La nuit allait finir. Les rayons pâlissants de la lune jetaient leurs derniers regards à travers les vitraux de la vieille église et s’accrochaient dans le bas-côté de droite, au magnifique tombeau de marbre noir et blanc où reposait noble homme et révérend sire Monseigneur Antoine-Hercule-Marie-Claude-Nicolas, baron de Saint-Aldegise, décédé au retour de la croisade en l’an… La date était effacée par le temps ou la malice des hommes.
Monseigneur le baron était allongé tout de son long sur son sarcophage, et, les mains jointes sur la poitrine, dormait. Il dormait depuis plusieurs siècles ; il dormait d’un sommeil que ne réveillaient pas les cloches des grandes fêtes, ni les voix horriblement fausses des chantres et des fidèles chantant les offices. Car il était en belle pierre de Bourgogne, habilement sculptée par un maître imagier. Celui-ci l’avait représenté tout armé, revêtu, par-dessus son haubert de mailles, de la cotte d’armes en forte soie portant dans son tissu toutes les armoiries des Saint-Aldegise. Il était nu-tête : son chef s’appuyait à un coussin que soutenait un bel ange en marbre blanc, dont les ailes mi-reployées semblaient abriter des courants d’air l’auguste défunt. Les pieds de mondit seigneur, chaussés de bas de mailles garnis de solerets articulés, s’appuyaient sur l’échine d’un grand lévrier de marbre noir, profondément endormi, lui aussi. À droite, était déposée la pansière ou cuirasse, à gauche l’écu ou bouclier.
Au loin, un coq chanta.
Soudain, comme répondant à un signal, la cuirasse tomba sur les dalles, avec grand fracas et tintamarre de ferraille, ce qui est bien surprenant de la part d’une cuirasse en marbre. Du même coup, le noble seigneur se souleva sur un coude et se mit sur son séant, cependant que le lévrier, comme mû par un ressort, d’un bond sautait à terre. L’ange battit deux ou trois fois des ailes et tendit la main au baron pour l’aider à descendre de son lit funéraire.
Or, bourgeois qui lisez ceci en grand émerveillement et vous ébahissez, si vous vous étiez donné la peine de lire l’épitaphe gravée en belles lettres gothiques tout autour du sarcophage, point ne seriez ébahis. Il y est dit qu’en récompense des hautes vertus du sire de Saint-Aldegise, Notre-Dame la Vierge a permis qu’après six cents ans de séjour en l’autre monde, il revienne en celui-ci, à l’âge qu’il avait lors de sa mort, – trente ans à peine, – et que si bon lui semblait, il pourrait revivre jusqu’à l’ultime vieillesse et ne mourir définitivement que lorsque les cheveux blancs, les infirmités et l’impatience de ses hoirs lui en feraient un devoir.
L’heure de la résurrection avait sonné.
« J’éprouve, dit le baron en s’étirant, le besoin de prendre l’air.
– Votre destrier est à la porte, messire, répondit l’ange ; s’il vous plaît faire une promenade ?
– Je crois bien, palsambleu ! qu’il me plaît, » répondit le défunt.
Et vitement il enfourcha le cheval qui frémissait d’impatience, et fut tout aise de se retrouver en selle. L’ange tint la bride et marcha à gauche de la bête, ainsi que le doit faire tout bon écuyer.
*
Il ne faisait pas encore jour, nous l’avons dit. Le ressuscité aspirait à pleins poumons l’air frais et pur de la nuit expirante, et cherchait à s’orienter dans ce pays des vivants qu’il avait quitté depuis si longtemps.
Tout à coup, un monstre effroyable surgit devant lui. De ses deux yeux énormes jaillissaient des éclairs. Avec une vitesse vertigineuse, il grossit, grossit, et passa comme une flèche en poussant un cri effroyable, laissant derrière lui une atroce puanteur et un nuage épais. Le cheval du baron fit un bond formidable et, si l’ange ne l’eût retenu, avec cette vigueur que possèdent seuls les anges, le baron, tout bon cavalier qu’il fût, eût mordu la poussière.
« Par Notre-Dame, fit-il, blême de terreur, j’ai vu le diable. »
Et en grand’hâte, par trois fois il se signa.
« Non, dit l’ange en souriant. C’est simplement une sorte de voiture, qu’on appelle automobile.
– Ah ! » fit le baron encore tout ému.
Après avoir chevauché quelques instants, le sire de Saint-Aldegise demanda à son guide de lui indiquer où se trouvait son castel. L’ange le lui désigna du doigt. Le seigneur éclata de rire.
« C’est là mon château ! Allons donc ! Mais qu’est-il arrivé au donjon ! Il est quatre fois au moins plus haut qu’autrefois, et en grandissant il s’est aminci, au point qu’à peine un homme d’armes y pourrait-il tenir avec son harnois. Il a donc monté en graine ? Et puis, qu’est-ce ? Y a-t-on bouté le feu ? Voyez ces épais tourbillons de fumée qui sortent du faîte ! Courons l’éteindre ! »
L’ange sourit de nouveau et essaya d’expliquer qu’à la place du château s’élevait maintenant une usine dont on voyait la grande cheminée.
« Ah ! fit le baron, qui n’avait pas compris un traître mot de l’explication, sinon qu’il n’avait plus de château. Et comment se défend-on contre les ennemis ? Fait-on encore des forts, forteresses et autres ouvrages militaires ?
– Oui certes. Voyez, sur votre droite, vous avez un fort considérable ! »
Antoine-Hercule écarquilla vainement les yeux.
« Je ne vois rien.
– Pardon ; ces buttes gazonnées, là-bas.
– Allons donc ! Ces taupinières sur la colline, c’est un fort ?
