« Monsieur, on m’a dit que vous louez des chambres garnies et que vous servez à manger.

– En effet, Monsieur ; on ne vous a pas trompé. Désirez-vous une chambre au deuxième ou une mansarde ?

– Mon Dieu, donnez-moi une chambre bien simple et peu coûteuse, car le métier que je fais ne me met pas beaucoup d’argent dans les poches.

– Écoutez, j’ai une chambre qui fera votre affaire ; je la loue garnie à un marchand de peaux de lapin avec lequel je fais des affaires ; il est absent et je vous la cède pour un mark, on ne saurait être plus raisonnable.

– D’accord ! c’est convenu. »

Ce dialogue avait lieu entre le maître du logis de la Bonner Gasse, n° 20, à Bonn, et certain étranger arrivé dans la soirée sans qu’on sût d’où il venait et qui il était.

Il s’enquit du plat qu’on pouvait lui servir ; ce à quoi on lui répondit :

« Du lapin, une portion de lapin à 50 pfennings. Cela fait la « réputation de la maison. »

À ce mot « réputation, » notre jeune homme n’hésita pas et se fit servir le plat qui faisait la réputation culinaire de la gargote.

Une serviette d’une propreté douteuse vint s’étaler devant lui, un service d’étain prit la droite d’une assiette de faïence et une friande odeur de lapin vint réjouir l’appétit aiguisé du voyageur.

Était-ce bien du lapin ?

– Notre affamé ne se fit point de réflexion, à en juger par la manière dont il se mit à manger.

L’estomac satisfait, il ne songea qu’à une chose : aller prendre du repos.

Avec beaucoup de peine, il gravit l’escalier étroit pour arriver à sa chambre, et, avant de se coucher, il lui vint la singulière idée d’ouvrir sa caisse de violon et d’essayer quelques traits ; les notes qui lui vinrent sous l’archet furent celles du « Concerto de Beethoven. » Pourquoi son violon se trouva-t-il dans une verve endiablée ce soir-là ?

Il ne pouvait le comprendre, car une fatigue écrasante accablait l’artiste, tandis que l’archet avait une poésie, une vigueur, un coloris qui le stupéfiaient.

« Sapristi, comme je joue bien ce soir ! Le diable m’emporte si l’âme de Beethoven ne s’est pas fourrée dans le bois de mon violon. »

Au même instant, un craquement significatif vint à retentir dans la caisse.

« Par Stradivarius, mon violon est ensorcelé : l’endroit est mal choisi ; la chambre de ce marchand de peaux de lapin serait-elle un lieu de prédilection pour mon violon ? Il n’y a vraiment pas de quoi, en vérité.

Pour éclairage, une chétive chandelle qui pleure le suif, pour tenture, des peaux de lapin, une chambre basse, étroite, un vrai nid de souris, des lambris moisis, des fenêtres mal jointes, on respire mal ici. Bast, un pauvre violoniste de mon espèce ne peut se loger sous des lambris dorés ; sachons nous contenter de ce modeste gîte où d’autres qui me valaient peut-être m’ont précédé ; et toi, mon vieux fou de violon, va te coucher dans ta boîte : songe que, demain, la gloire t’attend à Coblentz.

Avec le bénéfice de ce concert, il faudra payer trois mois de loyer, et vivre péniblement en continuant à courir le cachet. »

En disant ces mots, l’artiste emballa son violon et se coucha dans l’intention de dormir. À peine au lit, une torpeur s’empara de tout son être, mais son esprit resta éveillé et il vit avec effroi les peaux de lapin se détacher du mur, se mettre en tas, et leur fourrure fauve prit un aspect de chevelure en désordre : il lui sembla voir une forme humaine qui s’approchait de son violon ; l’apparition ouvrit la caisse et prit l’archet. Dans son cauchemar, l’artiste entendit les mesures du concerto qu’il avait exécuté dans la soirée ; seulement, ces mesures étaient si sublimes, si larges, si grandioses, qu’elles semblaient provenir de quelque Titan d’un monde idéal.

L’exécution dura-t-elle peu ou longtemps, l’étranger ne s’en rendit pas bien compte ; seulement, lorsqu’il lui parut que la main magique avait fini, il se réveilla mouillé d’une sueur glaciale, tant son être avait été ébranlé par cette apparition fantastique.

Le jour commençait à poindre, le tintement de la cloche de l’église voisine pénétrait avec un son étouffé dans la chambre en désordre. Le musicien s’aperçut que plusieurs des peaux de lapin gisaient sur le plancher. Courir à son violon fut son premier mouvement ; il le trouva dans la même position où il l’avait installé la veille ; quelques crins seulement jonchaient le sol.

