CHAPITRE PREMIER
Il y a longtemps de ce que je vais raconter. J’étais jeune, j’avais vingt-quatre ans à peine, j’en ai cinquante aujourd’hui.
Mon père, William Brown, non pas sir William Brown, non pas William Brown, esquire, mais tout simplement William Brown, de la maison William Brown et C°, Tea Merchants, Dealers in Wine and Spirits, 39 Great Coram Street, London, n’avait eu que moi de son mariage avec ma mère. Le cas est rare en Angleterre, et surtout à Londres, où chaque année met un baby de plus dans la maison, encore n’est-il pas question ici des quakers et des ministres, lesquels, suivant la sainte statistique que chacun révère, ont encore plus à cœur que le reste de la population la multiplication de l’espèce.
Mon père, William Brown, n’avait certainement pas eu l’idée de faire de l’originalité, en ne donnant au monde qu’un seul rejeton du nom de Brown. Outre que l’originalité était pour lui mot et chose inconnus, sa volonté n’entrait pour rien dans cette abstention. Il déplorait fréquemment, surtout le dimanche, entre les offices, de ne pas avoir autour de sa table un nombre suffisant de ces êtres bruyants, dérangeants, absorbants, discordants, irritants, désespérants que l’on désigne sous la rubrique « enfants. » Souvent, depuis que j’étais en âge d’écouter, j’avais saisi dans la conversation de mon père et de ma mère, des lambeaux de phrases tels que ceux-ci : « On l’appellera Kate » ou bien : « Walter est un beau nom pour un garçon ! »
J’avais donc compris que mes parents gardaient, au fond de leur cœur, l’espoir vague que l’année qui venait serait plus généreuse que l’année qui partait, et amènerait peut-être dans les plis de ses jupes quelque marmot pleurard et barbouillé.
Les années passèrent cependant, sans apporter aucun cadeau de ce genre, jusqu’à l’heure où les rides et les cheveux gris de M. et de Mme Brown me furent un sûr garant que je n’avais plus rien à craindre.
Je dis : à craindre !
Malgré l’horreur que ma déclaration causera, sans nul doute, aux âmes sensibles, je dois avouer que jamais, jamais, je n’avais souhaité posséder soit un frère aîné auquel il aurait fallu céder, parce qu’il eût été le plus fort, soit une sœur cadette, à laquelle il aurait fallu céder également, parce qu’elle eût été la plus faible. L’idée de partager mon thé, mes rôties, mes joujoux, mes livres et mon pudding avec des êtres quelconques, qui auraient eu précisément envie de ces choses, quand j’aurais désiré les garder et me les auraient précisément laissées, quand je n’en aurais pas eu envie, m’avait toujours été pénible. Un frisson passait en mes veines, quand je songeai que moi, James Brown, si confortable à mon coucher, dans mon sommeil, à mon réveil, j’aurais pu voir ma ressemblance répétée une douzaine de fois, dans une douzaine de frères et de sœurs !
J’ouvre ici une parenthèse, pour supplier le lecteur indulgent de ne pas jeter de côté, avec une indignation aussi vertueuse que familiale, ces pages où je mets ma pensée à nu, dans toute la naïveté de l’innocence. Je le supplie aussi de ne pas me prendre pour un prédestiné de la cour d’assises ; je supplie son imagination frappée de ne pas voir ma coupable face dans la chambre des Horreurs, en compagnie de James Greenacre, et touchant les coudes de Daniel Good et de Mary-Ann Cotton.
Non ! je ne serai point appelé à faire partie du Musée Tussaud, comme assassin ou meurtrier du moins ! Non ! le gibet ne m’attend pas ! Je ne peux pas souffrir les enfants, il est vrai, mais j’aime tendrement mon père et ma mère. M. et Mme Brown me rendent bien cette tendresse ; et, ici, que l’on me permette une autre monstrueuse réflexion.
Je ne crois pas possible, aux parents affligés d’une quantité d’enfants, d’avoir pour chacun d’eux un violent amour. Leur cœur, pour n’être pas injuste, doit être divisé en menus morceaux, réduits de volume chaque fois qu’il survient un nouveau réclamant ; de telle façon que l’affection arrive finalement à des doses infinitésimales qui feraient pâmer d’aise le plus féroce homœopathe.
