ADOLPHE PERREAU : TOUT ET RIEN
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Il y a tant d’accidents, de petits événements pressés et divers dans la vie de notre temps, que lorsqu’on croit tout savoir sur un de ses contemporains, il vous reste encore quelque chose à apprendre.
On me contait l’autre jour sur Charles Baudelaire une anecdote que j’ignorais et qui peint bien le railleur qu’il lui plaisait d’être quelquefois, – le Satan à patte de velours, comme un de ses amis l’a appelé.
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C’était en 1848… Quelle magnifique tirade cette date fournirait à des orateurs que je n’ai pas le droit de nommer ici !
Les idées politiques de George Sand étaient représentées à Châteauroux par un journal qui faisait le désespoir et l’effroi des bourgeois de la ville et des campagnes.
Ceux-ci s’adressent un jour en suppliant à un peintre parisien qui se trouvait alors au château du comte de Chabrillan :
« Monsieur, nous fondons un journal réactionnaire, mais il nous faut un rédacteur en chef rompu à la lutte… Vous qui êtes artiste et qui connaissez tout le monde à Paris…
– Suffit, dit le peintre, je vais écrire dès aujourd’hui. »
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Et il écrivit aussitôt, en effet, au journaliste V…, un homme presque important à cette heure, – qui lui répondit par le même courrier :
« Je ne peux y aller moi-même, – mais je vous envoie un homme de talent qui saura dignement me remplacer : c’est mon ami Charles Baudelaire. »
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Baudelaire – inconnu alors – débarquait quelques jours après à Châteauroux avec une redingote vert pomme serrée à la taille et une cravate rouge aux bouts flottants qui causèrent quelque surprise.
Le premier numéro du journal, qu’on était pressé de faire paraître, rassura un peu les bourgeois effarouchés du pittoresque de toilette de leur rédacteur en chef.
Baudelaire avait écrit un article réactionnaire que l’on se répétait avec enthousiasme.
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Néanmoins, de nouveaux caprices de mise, de nouvelles cravates flamboyantes jetèrent encore le trouble dans les cervelles timides et les imaginations penseuses.
Ajoutez à cela que Baudelaire manquait d’expansion et n’avait professé aucune opinion en dehors de son fameux article.
L’inquiétude redoublait.
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Enfin on décida, pour sortir d’embarras et savoir à quoi s’en tenir, qu’on lui offrirait un dîner magnifique et qu’on lui demanderait habilement et poliment au dessert une profession de foi.
Ce qui fut fait de point en point.
« Monsieur, dit le plus hardi des convives, – après un premier toast au rédacteur en chef du journal réactionnaire de Châteauroux, – quelles sont vos opinions sur les hommes politiques de la révolution ? »
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Tout le monde tendit l’oreille : le représentant des idées d’ordre et de réaction allait enfin parler.
« Messieurs, répondit Baudelaire de sa voix la plus métallique et de son ton le plus froid, à mon sens il n’y a jamais eu que trois grands hommes politiques en France… »
Un murmure de curiosité avait parcouru le cercle des convives, qui maintenant retenaient leur souffle pour mieux entendre… ces trois noms :
« Marat, Robespierre et moi ! »
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(Adolphe Perreau, in Le Journal amusant, journal illustré, n° 656, samedi 25 juillet 1868. Caricature de Nadar, « Revue du deuxième trimestre de 1858, » in Le Journal amusant, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 132, 10 juillet 1858)
En 1849, – je crois, – les réactionnaires ou conservateurs de Châteauroux demandaient à Paris un rédacteur en chef pour leur journal. Comment Baudelaire, le moins journaliste des poètes et des hommes de lettres y fut envoyé, – je ne me souviens plus. Mais il y arriva, et les actionnaires du journal lui offrirent un banquet au débotté. Ce fantaisiste à longs cheveux et à cravate de foulard rouge les avaient déjà fait loucher. Ils n’étaient pas fâchés de le tâter au dessert. L’orateur de la société conservatrice se leva, et, après les considérations le plus anti-révolutionnaires, termina son toast au nouveau rédacteur en chef par un appel de profession de foi.
Baudelaire ne le fit pas attendre. Irrité de tous les lieux communs dont on l’avait bombardé, les lèvres serrées et sifflantes, il commença en ces termes :
« Messieurs, dans cette Révolution dont on vient de parler, il y a eu un grand homme, – le plus grand de cette époque, – un des plus grands de tous les temps : cet homme, c’est Robespierre !… »
Vous pensez que Baudelaire n’a jamais écrit un article dans le journal de Châteauroux.
