Dans la ferme de Fudeiras, où jadis les reîtres du seigneur comte fourbissaient leurs espontons et leurs fauchards, les Lagagné, meneurs de contre, vivaient de la vie pastorale, comme une tribu d’autrefois. Sept fils : Simplet, le dernier des sept.

Il était né avant terme, et le mauvais sort qui le marqua dès le berceau le poursuivit toute sa vie. Le nom de Ludovic qu’on lui donna par déférence pour son oncle et parrain, le riche tabellion du Pont-de-Fer, ne lui resta que sur l’état civil. Il fut au regard de tous, de ses frères comme du bourg, Simplet, et cela seul. De tous ceux qui naquirent cette année-là, aucun ne fut plus pauvre d’esprit ni plus faible de corps. Bigle, courtaud, bâti en équerre, les jambes cancroches et inégal d’épaules, il ressemblait à ces troncs rabougris que l’ombre fait pourrir aux pentes des ravines.

Jusqu’au temps de sa première communion, il poussa libre et seul. Les Lagagné espéraient qu’un tel événement, purificateur d’âme, lustrerait son corps du même coup, mais leur espoir ne dura guère. L’enfant ne s’épanouissait qu’en laideur et en simplicité. Dès lors, nul ne prit garde à lui. Comme il était trop court pour mener la charrue, on le ravala aux basses besognes. Il fut gardeur de chèvres et de boucs.

À l’aube, dès le chant du coq, il partait pour la garrigue. Dans un bissac de peau de bique, sa mère garait un peu de lard, une tranche de miche, du fromage et des figues sèches. En route, il buvait aux sources ; mais à la case paternelle il déroba plus d’une fois quelque bouteille de piquette.

Il revenait toujours aux mêmes pâturages : là plus qu’ailleurs, le paysage du ciel et de la terre lui étant familier, il y vivait, seul, loin de la vie.

Il connut cependant la mélancolie des désirs. Il se prit d’effrénée passion pour les serpents. Un matin, entre les viornes et les thyms, il avait vu se glisser une couleuvre. Sa peau que le soleil dorait, ses yeux pareils à deux luisants de nuit, l’annellement lumineux de son ventre l’émerveillèrent. Il s’intéressa à leurs us, connut leurs habitudes et leurs cachettes. Cette chasse lui causa d’inoubliables voluptés. Il y mettait toute son adresse : doucereusement, à travers les ramilles violettes, dans le triangle des fougères, à la fissure des rocs, il les guettait, la gorge sèche, le cœur en émoi. Et quelle joie s’il surprenait l’un d’eux, trop hardi ! Dans sa paume rude de berger, l’échine tiède du serpent se tendait comme un arc, de délicieuses démangeaisons l’irritaient, et l’agonie du petit reptile se compliquait parfois de tels soubresauts que des écailles bleues collaient à ses doigts comme des rondelles d’azur.

Dans le pays, on connut vite sa manie. Les gas, au passage, lui criaient en riant :

« Eh !… Simplet, la couleuvre !… la couleuvre ! »

L’idiot dédaignait leur répondre. Quelquefois, un rire niais illuminait sa face morte. « Hou ! Hou ! » grondait-il, tandis que, prenant la fuite, par crainte qu’on lui dérobât sa dernière victoire, il tapait amoureusement sur le revers pouilleux de sa besace.
 

*

 

Cette année-là, Notre-Dame de Bon-Secours, pèlerinage fameux de la province, célébra son cinquantenaire. La fièvre à l’avance gagna le pays. Il n’y eut pas de famille, même des plus pauvres, qui ne se fît un point d’honneur d’assister à la fête. Simplet hérita d’un costume qui n’allait plus à son cadet. Mais ces apprêts ne le touchaient guère. La veille du départ, il chassait encore le serpent.

Ce dimanche, à l’aube, la carriole aux fers criards, qui les menait chaque lundi aux marchés de la ville, emporta tous les Lagagné vers Notre-Dame.

