La soirée s’était terminée comme d’habitude. Les amis que la nuit tombante réunit chaque jour autour de la table de notre taverne traditionnelle, s’étaient trouvés au complet. La plupart des professions libérales étant représentées dans ce petit cercle, la conversation n’y tarit jamais ; suivant le hasard des lectures, l’un ou l’autre rapporte quelque découverte scientifique, l’observation d’un « beau cas » de maladie, une remarque sur quelque chinoiserie de la loi, une nouvelle intéressante. Et comme nous nous réunissons après journée finie, l’esprit parfois aime à se détendre et quelque innocente plaisanterie vient nous dérider.

Dispos et un peu rêveur, le dernier cigare aux lèvres, je regagnai paisiblement mon domicile par les rues assoupies de la ville, regardant devant moi l’astre des nuits, plongé dans des réminiscences involontaires de Musset, qui le comparait à un point sur un i, et de Flammarion, ce poète de l’espace mystérieux, des sidérales étendues auxquelles son imagination donne une vie si intense et qui sont à jamais inaccessibles à une investigation complète.

C’était une de ces soirées de tout premier printemps dont la surprise chaude vous alanguit. Pas un souffle, les feuilles du plus tendre vert étaient immobiles, et je laissai ouverte la fenêtre de mon cubicule pour m’endormir dans la senteur fraîche des jeunes pousses. Ni un mouvement ni un bruit ne troublaient la nuit dans ce quartier écarté, et je passai au sommeil, sans cette période de demi-conscience qui le précède souvent. Ce fut très doucement, sans secousse que je perdis l’idée de la réalité, et que l’aile du rêve m’emporta dans les pays bleus. Combien dura ce voyage ? Je l’ignore, mais je ne fus pas peu surpris de me trouver, à quelque temps de là, dans une salle spacieuse, brillamment éclairée par des lampes électriques d’un système nouveau, ou tout au moins qui m’était inconnu.

Cette salle semblait être le hall de quelque Palace Hôtel décoré avec une élégance rare et que je ne pourrais comparer aux endroits que je connais. La température était douce et de superbes plantes tropicales croissaient dans le spacieux vaisseau.

Dès le premier instant, je fus toutefois décontenancé par une légère odeur ammoniacale qui cadrait peu avec tout ce luxe. Il est de meilleurs parfums. J’allais rechercher la cause de cette anomalie, lorsqu’un jeune homme bien découplé s’avança vers moi avec déférence, mais en conservant un maintien plein de dignité. C’était un égal, non un maître d’hôtel.

Son habillement me frappa. Il ne ressemblait en rien aux vêtements que nous connaissons. Était-ce là le résultat d’une conception artistique nouvelle ? En tous cas, ce costume n’avait rien de commun avec l’élégance souvent extravagante des siècles passés, ni avec le manque de goût complet qui préside à la toilette de nos contemporains.

Les associations d’idées, d’après les expériences de M. Wundt, ne durent guère qu’un dixième de seconde. Il ne m’en fallut pas plus pour passer des perruques Louis XIV à l’anno domitii 1904, et pour me demander en quel temps nous nous trouvions. Et le chemin à faire, qui exigea sans doute un autre dixième de seconde nécessaire pour percevoir une impression visuelle, me conduisit à la surprenante date que je lus au calendrier éphéméride pendu à la muraille :
 

25 JUILLET 2502

 

J’en restais bouche bée, ce qui donna à mon hôte le temps de s’approcher. Après m’avoir salué courtoisement :

« Monsieur est sans doute arrivé par le dernier sous-marin ? »

Et comme, interloqué, je ne répondais rien :

« Vraiment, je suis bien aise de vous recevoir, car, dans ces régions inhospitalières, les visites sont rares, et nous sommes spécialement reconnaissants à ceux qui veulent prendre le grand dérangement de nous venir voir. »

Régions inhospitalières ? j’étais loin de m’en douter. Un hall brillamment éclairé, où régnait une température douce, où des palmiers arborescents empennaient de vertes feuilles la cime de leur brune écorce, un endroit enfin où l’on était reçu avec tant de politesse, bien qu’étranger, ne me paraissait nullement inhospitalier !

Mais un geste de mon hôte me désignait, visible par une large fenêtre, un surprenant paysage. C’était une vaste plaine, couverte d’une couche irrégulière de glace et de neige, une lueur incertaine répandue par tout le ciel, d’étranges colorations.