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(Maxime Rude, Confidences d’un journaliste, Paris : A. Sagnier, 1876)
… On a noirci, en effet, beaucoup de pages sur les mystifications de cet impeccable et merveilleux écrivain. Je n’en sais pas de plus colossale et de moins connue que sa courte carrière de journaliste à Châteauroux. Qu’il me soit permis de la raconter en deux mots :
C’était en 1850. Baudelaire, encore ignoré comme poète, menait une vie luxueuse que lui permettait, comme jadis à Trapadoux, l’héritage paternel. Mais sa fortune fut bientôt dissipée. Dans la gêne, il cherchait de quoi gagner sa vie avec sa plume. Le père d’Arthur Ponroy, avoué dans l’Indre, venait, avec ses amis, de fonder à Châteauroux un journal quotidien pour défendre les principes conservateurs.
La place de rédacteur en chef était à prendre ; Ponroy la proposa à Baudelaire qui accepta et partit.
Dès son arrivée, un grand repas fut donné en l’honneur du rédacteur en chef. Il y avait les principaux actionnaires du journal : de riches et bons bourgeois, un peu prudhommesques. Baudelaire ne desserra pas les dents. Au dessert, un convive s’étonna de ce mutisme :
« Mais, monsieur Baudelaire, vous ne dites rien ? »
Le mystificateur répondit :
« Messieurs, je n’ai rien à dire. Ne suis-je pas venu ici pour être le domestique de vos intelligences ? »
Le lendemain, il épouvanta l’imprimeuse du journal, une vieille veuve, en lui demandant où était « l’eau-de-vie de la rédaction. »
Il épouvanta bien davantage, le surlendemain, les braves abonnés du Journal de Châteauroux. Son premier article commençait ainsi : « Lorsque Marat, cet homme doux, et Robespierre, cet homme propre, demandaient, celui-là trois cent mille têtes, celui-ci la permanence de la guillotine, ils obéissaient à l’inéluctable logique de leur système. » Bien que la conclusion fût d’un autoritarisme à la Joseph de Maistre, tout le monde se montra scandalisé, – et le pauvre Baudelaire ne fit pas long feu à Châteauroux.
D’autre part, sa vie irrégulière n’était pas pour lui attirer la sympathie des pères de famille qui présidaient aux destinées du journal. Il avait amené de Paris une actrice qu’il fit passer pour sa femme.
Le secret fut découvert, et, lorsqu’on lui donna congé, le président du conseil d’administration de son journal, un notaire qui avait lu Casimir Delavigne, lui lança cette mercuriale :
« Monsieur, vous nous avez trompés. Mme Baudelaire n’est pas votre femme ; c’est votre « favorite. »
À quoi Baudelaire riposta :
« Monsieur, la « favorite » d’un poète peut quelquefois valoir la femme d’un notaire. »
Ce fut sa flèche du Parthe. Le soir même, il repartait pour Paris. »
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(Simon Brugal, extrait de « Marc Trapadoux et Charles Baudelaire, » in Le Figaro, trente-troisième année, 3e série, n° 19, mercredi 19 janvier 1887)
Un mystérieux voyage de Baudelaire
à Châteauroux
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Lorsque les abonnés châteauroussins du Figaro ouvrirent leur journal, le 19 janvier 1887, ils furent étonnés (flattés peut-être, mais surtout étonnés) d’apprendre que Baudelaire avait dirigé un journal dans leur propre ville, il y avait trente-sept ans de cela.
Les érudits locaux se mirent en quête. Personne n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille. On fit marcher les souvenirs. On interrogea les vieillards On compulsa les archives. On contrôla. On écrivit. Tout fut vain. Et pourtant l’article du Figaro l’affirmait. Baudelaire était venu, vers 1850, à Châteauroux, et y avait, qui pis est, scandalisé la population !
Chargé de diriger un journal conservateur, il avait prononcé l’apologie de Marat et de Robespierre. Plus exactement, il avait écrit, dans l’article de tête, cette phrase effarante : « Lorsque Marat, cet homme doux, et Robespierre, cet homme propre, demandaient, celui-là trois cent mille têtes, celui-ci la permanence de la guillotine, ils obéissaient à l’inéluctable logique de leur système. » D’où tumulte, querelles, brouille et remerciement du mystificateur. Décidément Baudelaire n’avait pas de chance avec le journalisme.
Qui racontait cette anecdote, si bien dans la note baudelairienne ? Un certain Brugal, pseudonyme de Boissin, bien oublié aujourd’hui. De qui tenait-il ces renseignements ? D’un écrivain également oublié, Arthur Ponroy, qui eut, sous le Second Empire, une heure de notoriété. Les Habitués des Bouffes, des Variétés, du Gymnase, purent entendre de ses pièces. Il a laissé une dizaine de romans, cinq ou six recueils de vers. Le titre de l’un d’eux : Formes et couleurs, eut plus tard la gloire d’émigrer chez Sully Prudhomme. Arthur Ponroy fut aussi journaliste, journaliste d’extrême droite.
