les moutons ; seulement, ils ne peuvent pas dire ce qu’ils pensent.
– Et à votre avis, où vont les animaux quand ils meurent ? »
Il leva sur moi un regard un peu étrange, croyant peut-être que je lui tendais un piège ; il se demandait si j’étais bien un étranger, n’ayant pouvoir ni sur son corps, ni sur son âme, car les pauvres gens des campagnes sont tenus à la prudence ; puis, rassuré sans doute, il hocha la tête et marmotta d’un air entendu dans sa barbe broussailleuse :
« Je ne crois pas qu’elles aillent bien loin !
– Et pourquoi ? Voyez-vous quelquefois leurs fantômes ?
– Non, non ; je n’en ai jamais vu ; mais on a beau dire, m’est avis qu’aucun de nous ne va aussi loin qu’on ne croit. Y a place pour tous, vivants et morts. Et puis, j’en ai vu, de ces chrétiens ; ah ! pour sûr, si ceux-là ne sont pas morts tout entiers, alors les pauvres bêtes silencieuses ne meurent pas non plus complètement.
– Et les lapins, les écureuils, les oiseaux, les insectes même ? Qu’en faites-vous ? »
Il resta muet comme si je l’avais entraîné un peu au-delà des confins de sa philosophie, puis il secoua la tête :
« Tout cela est bien un peu obscur. Mais observez-les, tous ces animaux réduits au silence, même les plus petits ; vous verrez qu’ils en savent infiniment plus que nous ne croyons ; et ils ont souvent des façons de faire aussi qui peuvent faire honte à l’homme. Il y a beaucoup plus de choses en eux que n’en montrent les apparences. » Et, sans remarquer ma surprise de ce plagiat inconscient, il ajouta : « Ah ! mieux vaut passer la nuit avec un cheval qu’avec un homme ! Ça a plus de bon sens et de patience. » Et, caressant le front de la jument, il reprit : « Allons, ma chère, c’est le moment de ta drogue. »
J’attendis pour la voir avaler une gorgée et reposer sa tête sur l’oreiller. Puis, espérant que l’homme allait dormir, je me levai pour partir.
« Ah ! dit-il, à cette époque de l’année, ce n’est rien, ce n’est pas comme en hiver. Par ces nuits de boutons d’or, le jour arrive sans qu’on s’en doute. »
Son visage barbu s’adoucit ; il me fit un petit clin d’œil et se coucha de nouveau dans la paille. J’embrassai d’un dernier regard cette rude silhouette adossée à un sac, la tête de la jument appuyée sur son genou, le grand corps roux emmailloté qui se détachait sur l’or de la paille, les murs blanchis, les recoins obscurs et les ombres de cette vieille écurie sur lesquels la vieille lanterne projetait sa lumière sourde. Convaincu que je venais de voir quelque chose de sacré, je me glissai jusqu’à la prairie où j’avais flâné la veille et m’assis sur le même rocher à mi-chemin. L’aube était proche ; très haut dans le ciel, la lune continuait sa course par-dessus la lande et les fleurs de cette « nuit de boutons d’or » hermétiquement closes et insensibles à sa beauté glacée.
Heure la plus silencieuse entre les vingt-quatre heures, lorsque l’âme s’échappe à demi de ses liens et flotte à travers toute cette fraîcheur ; quand l’harmonie s’établit entre l’esprit et ce qui, tôt ou tard, advient à tous les esprits ; heure où l’homme se soucie le moins d’être en vie dans le sens habituel du mot.
« Aucun de nous ne va aussi loin qu’on ne croit ; il y a place pour tous, vivants et morts… » Autour de moi, tout était presque intolérablement calme et décoloré, et pourtant une sorte de chaleur se dégageait au souvenir de ces paroles ; à la pensée aussi des millions de créatures vivantes confortablement endormies tout alentour ; chaleur encore à imaginer cette unanimité dans le sommeil. Les insectes et les fleurs, les oiseaux, les hommes et les bêtes, les feuilles même sur les arbres – tous partis au pays du sommeil. Dans l’attente du premier chant d’oiseau, on sentait, peut-être plus fortement encore qu’en plein jour, l’unité et la communion de toute vie, cette subtile fraternité entre les choses vivantes qui, toutes ensemble, tombent dans l’oubli pour se réveiller toutes ensemble.
Quand vient l’aurore, alors que le clair de lune continue de farder le visage du monde, un long temps s’écoule avant qu’on s’aperçoive du changement qui s’est produit dans la lumière ; ainsi, le jour parut sans que j’en eusse conscience. Puis le soleil s’éleva au-dessus des collines, la rosée étincela, et les couleurs apparurent dans le ciel. Ce premier hymne au soleil de chaque oiseau, de chaque feuille, de chaque brin d’herbe, ces rougeurs et ces harmonies tremblantes de l’aurore ! Avons-nous erré assez loin du cœur profond des choses pour qu’il nous apparaisse si étrange, si merveilleux ! Et même, il me semblait que les bêtes, les oiseaux me dévisageaient et s’étonnaient de ma présence insolite à cette heure qui leur appartenait si complètement. Et, à moi aussi, ils apparaissaient étranges et nouveaux, avec ce quelque chose en eux « qui passe les apparences » et comme venant d’un monde où l’homme n’existe pas, ou existe seulement comme toute autre espèce d’animal ou d’oiseau.
Mais, au même instant, se leva la gloire suprême de cette aube – les boutons d’or s’ouvraient et s’illuminaient. Pas un qui restât clos, tous subitement s’étaient éveillés et les prés de nouveau devinrent une flambée d’or.

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(John Galsworthy, adaptation écourtée de « Buttercup-Night » [1918], par Mlle Marie-Louise des Garets, in Journal des débats politiques et littéraires, cent quarante-neuvième année, n° 185, mardi 6 juillet 1937. Maggie Matthews, « Le Pré aux boutons d’or, » techniques mixtes sur toile, sd ; Alo Bové, « Bouquet de boutons d’or, » huile sur toile, sd)

