II

 

— Suite —

 

Pendant ce temps, Guste refermait au verrou la porte branlante de la grotte. La seule issue était la petite grille donnant dans le hangar. Pris au piège, nous dûmes passer dans le magasin. J’avais bien l’intention d’acheter quelques babioles ; mais l’insupportable insistance de cette femme, qui considérait notre venue comme une chance inespérée et voulait en tirer le plus d’argent possible, hâta mon choix. Je pris deux camées, l’un pour Mme Hébel, l’autre pour Lionnette. J’offris une grappe de raisins à mon futur beau-frère, puis je donnai le signal du départ.

« Comment ! vous ne prenez que ça ? » maugréa la femme, très déçue.

Se tournant alors vers Guy, qu’elle jugeait plus facile à séduire, elle lui présenta un nid presque semblable à celui qu’il venait d’admirer dans la grotte.

 « Ces oisillons ne vous plaisent donc pas, mon beau petit monsieur ?

– Oh ! si, madame, c’est superbe… Mais ça doit être cher !

– Vingt francs. C’est donné ! Vous n’avez rien acheté à votre sœurette, mon joli ; voilà une occasion que vous ne retrouverez jamais.

– Je voudrais bien, mais j’ai laissé ma bourse à l’hôtel de Sébreuil. Maman, veux-tu me prêter ?

– Non, non, dit vivement Mme Hébel, jugeant le prix excessif et prévoyant qu’encouragés, ces gens deviendraient plus importuns. Assez de dépenses… partons ! »

Elle gagna la porte ouvrant sur la prairie, et ma fiancée la suivit. Comme je me retournais pour appeler Guy, je vis la femme envelopper le nid pétrifié. Elle m’interpella :

« Faut pas le contrarier, c’t amour de petit homme ! Il va les emporter, ses oisillons, c’est pas gros : ça tiendra dans sa poche. J’aime mieux perdre sur le travail et lui faire plaisir : je vous laisse ça à quinze francs. Pour cent sous de plus ou de moins, vous n’allez pas désoler ce mignon ! »

Cette vente quasi forcée me fâcha tout à fait. Je pris Guy par la main et, l’entraînant malgré sa résistance, je déclarai :

« On vous a dit non, c’est non. En voilà assez ! Laissez-nous tranquilles ! »

Je sortis, sans souci des apostrophes de la femme qui me traitait de sans-cœur. L’homme, excité par ces criailleries, se remit à gesticuler follement, levant les bras, nous lançant sa malédiction, grommelant des choses idiotes, incohérentes :

« On ne traite pas un artiste comme ça, un artiste de génie ! Je ne copie pas la nature, moi, monsieur ; je l’éternise ! C’est le secret de Maliroc ! »

Et, tenace, gardant sans doute l’espoir de provoquer une scène où je céderais à Guy, la femme nous suivait, penchée, insinuant à l’oreille de l’enfant trop gâté :

« Pauvre chérubin, il a gros cœur de ne rien offrir à sa sœurette… Je vous le mettrai de côté, votre nid ! Je ne le vendrai à personne !…

– Inutile. Nous partons demain et ne repasserons certainement pas ! »

Cela dit sèchement, je ne l’écoutai plus. Et, sans lâcher la main de Guy, qui se débattait nerveusement, je pressai le pas, traversai la prairie parmi les bêtes-fantômes et rejoignis Lionnette et Mme Hébel sur la route.

Dans le brouillard plus dense et plus froid, nous nous dirigeâmes vers la voiture. Guy, ayant brusquement dégagé sa main, gardait un silence boudeur. Mme Hébel pressait le pas. Et, à voir Lionnette marcher sans se retourner, frissonnant encore sous l’écharpe dont elle s’était frileusement enveloppée, je pressentis que la mère et la fille, elles aussi, demeuraient hantées par la même impression de mauvais rêve, hantées par la vision du jardin et des ruines, où ces formes d’animaux, d’une blancheur fantastique, se dressaient immobiles, en spectres inquiétants. Combien plus inquiétantes encore, les silhouettes de la femme cauteleuse et de l’homme aux yeux fous, aux gestes d’épileptique !

Je compris la peur superstitieuse du jeune cocher et, la voiture atteinte, je ne lui fis pas de reproches. Mme Hébel et Lionnette ne respirèrent, délivrées d’oppression, qu’une fois hors des gorges.
 

III

 

Le lendemain, après une matinée de repos, nous déjeunâmes gaiement, en dépit des regards de rancune que me lançait Guy. Chacun, ensuite, monta faire sa valise. Quand je redescendis, – et je fus le premier, – il était quatre heures bien sonnées. Le break, qui devait nous mener à la station de Saint-Bonnet, à deux lieues de Sébreuil, attendait devant la porte de l’hôtel, malles et sacs sur le siège. Notre cocher de la veille parti en excursion, c’était Perrin, le patron de l’hôtel, qui devait nous conduire.