C’est au café Tabourey, comme Boissin le raconta par la suite à Crépet, venu aux informations, que la conversation avait eu lieu, devant deux personnes malheureusement mortes au moment de l’enquête Crépet. Cela est fâcheux, car peut-être eussent-elles corrigé les dires de Boissin.
Il est impossible, en effet, qu’Arthur Ponroy lui ait tenu de pareils propos. Arthur Ponroy aurait même précisé, à en croire Boissin, les circonstances du voyage de Baudelaire à Châteauroux. Son père, Jean Ponroy, avoué à Issoudun (et ce ne fut pas, lui non plus, une individualité médiocre) avait fondé un journal conservateur à Châteauroux et engagé Baudelaire comme rédacteur en chef. D’où l’article et le scandale.
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Présentée ainsi, je le répète, l’affaire est inadmissible. Depuis 1887, les investigations se sont multipliées. Personne n’a pu mettre la main sur l’article perturbateur. Personne ne se souvient de l’avoir lu. J’ai interrogé moi-même quelques-uns des parents ou descendants de M. Ponroy, notamment M. Henry Ponroy, avoué à la Cour de Bourges, petit-fils de l’avoué et neveu d’Arthur : « Je n’ai jamais entendu dire que Baudelaire ait dirigé un journal fondé par mon grand-père, m’a-t-il répondu. Par contre, je sais fort bien que mon oncle et Baudelaire se connaissaient. »
Pourtant, Arthur Ponroy était mieux placé que personne pour connaître les dessous du journalisme châteauroussin, à l’époque dont il est question. Venu à Paris en 1836, à l’âge de vingt ans, pour y faire sa médecine, mais tout de suite gagné à la littérature, Arthur Ponroy quitta la capitale et ses amitiés littéraires en 1850, précisément pour diriger lui-même un journal, le Représentant de l’Indre, à Châteauroux. Tout cela est bien étrange.
Il est à peu près certain qu’une once de vérité se cache au fond de l’épisode inexactement rapporté par Boissin. Laquelle ? Il est quasi impossible de le deviner. Beaucoup de baudelairiens, encore à l’heure actuelle, mettent radicalement en question le voyage de Baudelaire à Châteauroux, dont il n’existe d’autres traces que les propos fantasmagoriques – si baudelairiens pourtant ! – rapportés par le Figaro de janvier 1887.
Le problème, qui n’est pas résolu, vient cependant d’avancer vers une solution, grâce à une hypothèse de M. François Porché, qu’il n’a pu exposer dans sa Vie douloureuse de Charles Baudelaire, chef-d’œuvre de psychologie, de justesse et d’émotion, mais dont il m’a communiqué les détails, au cours de recherches communes.
Quand François Porché en vint, dans son étude, à la période de la vie de Baudelaire qui suit la Révolution de 1848, il examine l’anecdote Boissin-Ponroy. Il hésita d’abord à la retenir. Cependant, il revint sur sa décision, après avoir lu, critiqué et corrigé une des lettres publiées, en 1918, par Jacques Crépet sous le titre : Charles Baudelaire : Lettres inédites à sa mère.
À la page 39 de cet ouvrage, il tomba un jour sur ceci, un billet assez énigmatique, de Baudelaire à M. Aupick, le mari de sa mère :
À M. Aupick,
Paris, 8 décembre 1848.
Avant-hier, M. Ancelle (1) m’a dit que mon voyage dans l’Inde, que j’ai fait il y a quelque temps, avait été, à mon insu, payé par vous, et que l’argent que je croyais devoir à sa complaisance, c’était à vous que je le devais. M. Ancelle avait eu tort de me taire et de me cacher primitivement cet envoi, car d’abord je n’eusse nullement rougi de recevoir cet argent de vous, et en second lieu, s’il m’avait dit tout d’abord : « J’ai reçu une somme de cinq cents francs pour vous, » au lieu de la manger petit à petit dans une expédition qui ne m’a rien apporté, j’eusse pu, la prenant en bloc, la dépenser plus utilement en restant à Paris…
En note, M. Jacques Crépet met, p. 43 : « Il doit s’agir d’une petite somme complémentaire, car un emprunt de 5.000 francs avait été autorisé par le conseil de famille à l’effet de couvrir les frais de voyage. »
Mais, et ici commence le raisonnement de M. Porché, Baudelaire n’est jamais allé aux Indes. On sait qu’il a quelquefois dit à ses camarades qu’il y était allé. Mais à M. Aupick, bien informé, il ne pouvait lui venir à l’idée de mentir.