Les fêtes du cinquantenaire duraient deux jours : un d’abstinences et de prières, avec lendemain de ripaille. L’Église, qui connaît ces rudes fils de la terre, a des indulgences secrètes pour les braves dont l’âme aime se détendre une fois l’an dans l’oubli du vin nourricier. Ce dernier jour comprenait aussi la procession et, sur le soir, l’adieu solennel des trois évêques.

En arrivant à Bon-Secours, la mule remisée et la carriole bien assise sur sa fourche triangulaire, les Lagagné gagnèrent la basilique. Des ex-votos de marbre magnifiaient la Madone et ses miracles.

« Promettez à Notre-Dame. Vous serez exaucé !

– Gloire à Notre-Dame, guérisseuse des maux des hommes ! »

Ils lisaient la moindre louange, déchiffraient des bannières, épelant jusqu’aux mots latins.

Ils arrivèrent devant la Vierge. Sur une sphère étoilée, – l’univers en raccourci, – elle se dressait, couronne en tête, éclatante de pierreries, avec le triangle d’or où se déroulait en gothique : Je suis le Bon-Secours. Le vieux Lagagné s’agenouilla. Ses six fils l’imitèrent. Derrière eux, oublié, Simplet, de ses yeux bigles, admirait la statue.

Soudain il se redressa.

Sous les pieds de la Madone, tordu et misérable, un serpent de fer, symbole du Maudit, pointait en vain le triangle rouillé de sa langue. Ses yeux – deux lentilles de verre – luisaient, inexpressifs, dans le vide. Son corps rigide pendait sans grâce. Simplet l’idiot en frémit. Un instant, il resta pensif, puis, claudicant, le corps de guingois, ayant salué Notre-Dame, il contourna la colonnade, glissa dans la nef pleine d’ombre et disparut.
 

*

 

Les fêtes se déroulèrent. Après la messe pour les morts, la joie impérieuse des vivants éclata. Le jour qui se levait était de fête et de franches lippées. Les hommes s’attablaient en bande aux guinguettes et aux hôtelleries qui foisonnent autour du sanctuaire. Sur les tables de bois s’alignaient comme à la parade pintes et gobelets, flacons, fioles et brocs. Les yeux s’éclairaient. Les faces flambaient. Plus d’un quitta sa veste pour boire frais. Quelques cigales de l’été cliquetaient encore. De toute la plaine montait un bourdonnement de ruchée, rires loyaux, appels sonores, heurts de brocs, musique de verres ; l’âme du vin faisait des siennes !

La fête dura jusqu’au crépuscule.

Six heures. La procession. Les buvettes furent désertées. Les chapelets sortirent des robes et la flamme blonde des cierges éclaira le parvis déjà noyé d’ombre. La foule des pèlerins se rangea.

Un groupe d’hommes robustes alla quérir la Vierge pour la mener sur le chemin de croix qui monte en spirale autour de la colline… Des prières… L’encens fume… Mais bientôt, de l’église, suisses, enfants de chœur, lévites, brancardiers ressortirent, pleins d’épouvante. Les évêques, sous le dais aux aigrettes blanches, parurent hésiter. Une bousculade se produisit. Quelques vieilles femmes crièrent d’angoisse.

« Quel événement singulier ?… un miracle ?… »

Certes, un miracle ! Sous les pieds de la Vierge, en place du serpent de fer, une couleuvre tressaillit, une petite couleuvre verte, pleine de grâce et de vie, toute menue et si jolie que, près d’elle, les cabochons du trône et l’or des étoiles en paraissaient éteints… Prêtres et brancardiers s’interrogeaient, quand un gas, très audacieux, d’un coup de poing brisa l’échine de la bête… La procession alors se déroula.

Mais en gravissant le calvaire, les trois évêques aperçurent, debout au haut de la colline, dans le globe du soleil couchant, un avorton dont la face s’illuminait d’un effroyable rire d’extase et de simplicité.
 
 

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(André Tudesq, « Les Contes du Soleil, » in Le Soleil, trente-cinquième année, n° 271, dimanche 27 septembre 1908 ; Leonor Fini, « La Passagère, » huile sur toile, 1964)