Aussi lorsque Jane, Harriett ou Fany sont devenues grandes filles, si le flirting joliment pratiqué par les prudes et chastes filles d’Albion ne les mène pas promptement au mariage, Jane, Harriett ou Fany vont, chaque année, passer six mois près de la tante Bradwell, dans le Yorkshire, trois autres mois chez la cousine Betty, à Exeter, et le reste du temps près de a very dear intimate friend, miss Southam, que l’on a rencontrée à Margate.
Pour ce qui est de John, de Lewis ou de Walter, les colonies sont là, toutes prêtes à recevoir ceux qu’on leur expédie, quitte à ne pas les renvoyer.
Oh ! Family ! Home ! Sweet Home ! J’étais seul, moi ! on m’aimait pour les dix ou quinze manquants ; j’étais heureux. J’avais de l’argent pour satisfaire toutes mes fantaisies. Le Tea Warehouse, Wine and Spirit Stores, 39 Great Coram street, London, faisait des affaires excellentes, et comme, malgré l’en-tête des factures qui portaient « William Brown et Cie, » mon père était seul et unique possesseur du magasin et des marchandises, j’avais un bel avenir. Je menais la vie des autres jeunes gens de mon âge, sans faire de folies cependant. Je n’étais, d’ailleurs, ni prodigue, ni ambitieux, ni rêveur, ni romanesque, ni même sentimental ! Mon esprit positif n’enfourchait point de dada pour galoper dans le bleu. Je lisais peu, quelquefois un journal, jamais un roman ; en fait de théâtre, je ne fréquentais que l’Adelphi ; je n’avais jamais essayé de faire rimer Dove avec Love en l’honneur d’une cousine quelconque ; je n’avais, de ma vie, envoyé une Valentine, le jour consacré à cet usage amoureux, et durant les nuits excellentes que je passais en ma confortable chambre de Great Coram street, la reine Mab ne vint pas une seule fois me visiter.
De sorte que lorsque, le jour de ma vingtième année, mon père me demanda quelles étaient mes intentions pour l’avenir, si je désirais voyager, ou acheter un régiment, ou me faire homme d’affaires, ou rester près de lui pour reprendre la suite de son commerce, je répondis, sans hésiter, non, aux trois premières questions et oui à la quatrième, ce qui rendit bien joyeux M. et Mme Brown.
Je m’occupais donc chez nous, prenant la vie à mon aise. Un matin, mon père, tout ému, me montra une lettre qu’il venait de recevoir de son correspondant de Glascow, qui lui fournissait depuis de longues années les vins de fruits dont on est si friand en Angleterre. Cette lettre disait que lui, Bennett, venait de découvrir une recette qui permettait de faire, avec certaines herbes recueillies dans les montagnes d’Écosse, une liqueur unique, incomparable, dont la vente à Londres donnerait un bénéfice énorme.
« Je suis vieux et pris par la goutte, écrivait James Bennett ; je ne puis aller à vous et aucun de mes fils n’est en Europe. Envoyez-moi quelqu’un de confiance à qui je remettrai les échantillons de la liqueur, et qui vous transmettra toutes les explications que vous pourrez désirer. Mais, hâtez-vous, mon vieil ami, il y a là une fortune à gagner.
– Veux-tu aller à Glascow et me rapporter les échantillons, Sam ? » me dit mon père, un peu bouleversé, malgré son habitude des affaires, en pensant à ce que lui disait James Bennett, un habile qui ne se montait pas facilement la tête. Ma réponse ne pouvait être douteuse ; le soir même, je partais pour Glascow.
CHAPITRE II
Je n’ai nullement l’intention de raconter ce qui se passa dans les quinze heures que dura mon voyage. La première raison de ce silence sera qu’aucun événement, petit ou grand, ne se produisit durant ces quinze heures. Je fumai, je m’assoupis, je me réveillai ; je fumai, je m’assoupis, je me réveillai de nouveau, en accompagnant ces divers exercices de malédictions contre le sifflet de la locomotive, la lenteur du chemin de fer, l’arrêt fréquent des trains, etc., malédictions qui prouvent que l’homme, quoi qu’on fasse, n’est jamais content.
J’arrivai à l’heure voulue chez le brave James Bennett qui, tout tiraillé qu’il fût par sa goutte, se leva presque de son fauteuil, dans la joie de voir le fils de son vieil ami, William Brown.