Comme répondant à une question secrète, le jeune homme reprit, toujours aimable :

« Voyez le thermomètre extérieur, il marque cinquante-deux degrés et demi de froid, aujourd’hui ! »

Et, sans doute pour poursuivre agréablement la conversation, dont il faisait tous les frais :

« Heureusement que nos cœurs sont un peu plus chauds que le Cœur de la Terre.

Mais voici midi, reprit mon hôte, c’est l’heure du déjeuner et j’espère que vous partagerez notre repas. Notre petite colonie est agréable, car tous les ingénieurs qui la composent ont amené leurs femmes. Ces dames sont charmantes, vous en jugerez. Et c’est un peu pour jouir de leur société que nous avons mis tant de soins à rendre notre phalanstère confortable, et même élégant. Vous accorderez qu’il est rare de trouver pareille résidence dans un climat aussi dur que le nôtre. »

Ce disant, il m’introduisit dans une salle à manger adjacente où déjà des dames et des messieurs se trouvaient réunis. Après les présentations d’usage, l’on s’assit à une table bien servie. J’avais pour voisine une jeune femme charmante, qui me dit à nouveau, ainsi que le président de la table – je sus après que c’était l’ingénieur en chef – combien tous les membres de la colonie étaient heureux de recevoir des étrangers au Cœur de la Terre. Ma curiosité commençait à être vivement piquée par ces mots que j’entendais pour la deuxième fois : Le Cœur de la Terre.

Cependant, cette expression était employée si couramment que je craignis de me montrer trop naïf en demandant une explication ; aussi me hasardai-je à peine à dire à ma gracieuse voisine :

« Vous possédez ici un intérieur charmant, mais, malgré le parfum des fleurs que vous cultivez, une odeur spéciale, une légère odeur ammoniacale, qui n’a du reste rien de désagréable, semble imprégner l’atmosphère avec une persistance peu commune. »

À ces paroles, la jeune femme partit d’un clair éclat de rire en me disant :

« J’imagine, Monsieur, que lorsque vous vous êtes décidé à venir visiter le Cœur de la Terre, vous deviez vous attendre à respirer quelque peu l’odeur de son sang. »

J’avoue que mon ignorance m’embarrassait de plus en plus ; aussi détournai-je la conversation en demandant quel était le nombre de visiteurs que l’on recevait habituellement. Je m’enquis de même auprès de ma voisine si elle connaissait exactement la longitude et la latitude du lieu où nous nous trouvions. En ajoutant l’adjectif « exactement, » j’échappais aux soupçons d’une étrange ignorance qui déjà semblaient planer sur moi.

« Le lieu où nous nous trouvons, me dit-elle, se trouve à 3° 15’ de latitude sud et à 15’ de longitude. »

Toutes ces déclarations énigmatiques commençaient à ébranler singulièrement mon cerveau. Aussi, prenant le parti d’éclairer le mystère malgré tout, je déclarai, à la stupéfaction générale de mes auditeurs, que, me trouvant en plein hiver à une si faible distance du pôle Sud, il me paraissait de toute impossibilité qu’un navire pût faire un service, d’abord parce que le pôle Sud est entouré non pas de mers, mais bien de terre, et que, quand même cette hypothèse serait erronée, aucun navire ne parviendrait à traverser les glaces, même au cœur de l’été.

L’ingénieur en chef, qui présidait la table, sourit légèrement et, s’exprimant dans une autre langue, afin de m’empêcher de le comprendre :

« C’est une plaisanterie que je trouve de mauvais goût de mettre durant la traversée des voyageurs à l’état d’hypnose, et surtout de laisser persister cet état. »

Il fit un léger signe à l’ingénieur qui m’avait reçu.

Celui-ci m’invita le plus poliment du monde à visiter les installations du Cœur de la Terre.

L’espoir de voir enfin s’éclaircir cet étrange mystère me soulagea d’un grand poids.

« Nous allons, dit l’ingénieur, nous couvrir d’abord des vêtements indispensables pour résister à la basse température du dehors. »

Ayant pris cette précaution, nous ne tardâmes pas à nous trouver sur le seuil de la porte de sortie. Une aurore polaire illuminait brillamment la plaine glacée. À notre droite, se dressaient une série d’hôtels d’apparence confortable, éclairés par des lampes électriques ; en face de nous s’étendait une nappe d’eau d’environ deux hectares.