Un quart d’heure après cette constatation, un violent coup frappé à sa porte vint le rappeler à la réalité.

« Si vous voulez prendre le train de 7 heures pour Coblence, faut vous lever, » dit une voix stridente.

Le violoniste ne se le fit pas répéter. En vingt minutes, il fut habillé et se rendit dans la salle du rez-de-chaussée.

« Avez-vous bien dormi ? demanda le maître de la maison.

– Très bien, répondit l’artiste, qui n’osa avouer son cauchemar.

– Une bonne chambre, parbleu ! Si vous étiez venu un quart d’heure plus tard, vous ne l’eussiez pas eue. Nous avons demain une exécution dans la ville et le bourreau est venu me demander asile pour cette nuit. »

Un frisson de terreur glaça notre homme d’épouvante.

« Que pouvez-vous me servir de substantiel à déjeuner ? demanda-t-il.

– Du café avec du pain, du beurre et une portion de lapin.

– Encore du lapin ; j’en avalerai donc de toutes manières.

– Voyez-vous, mon bon Monsieur, nous sommes les gens de Bonn qui débitons le plus de lapin ; dans toute la ville, vous n’en trouveriez de meilleur à 50 pfennings la portion.

– Je n’en doute pas, mais je ne saurais manger du lapin aussi matinalement, et je ne veux pas m’exposer à être malade, aujourd’hui surtout que je dois donner un concert à Coblence.

– Ah ! Monsieur donne des concerts ? et que joue-t-il ?

– Du violon.

– Si Monsieur est artiste, qu’il veuille bien bien recommander la maison ; à défaut d’amour pour mon lapin, il aura bien de l’amour pour son art. En sortant de la maison, qu’il veuille bien regarder mon enseigne et la plaque qui occupe le milieu de la façade. Et maintenant, puisque Monsieur veut prendre le train de 7 h. 40, je vais lui dire verbalement le montant de sa note.

– Une chambre, 1 mark.

– Une bougie, 1 silvergroschen.

– Une portion de lapin, 50 pfennings.

– Total : 2 mark 25. »

L’étranger paya, salua le gargotier, prit son violon et s’en alla.

« Regardez-bien mon enseigne, jeune homme, et bon succès à Coblence ! »

Arrivé dans la rue, l’artiste leva la tête et vit l’enseigne de là.

« Portion de lapin à 50 pfennings.

Table d’hôte à midi.

Chambres à louer.

Ici on loge à pied, à cheval et en voiture. »

Son regard n’allait pas dépasser le rez-de-chaussée, lorsqu’une fenêtre se ferma bruyamment à l’étage supérieur. L’artiste leva la tête et vit cette inscription en lettres d’or :

« Dans cette maison naquit Louis Beethoven le 15 décembre 1770. » (1)

Nul doute, le musicien comprit qu’il avait logé dans la chambre où Beethoven avait vu le jour ; le cœur rayonnant de joie, il partit pour Coblence, regarda son violon comme sanctifié et, le soir au concert, il se trouva en esprit dans la petite chambre du marchand de peaux de lapin ; la même main magique s’était glissée sous la sienne, et le concerto sortit triomphant.

L’artiste fut acclamé, il retourna enrichi au pays conjugal et jamais, depuis lors, il ne se mit un morceau de lapin sous les dents, sans penser avec gratitude à la portion à 50 pfennings de la Bonner Gasse, n° 20.

L’artiste qui y a logé m’a dit que la chambre de naissance se trouve au 3e étage ; elle est triste, sombre, étroite et froide, et témoigne de l’état de fortune médiocre de la famille Beethoven.

Transformée en musée, elle est devenue un sanctuaire des souvenirs du grand symphoniste. À Baden, près de Vienne, une plaque commémorative désigne le berceau de la première symphonie (1821-22-23). Cette maison, en 1874, était habitée par une aimable petite bossue dont les parents ont connu Beethoven et lui ont loué un appartement pendant trois ans.

Les murs portaient des traces des inspirations du maître ; malheureusement, une couche de chaux a effacé ces autographes précieux.
 
 

 

–––––

 

(1) La maison où naquit Beethoven est effectivement située dans la Bonner Gasse, au n° 20 ; elle fut occupée par un restaurant, hôtel garni.
 

–––––

 
 

(Ernestine André van Hasselt, in La Jeune Fille et le Conseiller des familles, quarantième année, n° 18, mardi 15 septembre 1896 ; Ditlev Conrad Blunck, « Mareridt [Cauchemar], » huile sur toile, 1846)