La première effusion passée, le négociant reprit le pas sur l’ami. Ce fut avec des yeux étincelant d’enthousiasme que M. Bennett, après m’avoir prié de fermer à double tour la porte de la chambre où nous étions, se traîna jusqu’à une armoire, l’ouvrit, en tira un petit flacon et un verre, versa un peu du contenu dudit flacon dans ledit verre et me lança un :
« Bois, et tu verras, Sammy ! » sur un ton que n’eût pas désavoué Macready.
Avant de boire, moi, Sam Brown, je regardai la liqueur.
Rappelez-vous bien que je n’étais que peu disposé à l’enthousiasme. Comment donc se fit-il que je fus littéralement ébloui par la limpidité chatoyante de la boisson qui m’était offerte ? Je croyais voir de l’ambre étoilé ! Je levai le verre ; le mouvement fit naître, sur ses parois, mille gouttelettes lumineuses et phosphorescentes qui tournoyaient, se mêlaient, se fondaient l’une dans l’autre et enfin se précipitaient au fond du verre, faisant place à d’autres gouttelettes plus lumineuses, plus phosphorescentes que les premières. Il semblait une danse de fées et de génies minuscules, en ce cristal que je tenais.
Peu à peu, du verre s’échappa un murmure de rires et de chansons ; puis, un parfum de genêts, de thym sauvage, mélangé d’arômes inconnus d’une saveur étrange et délicieuse, monta vers mon cerveau…
« Goûte ! et tu verras, Sammy ! » répéta la voix de James Bennett.
J’avais mouillé mes lèvres dans la liqueur : quelque chose d’indéfini et d’inexplicable s’empara de moi. Une chaleur, telle que je n’en avais jamais ressenti, courut dans mes veines. Il me parut que l’ouïe m’était donnée pour la première fois, quand les chansons et les rires que j’avais entendus murmurer tout à l’heure dans le verre résonnèrent distinctement à mes oreilles, si doux, que le plus doux chant d’oiseau, la plus suave caresse du vent sur les cordes d’une harpe, eussent été discordants et criards en les comparant à cette musique. Il me parut que la vue m’était donnée pour la première fois, quand les fées minuscules aperçues tout à l’heure folâtrèrent visiblement autour de moi, d’un vol si léger, qu’en les regardant, le papillon fût mort de honte d’être aussi lourd.
Vêtus ou plutôt enveloppés qu’ils étaient de telles nuances innommées, si incomparablement et si harmonieusement étincelantes, que l’arc-en-ciel et le soleil se fussent trouvés sombres devant eux, ces êtres aériens voltigeaient autour de moi. Leurs ailes, d’une diaphanéité merveilleuse, me frôlaient le visage. Tout à coup, l’une des fées, dont je distinguai les cheveux d’or filé et les yeux couleur de pervenche mouillée, s’approcha plus encore de moi et je sentis son beau petit corps parfumé effleurer mon visage…
Je jetai un cri ; je pense du moins que je jetai un cri : tout s’évanouit.
J’étais à Glascow, dans la chambre de James Bennett. Je tenais à la main un verre vide. Le vieil ami de mon père s’écriait avec un sourire d’orgueil et de joie :
« Eh ! garçon ! Eh ! Sammy ! que dis-tu de cela ? »
Je fis un effort surhumain pour reprendre mon sang-froid.
« Je n’ai jamais rien goûté d’aussi délicieux, » balbutiai-je.
Il eut un rire de triomphe.
« Je n’ai plus maintenant qu’à lui trouver un nom, murmura-t-il en serrant précieusement le précieux flacon.
– Seulement, je crois qu’il n’en faudrait pas boire deux verres, de votre vin, » ajoutai-je en riant faux ; et tout bas, je pensai : « L’espace de dix secondes, j’ai été abominablement gris ! »
Cette idée me faisait peur. Jusqu’à ce jour, soit par tempérament, soit par désir de me distinguer de mes compatriotes en général, soit pour tout autre motif, je n’avais pas pratiqué le vice qui réduit à l’état de bête brute, chaque samedi soir (sans préjudice des autres jours), une bonne part de la population masculine et féminine de Londres. Fallait-il que ma sobriété vînt échouer devant un demi-verre de liqueur endiablée !
Il me fut impossible de refuser le dîner offert par M. Bennett, qui me remit des lettres pour mon père et trois flacons du précieux vin, bien emballés.
Je n’ai pas gardé de vifs souvenirs de ce dîner ; les deux filles de James Bennett y assistèrent, je fus près d’elles une distraction stupide où l’admiration n’entrait pour aucune part. Je me rappelle que ces jeunes filles étaient brunes et avaient des yeux noirs. Je me rappelle aussi que, ce soir-là, les cheveux bruns et les yeux noirs me causaient une sensation désagréable que je ne pus parvenir à m’expliquer.