J’attendais, assis sur le banc, quand Guy surgit du vestibule, poussant sa bicyclette. En son costume de laine blanche, ses boucles blondes frôlant son grand col marin, joyeux et léger, les yeux animés, son charmant petit visage rosé par l’émotion du départ, il était vraiment gentil à excuser les faiblesses de sa mère. J’imaginais ma bien-aimée Lionnette à cet âge-là et souhaitais, en mon âme pleine de tendresse profonde, avoir d’elle, un jour, de beaux enfants comme Guy.

Il ne parut se souvenir ni de l’incident de la veille, ni de sa bouderie du matin.

« Dès que ces dames seront descendues, lui dis-je, nous partirons. Aussi, dites à Perrin de mettre votre bécane sur la voiture.

– Pas la peine, fit le gamin, imperceptiblement narquois. Maman me permet de faire le trajet à bicyclette.

– La station de Saint-Bonnet est à huit kilomètres. Ce sera fatigant et peut-être nous retarderez-vous. Or, Mme Hébel désire ne pas manquer le train. »

Je vis, à son regard résolu, qu’il s’entêterait en son idée.

« Huit kilomètres, ce n’est rien ! fit-il de son ton habituel de jactance et de bravade. Loin de vous attarder, je vous devancerai… Et puis, je vous le répète, c’est convenu avec maman. »

Je n’avais aucune envie de raviver sa rancune. D’ailleurs, suivie de sa mère, Lionnette arrivait. Toute mon attention fut accaparée par ma jolie fiancée.

Un appel nous arracha aux délicieux petits riens dont nous nous faisions confidence après la moindre séparation. Mme Hébel, installée dans le break, nous priait de monter. Nous obéîmes aussitôt. Et le patron fouetta son cheval.

J’aperçus Guy, qui, déjà loin, pédalait de toutes ses forces.

« S’il conserve cette allure, il arrivera bien avant nous, remarquai-je. Sait-il où se trouve la gare ?

– Oui, monsieur, me dit Perrin. D’ailleurs, nous reprenons, pendant les deux tiers du trajet, le chemin que vous avez suivi hier. Puis, le petit monsieur m’a demandé des renseignements. Pour le surplus, soyez tranquille : si faraud qu’il soit au départ, nous le rattraperons à la première montée. »

Nous nous mîmes à causer. Le tournant de la route atteint, j’aperçus Guy de nouveau. Mais le petit homme, piqué au vif et pédalant de plus belle, avait pris sur le break une avance considérable. Une montée se présentait. Il la grimpa gaillardement, puis redisparut sur l’autre versant.

Lorsque nous eûmes gravi la côte à notre tour, nous ne vîmes plus Guy. Une autre montée bornait notre horizon.

« S’il continue comme ça, se mit à rire Perrin, il sera à la gare vingt bonnes minutes avant nous ! »

Mme Hébel demanda :

« Allez plus vite, monsieur Perrin, je vous en prie. J’ai hâte de rattraper mon fils. »

Le patron fouetta son cheval.

« Oh ! maman, essaya de plaisanter Lionnette, tu n’es brave qu’avant l’épreuve. Si tu voyais ta mine !

– Je ne suis pas seulement contrariée de ne plus le voir, avoua Mme Hébel. Une phrase de Guy me revient à la mémoire et m’inquiète…

– Quelle phrase ?

– Figurez-vous que, ce matin… Mais non ! C’est de l’imagination… Je n’y veux plus penser. »

Fébrilement, elle se mit à parler d’autre chose, puis s’interrompit brusquement pour soupirer :

« Oh ! cette gare… cette gare… N’y arriverons-nous jamais ? »

Son inquiétude nous gagnait. Dans le soir tombant, le long de cette route déserte, le trajet nous sembla long.

Quand Perrin s’écria : « Tenez, la v’là, votre gare ! » nous nous levâmes tous trois en même temps.

À l’extrémité d’une double rangée de peupliers formant avenue, se dressait la petite façade en briques. Mme Hébel se tenait debout, raidie. Nous guettions un cri, un geste, nous annonçant qu’elle apercevait son fils.

Elle fut aussi muette que nous.

La voiture arrêtée, je laissai Lionnette aider sa mère à descendre et je courus de la salle d’attente aux bagages et du quai au guichet. J’interrogeai. Personne n’avait vu le petit cycliste vêtu de blanc.

Je retrouvai Mme Hébel assise sur une banquette, pâle à faire pitié.