Des brise-glace, continuellement en activité, empêchaient la glace de se former.

« Voici le port où vous venez d’aborder, me dit l’ingénieur ; il est bien heureux que ce golfe étroit et profond permette aux grands sous-marins de parvenir jusqu’ici. »

Et, par un effet de l’incohérence des rêves, il me sembla bien maintenant que les choses s’étaient passées comme il le pensait.

« Nous avons vraiment de la chance, me dit-il, de pouvoir profiter de cette aurore polaire ; cela vous permettra de découvrir, lorsque nous aurons contourné ce bâtiment, à peu près tout le Cœur de la Terre. »

Enfin, j’allais savoir ! Et, précipitant le pas, je ne tardai pas à me trouver en face de la plaine, toujours blanche, mais dans laquelle se découvraient à perte de vue une série de chaudières placées les unes à la suite des autres et qui semblaient toutes reliées entre elles. Les unes étaient plus ou moins enfoncées dans la neige, les autres émergeaient davantage.

« Voici, me dit l’ingénieur, les chaudières qui contiennent le sang de la Terre, et je trouve réellement bien naturel d’appeler ainsi l’ammoniaque liquide qu’elles renferment, notre planète étant absolument organisée comme un être vivant.

Vous voyez également, me dit-il, la succession des bâtiments à gauche des chaudières.

Ce sont ceux qui renferment les machines motrices Gramme (l’anneau découvert par cet inventeur n’ayant pas changé, depuis des siècles), activées par des muscles de la Terre.

Ces muscles viennent de régions plus chaudes où la chaleur que notre globe reçoit du Soleil est transformée en énergie mécanique.

Nous visiterons l’un de ces bâtiments, car ils sont en réalité tous pareils, et vous y verrez le fonctionnement très simple des pompes. »

Je vis, en entrant, une dynamo de grande puissance qui activait une pompe gigantesque. Sur le mur, on lisait, en grandes lettres : « Saint-Pétersbourg. »

« Voici les veines, me dit-il, en me montrant une série de tubes relativement larges, qui nous ramènent le sang de Saint-Pétersbourg.

Il est dans ces tubes à l’état de vapeur sous une pression d’environ 0,5 atmosphère, ainsi que vous le voyez au manomètre, et ces machines ne doivent en réalité fournir qu’un travail relativement très faible pour amener le sang veineux à saturation. Le sang liquide est refoulé par des tubes munis de soupapes dans les chaudières que nous venons de voir, sous une pression de 20 atmosphères.

Ce travail de refoulement est minime, eu égard au petit volume occupé par le liquide.

Les artères, c’est-à-dire des tubes de diamètre beaucoup plus faible, fixés à la partie inférieure des chaudières que vous voyez d’ici, sont destinées à ramener le sang liquide, le sang artériel, à Saint-Pétersbourg.

L’ammoniaque liquide est distribuée par ce procédé dans le monde entier sous une pression de 20 atmosphères.

L’état liquide est ainsi toujours conservé, car il faudrait soumettre ce fluide à une température de 50° pour l’évaporer sous cette pression.

Le moteur de Saint-Pétersbourg ou de toute autre localité, en recevant ce liquide, utilise d’abord le travail fourni par la pression que nous lui communiquons ; puis, à la sortie de ce premier moteur, il se rend dans une série de grands réchauffeurs exposés à l’air libre où le liquide se retransforme en vapeur.

Nous connaissons à chaque instant les conditions dans lesquelles fonctionnent tous les moteurs du monde. Vous voyez, dans ce tableau fixé au mur, qu’en ce moment la température des réchauffeurs de Saint-Pétersbourg est de 20°, à laquelle correspond la tension de vapeur saturée de 8,40 atmosphères, qui est développée initialement dans les grands cylindres des moteurs. La décharge se produit dans les artères dont l’extrémité est à nos pieds.

C’est une chose bien curieuse, me dit l’ingénieur, de suivre la marche des variations de pression qui se produisent dans les diagrammes qui se tracent automatiquement en cet instant.

Une diminution de pression résultant d’un refroidissement se produit en ce moment à Saint-Pétersbourg ; mais il faudrait environ douze heures avant qu’elle ait eu le temps de se manifester au point où nous nous trouvons.

– Mais, dis-je, il existe des localités sur notre globe où la température de l’hiver devient quelquefois extrêmement basse.