Je partis le lendemain matin. Comme je serrais une dernière fois la main de M. Bennett, le vieillard se pencha jusqu’à mon oreille :
« J’ai trouvé, dit-il d’un air joyeux, nous l’appellerons le vin des Fées ! »
CHAPITRE III
J’avais quitté Glascow depuis quelques heures : la journée s’annonçait superbe, je fumais un excellent cigare en regardant par la fenêtre du wagon. Sous la banquette était la valise contenant le peu de vêtements que j’avais emportés et, sur mes genoux, le sac de cuir remis par James Bennett.
Je puis bien affirmer, en toute loyauté de conscience, qu’il ne restait plus trace, alors, en mon esprit lucide et rassis, de la petite griserie de la veille. Les pensées inspirées par mon voyage à Glascow se bornaient au calcul des bénéfices probables que rapporterait la vente du vin des Fées. Je songeais surtout à l’orgueil qu’éprouverait mon père lorsqu’il se verrait seul et unique dépositaire d’une denrée inconnue sur le marché de l’Angleterre.
Mon cigare était fini ; je refermai la fenêtre et regardai de droite et de gauche pour savoir avec qui je me trouvais.
« Par exemple ! j’aurai soin de verser moi-même la goutte au brave homme ! » pensai-je, avec un prudent retour sur moi-même.
Mes compagnons de route étaient d’abord deux gros hommes très rougeauds, très endormis, dont l’aspect et la tenue indiquaient évidemment des manufacturiers ; puis une vieille demoiselle sèche et jaune, qui affecta mes cinq sens d’une manière particulière. Je veux dire que, en la regardant, mes yeux furent cinglés comme d’un coup de fouet, mon nez crut respirer du vinaigre, mon oreille percevoir le grincement d’une scie, mes mains rencontrer un clou, mon palais recevoir le jus d’un citron aigri.
Afin d’échapper à cette impression, je jetai les yeux en face de moi, vers la place occupée par une jeune miss simplement, mais gracieusement vêtue. De ce côté aussi, je devais subir une déception ! Car à peine m’étais-je assuré de la fraîcheur et de la gentillesse de ma voisine de banquette, que je ressentis un malaise, qui devint au bout de peu d’instants une souffrance ; et pour ce malaise et cette souffrance, je ne pus trouver que cette stupide et inacceptable raison, que la jeune miss en question était brune et avait les yeux noirs.
Ceci, selon l’ordre logique des choses, me rappela la répulsion éprouvée la veille en présence des deux miss Bennett, et causée par le même absurde motif ! et l’ordre logique ou illogique, comme l’on voudra, des choses, remit dans ma pensée, en contraste à ces cheveux et à ces yeux violemment et brutalement noirs, les cheveux d’or, les yeux bleu de pervenche et le doux corps aérien qui avait touché mon visage chez James Bennett.
« Penrith ! cria la voix du chef de train, Penrith ! quinze minutes d’arrêt ! »
Je sursautai : mes deux gros voisins se levèrent ; la vieille fille, ce composé de toutes les aigreurs dont j’ai parlé, se leva aussi, et j’en fis autant, cédant peut-être au désir d’échapper à la jeune miss brune, mais certainement aussi au besoin que j’éprouvais de dégourdir mes jambes.
Ne me demandez pas ce qui arriva. Mes compagnons descendirent du wagon, c’est évident ; il est évident aussi qu’un autre voulut descendre, et que cet autre fut moi ; il est non moins évident que ce moi se sentit tournoyer, tomber ; une douleur vive à la jambe me fit évanouir, mais avant de perdre connaissance, j’eus le temps d’entendre une voix qui disait :
« Il a la cheville cassée ! »
(La fin au prochain numéro)
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(Georges Grand, illustré par Gilbert, « Variétés, » in Musée des familles, lectures du soir, quarante-huitième année, n° 7, juillet 1881 ; in Musée des familles, édition populaire hebdomadaire, sixième année, n° 26, jeudi 1er juillet 1897. Ce texte est paru en volume dans le recueil Nouvelles anglaises : Une aventure de Samuel Johnson – Le Lord-maire – La Maison où l’on ne dort pas, Paris : Charles Delagrave, 1883 ; il a connu au moins sept rééditions chez le même éditeur, jusque dans les années 1910)
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