« Vous n’avez rien appris ? s’écria-t-elle. Vous n’avez pas besoin de me le dire : je le devine à votre mine consternée ! Que lui est-il arrivé ?

– Voyons, maman, ne te frappe pas, dit Lionnette. Si Guy n’est pas ici, c’est qu’il est derrière nous. Il se sera trompé de route. Il fait encore assez jour pour que ce ne soit pas bien inquiétant. Il saura retrouver son chemin. »

Mme Hébel demeurait silencieuse, tête basse, le regard fixe.

Je pressentis que le souvenir qui l’avait préoccupée en voiture l’obsédait, s’ancrait dans sa cervelle. Je voulus provoquer une confidence qui la soulagerait et serait peut-être pour nous une indication.

« Répétez-nous la phrase dite par votre fils ce matin, cette phrase qui vous tourmentait. »

Elle semblait attendre cette question.

« En me demandant la permission de nous suivre à bicyclette, Guy avait l’air soucieux. Je voyais ses yeux briller d’un désir qu’il n’osait m’avouer. Dès que j’eus consenti, il ajouta, d’un petit ton détaché dont, sur l’instant, je fus dupe : « Le trouvais-tu joli, ce nid d’oiseaux pétrifiés ? – Oui, » lui dis-je négligemment, sans croire que son caprice de la veille pouvait durer encore. Et il soupira : « Je crois que Lionnette en avait bien envie ! »

– Oh ! maman, ton souvenir évoque le mien, interrompit la jeune fille. Guy, hier, en me souhaitant le bonsoir, m’a chuchoté à l’oreille : « Ton fiancé t’a fait un cadeau. Il n’y a que moi, ton frère, qui ne t’ai rien donné ! – Tu te rattraperas une autre fois, » répliquai-je gaiement. Mais Guy secoua la tête. « Je ne retrouverai jamais rien d’aussi beau que cette nichée d’oisillons ! »

J’écoutai ces propos, je les associai, je leur trouvai un lien et je conclus :

« Guy est retourné à Maliroc pour acheter le nid pétrifié. Cet objet l’avait visiblement fasciné. La promesse de la femme de le lui mettre de côté, puis l’envie de faire une surprise à sa sœur…

– Oui, tout cela a dû le décider ! acheva Lionnette. Au lieu de suivre la route, il a probablement pris la cavée menant aux gorges. Voulez-vous parier que nous allons le voir arriver rouge, essoufflé, avec un paquet gonflant sa poche à la faire craquer ?

– Je vais le gronder, dit Mme Hébel, que ranimait cette espérance.

– Tu te jetteras à son cou, riposta Lionnette, et moi-même, ravie de son retour, j’aurai la faiblesse de le remercier de ce nid pitoyable comme d’un cadeau superbe ! »

Ce fut une détente.

« Il y a un banc dehors ; allons nous y asseoir, proposa ma fiancée. Nous le verrons venir.

– Il y a mieux, proposai-je à mon tour. Le break est encore là. Je vais demander à Perrin de me mener au-devant de Guy. L’enfant, las de son escapade, sera peut-être bien aise d’achever le trajet en voiture.

– Et si, pendant ce temps, Guy arrive par un autre chemin ?

– J’en serai quitte pour une course inutile et un surplus de pourboire.

– Eh bien ! oui, allez. Nous attendrons ici. »

Perrin, inquiet lui aussi, consentit de bon cœur et nous repartîmes tous deux.

Il était près de six heures.

J’eus un serrement de cœur à voir Lionnette et sa mère s’asseoir seules, sur le banc, aussi indifférentes à l’arrivée qu’au départ du train manqué. Serrées l’une contre l’autre, frissonnantes dans la fraîcheur de la nuit venue, elles interrogeaient infatigablement la longue avenue déserte de leur regard de détresse.
 

(À suivre)

 
 

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(Charles Foley, in Les Annales politiques et littéraires, vingt-huitième année, n° 1392, dimanche 6 mars 1910 ; cette nouvelle a été reprise dans le recueil La Chambre au judas, Paris : Librairie illustrée Jules Tallandier, 1911. Elle a été traduite en espagnol sous le titre : « El Niño secuestrado en las aguas de Maliroc, » dans La Prensa [Buenos Aires] en trois livraisons, mercredi 1er, jeudi 2 et vendredi 3 avril 1914, et a été reprise ensuite dans l’anthologie La Fuente de Maliroc, cuentos par Carlos Foley et H. R. Wœstyn, Paris/Buenos Aires : « Coleccion de novelas misteriosas, » Casa editorial hispano-americana, 1940. « L’Œil sans yeux, » collage de Max Ernst pour La Femme 100 têtes, 1929)

 
 

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