Il était une fois trois amis d’enfance qui ne s’étaient pas vus depuis bien longtemps… bien longtemps.

Un jour, ils se rencontrent ; et, pour fêter le hasard qui les a si heureusement réunis, ils entrent dans une taverne, et se font servir une friande lippée.

Après les embrassades de rigueur, les trois amis en arrivent naturellement à se dire la position que chacun d’eux s’est faite.

Le premier est devenu procureur.

Le second, officier de police.

Le troisième, médecin.

Le dernier seul a amassé une petite fortune ; les deux autres végètent.

Le procureur est un type de franchise et d’honnêteté ; il ne compte à ses clients que ses loyaux coûts, a les faux-frais en horreur ; partant, récolte juste assez d’honoraires pour ne pas mourir tout à fait de faim.

L’officier de police est esclave du devoir et de l’équité ; son service de jour est, à coup sûr, le mieux fait de toute la bonne ville de Paris ; mais la nuit venue, impossible à lui de vaincre le sommeil ; sa vigilance s’endort, il fait comme sa vigilance. On l’a déjà menacé de lui retirer ses fonctions.

« Quant à moi, dit le médecin, et c’est là la cause de ma petite prospérité, j’ai inventé un baume à l’aide duquel je ferme toutes les plaies, je cicatrise toutes les blessures, je raccommode tous les membres… »

Et comme le procureur secoue la tête, d’un air incrédule ; comme l’officier de police hausse les épaules en riant :

« Vous en doutez ! s’écrie le docteur ; eh bien ! regardez !… »

Alors, il tire de la poche de son haut-de-chausses un pot rempli d’une pâte exhalant une forte odeur de soufre, s’enduit le poignet gauche de cette composition fantastique… et, prenant de la main droite un scalpel, se tranche la main gauche… sans que sa figure trahisse la moindre douleur, la plus petite émotion.

Après bien des hésitations, convaincus par les paroles du médecin, rassurés par son exemple, par son impassibilité, par ses promesses, les deux amis consentent à subir à leur tour une opération.

Le procureur tend une de ses mains… qui tombe sous le scalpel. L’officier de police offre ses yeux, qui roulent hors de leur orbite, eu jetant des éclairs rouges… le tout sans douleur.

« Maintenant, dit le médecin, après avoir déposé les mains coupées et les yeux dans une assiette, allons prendre l’air dans la cour… L’air extérieur est indispensable à l’action réparatrice de mon baume. »

Et tous trois sortent ; l’homme de police à tâtons, mais guidé par les deux autres.

À la porte de la taverne, le docteur accoste l’hôtelière et lui recommande de veiller avec le plus grand soin sur les deux mains et sur les deux yeux qu’il confie à sa garde. L’hôtelière croit avoir affaire à Satan en personne ; sa conviction est plus forte encore, lorsque, en entrant dans la salle que viennent de quitter les trois convives, elle aperçoit trois chats noirs se disputant les mains fraîchement coupées et les yeux, que les trois chats s’empressent d’emporter à son approche pour achever de les dévorer.

Mais, après tout, la tavernière est femme de tête ; elle pense que, soit d’un homme, soit d’un diable, elle a reçu un dépôt, et qu’il faudra le restituer. Elle se prend à songer, et, après réflexion, certaine de pouvoir réparer le malheur, elle saisit un coutelas et sort en grande hâte de la taverne.

Quelque temps après, les trois mutilés rentrent. – Grand émoi de leur part. – Les mains ne sont plus là ; les yeux ont été emportés. – Le docteur est accablé de reproches et d’invectives ; une lutte va éclater entre l’aveugle, le manchot et le médecin.

À ce moment, l’hôtellère apparaît, apportant sur un plat… deux mains et deux yeux…

« Ne vous étonnez pas, dit-elle ; je ne pouvais laisser à la merci de tout venant un si précieux dépôt ; je l’avais mis en lieu sûr jusqu’à votre retour. »

Inutile de dire que le médecin s’empresse de recoller, avec son baume, sa main et celle du procureur, et de replacer dans leurs orbites les yeux de l’officier de police.

Depuis cette singulière expérience…

Les procureurs sont moins délicats à l’endroit de leurs clients…

Les médecins tuent leurs malades…

Les agent de police y voient clair la nuit.

Voici pourquoi :

La tavernière, pour remplacer la main du procureur, avait coupé la main d’un tire-laine, pendu la veille au gibet d’en face sa porte.

Pour remplacer la main du docteur, elle avait coupé la main d’un homme écartelé pour en avoir tué un autre, et dont le cadavre était encore chez le bourreau, son voisin.

Enfin, elle avait arraché les yeux d’un chat, pour remplacer les yeux de l’officier de police.
 

*

 

Cette fable montre… Tire la morale qui voudra ; je donne tel quel un vieux conte que mon grand-père racontait à mon père, et que mon père m’a raconté.
 
 

 

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(Alexandre Flan, in Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas, cinquième année, n° 13, mardi 13 janvier 1857 ; « Les Contes de Robert-mon-oncle, » sous le titre : « Le Procureur, le médecin et l’agent de police, » in La Féerie illustrée, journal fantastique, deuxième année n° 1, samedi 1er janvier 1859 ; idem, in Le Monde fantastique illustré, première année, n° 3, dimanche 5 août 1860 ; idem, in La Féerie illustrée, nouveau cabinet des fées, n° 11, dimanche 27 avril 1873. Victor Brauner, « Arc-en-ciel, » huile sur toile, 20 novembre 1943)