– Oui, me dit-il, mais remarquez cependant qu’à une température de – 15 °, on dispose encore d’une pression de 2,28 atmosphères.

Du reste, la Terre n’est pas seulement douée d’un réseau artériel et veineux complet ; son système musculaire est aussi admirablement organisé. De telle manière que si, à un moment donné, le premier système vient à faire défaut, l’énergie sous la forme électrique est immédiatement transmise par les câbles, des régions où la température est plus clémente.

– Ensuite, ajoutai-je, je ne vois pas bien pourquoi Saint-Pétersbourg ne s’alimente pas à une installation semblable qui serait établie au pôle Nord.

– C’est actuellement, me dit-il, l’été à ce pôle ; les artères et les veines se prolongent en réalité jusque dans cette région en suivant à peu près les arcs de méridien ; là existe une installation semblable à celle-ci, qui fonctionne d’une manière plus efficace que la nôtre pendant l’hiver de cette région.

Cependant, toutes choses étant égales, l’effet utile moyen de notre installation est supérieur par suite des températures plus basses que nous subissons.

– Et dire cependant, dis-je, qu’il y a quelques siècles l’humanité ne se doutait guère du prodigieux service que les pôles de la Terre étaient appelés à rendre ; aussi les générations actuelles doivent-elles rendre hommage aux hardis explorateurs du XIXe siècle, qui les premiers tentèrent d’explorer ces régions, ne se doutant pas eux-mêmes de ce qu’ils préparaient.

– Oui, me dit l’ingénieur, l’histoire de l’évolution des procédés qui sont actuellement en usage est bien intéressante, car remarquez bien que les principes de ces procédés étaient déjà connus au XIXe siècle dont vous parliez.

Le principe de Carnot ou l’utilisation du travail produit par une chute de température, la découverte de Galvani et de l’anneau Gramme constituent les seuls éléments qui ont donné au globe cet aspect véritablement féerique.

Il y a quelques siècles, en l’an 2051, des milliardaires américains s’associèrent pour utiliser la chute de température existant entre l’Amérique du Sud et le pôle Sud. Quand je parle de pôle Sud, j’exagère, car les moyens d’alors ne permettaient pas encore de parvenir là où nous sommes. Mais ils décidèrent d’établir une petite installation semblable à celle-ci sur la terre polaire la plus voisine de la Terre de Feu. L’ammoniaque ne pouvait être produite alors en assez grande abondance ; aussi utilisèrent-ils un mélange d’anhydride carbonique et d’acide sulfureux qui détermine des tensions de vapeur aussi bien adaptées aux chutes de température de notre globe que l’ammoniaque utilisée aujourd’hui. Mais nous avons préféré nous passer de mélanges dont les titres peuvent varier.

Grâce à cette première installation dont on voit encore les ruines, tous les points de l’Amérique du Sud ne tardèrent pas à recevoir l’énergie à peu près gratuitement et il se produisit alors une crise économique bien intéressante.

L’industrie de l’Amérique du Nord reflua vers le Sud, et il se produisit non seulement une baisse de prix considérable dans la production des métaux, mais il en fut de même de la production des céréales : elles croissaient dès lors dans les plaines qui se cultivaient et s’irriguaient pour ainsi dire automatiquement.

Cette baisse de prix eut son retentissement dans les autres parties du monde qui se préservaient vainement à coups de taxes prohibitoires.

Un siècle plus tard, chaque pays possédait son réseau distributif de l’énergie, mais ce n’est que depuis un siècle qu’une convention internationale intervint, laquelle eut pour résultat de fondre en une installation unique toutes les installations nationales privées.

C’est ce que nous voyons actuellement.

Il est curieux de remarquer, si l’on remonte plus haut, comment l’organisme de la Terre s’est constitué peu à peu.

Au XIXe siècle, elle possédait déjà un système nerveux relativement complet ; tous les pays du monde étaient reliés par des fils conducteurs capables de transmettre les impressions sous la forme de la parole ou de signes conventionnels.

Au XXe siècle, son système musculaire commença à se développer sous la forme de câbles transportant l’énergie, d’abord dans les villes pour actionner les trams, plus tard afin de remplacer la locomotive.

Mais ce n’est qu’au XXIe siècle que commença à apparaître son système artériel et veineux.

Au XXe siècle, le charbon de terre constituait en réalité l’équivalent d’un sang peu abondant ; mais comme rien ne semblait indiquer l’utilisation des chutes naturelles de température, les économistes se demandèrent ce qu’il adviendrait le jour où les mines seraient épuisées.