De plus, il parle d’un voyage qu’il a fait « il y a quelque temps. » Or, la lettre est de 1848, le voyage à Maurice et à Bourbon de 1841, soit antérieur à la lettre de sept années.
Baudelaire parle d’une « expédition » qui ne lui a rien rapporté et qu’il aurait eu plus de bénéfice à ne pas entreprendre. Le voyage de 1841 n’a nullement ce caractère ; c’était un voyage disciplinaire, et Baudelaire n’avait nullement, à cette époque, la faculté de rester à Paris, si cela lui plaisait : on l’avait embarqué sans le consulter.
Enfin, cinq cents francs, c’est une somme bien faible pour un voyage au long cours. M. Crépet parle de somme complémentaire aux 5.000 francs votés par le conseil de famille. Mais Baudelaire présente ces cinq cents francs comme un crédit séparé, unique, qu’il a mangé, dit-il, petit à petit.
Donc, impossible de raccorder la mention de cette avance de cinq cents francs au voyage de 1841.
Mais tout devient clair si l’on admet que le texte imprimé est fautif. Ce n’est pas « dans l’Inde » qu’il faut lire, mais « dans l’Indre. »
Au surplus, Baudelaire n’eût pas écrit dans l’Inde, mais aux Indes.
Si l’on admet le bien-fondé de cette correction, la lettre de Baudelaire à M. Aupick étant du 8 décembre 1848, c’est un peu avant cette date qu’eut lieu le voyage de Châteauroux. C’est sans doute à l’automne de cette année-là que Baudelaire quitta Paris, quand déjà la réaction commençait.
Nos recherches se circonscrivent donc peu à peu. Elles se réduiront à un champ très petit, si nous réfléchissons qu’étant donné les opinions politiques de M. Aupick, il ne pouvait s’agir que d’un journal conservateur.
Or, il s’est précisément fondé à Châteauroux, à la fin d’octobre 1848, un journal conservateur, ce même Représentant de l’Indre, dont Arthur Ponroy sera directeur, un an et demi plus tard. Coïncidence troublante, n’est-ce pas ?
Malheureusement, si nous ouvrons la seule collection complète du Représentant de l’Indre, conservée aux Archives de Châteauroux, nous n’y rencontrons, du 20 octobre au 8 décembre 1848, aucune trace directe de Baudelaire. Aucun des articles n’y est d’ailleurs signé. En est-il un au moins qui rappelle sa manière ?
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François Porché et moi, avons examiné les textes. Avec de la bonne volonté, on pourrait trouver à certains d’entre eux des traits de ressemblance avec Baudelaire. Collation non dénuée d’intérêt, mais qui nous entraînerait trop loin ici. J’en publierai les résultats dans les Lettres.
Comme on le voit, la question reste ténébreuse. Il semble bien que Baudelaire soit venu dans l’Indre, à Châteauroux, en octobre-novembre 1848 et qu’il y ait séjourné quelque temps (« petit à petit »). En ce cas, la collection du Représentant de l’Indre, le seul journal où Baudelaire, étant donné les opinions de M. Aupick et la personnalité d’Arthur Ponroy, dont le souvenir se mêle à cet épisode, ait pu vraisemblablement collaborer, contiendrait un ou plusieurs articles de lui.
Ce sont là des conjectures, dont le degré de crédulité va en décroissant. Elles reposent sur une base fragile, mais difficile à anéantir du tout au tout, le témoignage Boissin-Ponroy, et une « lecture » convaincante, celle d’Indre pour Inde, due à Porché.
M. Crépet, qui a publié ce texte, devrait le revoir et, au besoin, en donner la photographie. Si, comme tout l’indique, c’est Indre qu’il faut lire, la réalité du voyage de Baudelaire à Châteauroux serait impossible à contester.
Mais, dira-t-on, que devient alors le fameux texte si baudelairien : « Lorsque Marat, cet homme doux… » ? Pour ma part je serais assez disposé à tenir compte de son authenticité approximative. Baudelaire l’aurait écrit, mais un contrôle supérieur l’aurait écarté au dernier moment, lors de la mise en pages. D’où contestation et rupture. Ce dernier point sera toujours invérifiable, mais invente-t-on de pareils traits ?
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(1) Le conseil judiciaire de Baudelaire.
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(René Johannet, in Le Figaro, supplément littéraire, nouvelle série, n° 401, samedi 11 décembre 1926)