– C’est une redoutable forteresse. Tout est sous terre, aujourd’hui. On se tue sans se voir, de loin, très loin.
– Ah ! dit le seigneur, de plus en plus surpris. Nos forteresses avec leurs tours et leurs créneaux, leurs mâchicoulis et leurs pont-levis avaient une autre allure. Nous ne nous battions pas comme des lapins au terrier ou lièvres au gîte. »
Et il poussa sa monture, d’assez méchante humeur.
*
Sur la route, à l’entrée d’un petit bois, un jeune gars, bien découplé, l’œil vif et le teint bruni par le hâle, se promenait de long en large, en sifflant un petit air. Il semblait attendre quelqu’un ou quelque chose.
Il regarda avec étonnement les deux compagnons, et, amusé par leur insolite accoutrement, il rit de bon cœur à leur aspect. Le sang monta aux joues du baron.
« Voyez donc le manant ! s’écria-t-il. Pourquoi ne s’est-il pas prosterné dans la poussière à la vue de son seigneur ? Et il se permet de rire, encore. Qu’on lui donne sans tarder les étrivières !
– Il n’y a plus de manant, répondit l’ange, doucement. Il n’y a plus d’étrivières. Aucun homme ne se prosterne plus devant son semblable. Tous les hommes sont égaux ! »
Le baron regarda du coin de l’œil son guide céleste.
« Il est fol, pensa-t-il, ou bien il se moque de moi. »
« C’est bon. Alors, je vais me plaindre au roy ! Qu’on me mène à la Cour ; les Saint-Aldegise y sont toujours noblement reçus !
– On y reçoit aujourd’hui de bien plus petites gens. Le sort, du reste, nous favorise. Voici dans la plaine, non pas le roi, il n’y en a plus…
– Il n’y a plus de roi ?
– … Non. Mais voici celui qui le remplace et qui se livre en ce moment au plaisir de la chasse. »
Le baron regardait de tous côtés, cherchant à apercevoir cette chevauchée magnifique qu’on appelle la Chasse du Roy ; haquenées portant sur leurs housses brodées d’or les belles dames aux pourpoints de velours ; fauconniers avec l’oiseau sur le poing ; hallebardiers formant la garde d’honneur ; chevaliers aux armures lamées d’or et d’argent, tenant épieu au lieu de lances ! Un tourbillon de richesse et de noblesse que dominait, de toute la hauteur de son droit divin, le Roy !
Il y avait, au bout d’un champ, une demi-douzaine d’individus misérablement vêtus de gris ou de bure brune, à pied dans le labour, s’empêtrant aux mottes de terre. Que chassaient-ils en ce piètre équipage ? Pas le cerf, assurément, ni l’ours, ni le sanglier. Peut-être étaient-ils tout bonnement chasseurs de casquettes. Celui que l’ange désigna au baron comme étant le roi était d’ailleurs aussi mal en point que les autres.
Le baron était suffoqué.
« Çà, dit-il, j’en ai assez. Tournons bride au plus tôt, et revenons, revenons à l’église où si bien je dormais, rêvant de mon castel et de mes belles chasses. Ce que j’ai vu du monde me suffit : il a trop changé depuis ma mort. Je n’y prendrais aucun plaisir. On ne fait plus rien comme au vieux temps. Je vais m’allonger sur ma couche de pierre et y dormir du sommeil éternel.
– Qu’il soit fait, dit l’ange, selon votre désir. »
Et, tournant bride, ils revinrent sur leurs pas, mornes et muets.
*
Le jeune garçon attendait toujours à l’orée du bois.
Tout à coup, il fit un geste de joie. Une fillette venait de paraître à la sortie d’un petit sentier qui prenait à travers champs.
Une charmante fillette, blonde de cheveux, rose de joues, toute jeune, seize ans, peut-être. Le soleil levant, illuminant ses cheveux d’or, lui faisait comme une auréole. Sa bouche fraîche comme cerises en été découvrait dans un sourire des dents éblouissantes.
Le jeune homme s’avança vivement vers elle. Ils se prirent les mains. Il se pencha tout près, tout près de son joli visage, comme pour lui parler à l’oreille. Mais je crois qu’il ne lui parla point. La fillette rougit beaucoup, fit mine de se fâcher. Mais lui, passant ses bras autour de sa taille, lui dit une foule de choses qui parurent calmer sa grande colère. Et tous deux, amoureusement enlacés, disparurent dans le petit bois…
Le baron avait arrêté son cheval à quelque distance du groupe. Il semblait plongé dans de profondes réflexions. Il venait de s’apercevoir que s’il avait, il est vrai, six cent trente ans, il y avait six cents ans qui ne comptaient pas.
« Par le sang du Christ ! s’écria-t-il enfin d’une voix forte et allègre. Tout n’est donc pas dégénéré en ce bas monde ! Il y a donc des choses qui se font encore comme au vieux temps ! Ah ! puisqu’il en est ainsi, seigneur ange, je change d’avis ! Point ne veux retourner au tombeau, sinon dans quelque cinquante ou soixante ans. Rentrez seul au saint lieu et m’attendez. Je crois qu’il vaut encore la peine de vivre ! »
Et, adressant de la tête et de la main un beau salut à l’ange consterné, il fit volte-face et piqua des deux, du côté de l’aurore.
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(Jean Bertot, in Le Progrès, journal républicain quotidien, quarante-huitième année, n° 17096, mardi 19 février 1907 ; « Contes du lundi, » in Le Petit Troyen, journal quotidien de la Démocratie de l’Est, vingt-septième année, n° 9725, lundi 18 mars 1907. Illustration de Gustave Doré pour L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantes, 1863)