Actuellement, elles sont bien loin de l’être, car le carbone est utilisé exclusivement comme agent chimique de réduction, et  même si les richesses charbonnières venaient à disparaître, les végétaux fourniraient aisément la quantité de carbone nécessaire.

Nous irons maintenant visiter, me dit-il, le bâtiment le plus intéressant, celui des téléphotes, non seulement utile pour notre service, mais qui fait également la joie de nos dames, car, grâce à ces merveilleux appareils, nous pouvons voir d’ici toutes les machines actionnées par le Cœur de la Terre, ainsi que les plus belles régions équatoriales où fonctionnent nos appareils agricoles. »

Nous prîmes place dans une voiture électrique appartenant à un chemin de fer qui longeait toute la série des chaudières et des bâtiments en tête desquels je voyais inscrits en grandes lettres le nom des localités qu’ils desservaient, ainsi que les habitations des mécaniciens.

Grâce à la rapidité de notre marche, le trajet ne me parut pas long, et nous entrâmes dans un édifice plus luxueux.

Dans une série de grandes salles qui se suivaient et dont chacune correspondait à un pays, se trouvaient disposés le long des murs une série d’oculaires semblables à ceux des stéréoscopes, et au-dessus desquels étaient indiquées les choses que l’on y voyait.

« Permettez un moment, me dit-il, car il faut que j’examine les machines de Pékin, qui fonctionnent moins régulièrement. »

Il s’avança vers l’un des appareils, établit un contact électrique et observa attentivement.

« Tout marche bien maintenant, dit-il ; une fuite s’était produite, mais je vois que les moteurs ont repris leur vitesse normale.

Voulez-vous voir ? »

Je mis l’œil à l’instrument et je vis, avec un étonnement mêlé d’admiration, des machines aux cylindres et aux bielles formidables activées par le Cœur de la Terre.

« Ces machines, me dit-il, fournissent l’énergie sous la forme mécanique, électrique, calorifique et lumineuse, à Pékin et à la province qui en dépend. Si vous voulez jeter un regard dans l’appareil voisin, vous verrez une grande plaine chinoise qui se cultive automatiquement. Plus loin, au n° 302, vous verrez une plaine toute semblable couverte d’une luxuriante végétation. C’était, il y a quelques siècles, un désert inhabitable.

La force motrice y amène maintenant l’eau et la vie.

Vous verrez dans une autre salle les endroits occupés primitivement par les déserts africains qui sont maintenant les terrains les plus fertiles du monde. Mais vous séjournerez ici pendant quelques jours ; vous pourrez les employer fort agréablement en faisant d’ici le tour du monde. Il sera temps maintenant de rentrer pour le dîner ; car notre chef aime que l’on soit à l’heure. »

Nous allions nous remettre en voiture lorsque, je ne sais pour quelle raison, je me mis à fixer une artère de la Terre qui éclata avec un grand fracas et me réveilla.

Il faisait jour. Je me frottai les yeux dans l’indécision du rêve ou de la réalité. Et j’entendis un coup de carabine : mon fils qui tirait à la cible dans le jardin… C’était là l’artère qui avait fait explosion, me faisant retomber des merveilles aux proses.

Et ces merveilles, sont-elles tout à fait impossibles ?

Théoriquement non ; rien n’y est contraire aux principes de la Science. L’avenir réalisera-t-il quelque organisation analogue ? Comme tous, je l’ignore. Et, qu’importe, du reste, ce n’était qu’un rêve… (1)
 
 

 

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(1) On a beaucoup songé, dans ces derniers temps, à utiliser les chutes naturelles d’eau, le charbon blanc. Il semble qu’on a trop peu songé à utiliser les chutes naturelles de température. Sans recourir à l’application de notre rêve, il serait dès à présent possible de creuser des puits verticaux aboutissant aux sommets très froids de hautes montagnes, d’une part, et, d’autre part, à un tunnel horizontal au niveau de la plaine. Les communications deviendraient dès lors possibles avec le sommet, et l’installation des machines serait aisée.
 

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(P. de Heen, in La Revue, ancienne Revue des Revues, quinzième année, n° 23, jeudi 15 décembre 1904 ; Judit Reigl, « Ils ont soif insatiable de l’infini, » huile sur toile, 1950)