I

 
 

Avez-vous quelquefois vu occire une oie vouée à la broche infernale ? L’exécuteur saisit la victime par la tête, et, d’un vigoureux mouvement d’avant-bras, fait décrire au corps plusieurs cercles autour des premières vertèbres prises comme axe ; – ce qui donne à l’animal affolé, tournant, les ailes étendues, une parfaite ressemblance avec les moulins en papier, bonheur des enfants, tranquillité des parents. – Après quelques tours, le cou se trouve complètement tordu, les vertèbres disjointes, et la volaille morte.

Il y a quelques années, ce mode ironique d’exécution en tour de valse était inconnu. L’infime domestique préposée au rôle de bourreau revêtait alors une inquiétante majesté ; l’appareil de tuerie était plus complexe et moins anodin : le sang coulait, et, telles que des gentilshommes duellistes du temps jadis, par fait de naissance et de plumage, les oies avaient droit à la hache. Un coin de jardin simulait la place de Grève ; la première bûche venue formait billot. Généralement, un seul coup – c’était fini ; souvent, il en fallait plusieurs comme pour Châlais. – La bête criait davantage, mais le rôti n’en était pas moins bon.

Or, il se passait de temps en temps une scène curieuse : le tranchant de la hache, adroitement tombé, coupait net le cou du volatile ; celui-ci, alors, un instant redressé, s’essayait à marcher, titubant ; d’aucuns faisaient ainsi une centaine de pas. Et c’était affreusement joli, ce gros corps oscillant dans sa marche inégalement cadencée, et ce long cou blanc au-dessus des herbes des pelouses, comme une tige flexible portant au sommet la fleur saignante de sa blessure.

Les oies ne sont pas seules à s’offrir cette petite promenade extra mortem ; les canards jouissent du même privilège, et leur gracieuse petitesse ne le cède en rien aux majestueuses allures de leurs grosses parentes. Les grenouilles aussi, d’ailleurs, qui, décapitées, sautent avec un appréciable brio, dédaignant l’inutile appendice de leur tête ; d’autres encore, bien d’autres exécutent ainsi des fugues déconcertantes ; et cette faculté devient de plus en plus commune, à mesure que l’on considère les organismes les plus inférieurs ; cependant, les huîtres, et quelques autres mollusques, privés de la tête dès leur naissance, ignorent ce genre d’exercice.

Malgré l’hostilité des anti-vivisectionnistes, la science actuelle a pu expliquer ces mystérieuses anomalies.

Chez les animaux inférieurs, au rudimentaire cerveau, le système nerveux axial, insuffisant, se trouve renforcé par le développement du système accessoire ganglionnaire : d’où le nombre et l’étendue de mouvements spéciaux non soumis au contrôle cérébral. L’ablation radicale du chef ne peut tuer IMMÉDIATEMENT l’individu ; et la vie, non localisée, mais disséminée à travers le corps entier, subsiste dans le tronc décapité qui agit alors obéissant à ses mouvements propres. C’est le système de la république fédérale appliqué aux différents organes vitaux : la tête – le Congrès – reçoit les vœux généraux et les exécute ; mais la direction particulière de chaque organe – les communes – appartient à cet organe lui-même qui peut alors affirmer par des actes sa relative indépendance.

Mais, en remontant l’échelle des êtres, la même faculté se retrouve-t-elle ?
 
 

 

À cette mystérieuse question, le docteur Honoré Scrupulion, membre des cinq Académies, lauréat de l’Institut pour son mémoire fameux : « De la décentralisation de la sensibilité, » eût été bien en peine de répondre. Perpétuel fakir de la divinité des « droits de l’homme, » confesseur en extase devant les Immortels Principes, le docteur n’eût voulu en aucun cas reconnaître l’existence d’une aristocratie naturelle et organique ; l’hégémonie de la tête sur les membres et le tronc lui semblait une erreur capitale. Il compulsait avec horreur les aphorismes du philanthrope Guillotin : « L’ablation rapide de la tête entraîne immédiatement et sûrement la cessation de la vie. » – Vous comprenez, n’est-ce pas ? Comment ! Monsieur, en 1889, après cent ans de République intermittente, l’autocratie sévirait encore sur les organismes aveugles ? La tête, monarque héréditaire, serait irrémédiablement le « chef, » absolu et indispensable ! Un peuple mené par une seule volonté, un pantin gouverné par un seul fil ! Quelle absurdité !

Sans doute, chez les animaux supérieurs, depuis le cochon – dit de saint Antoine – jusqu’à l’homo sapiens de Linné, plus communément dénommé électeur ou citoyen libre, les mouvements dits réflexes sont plus rares que chez la grenouille. La prédominance cérébrale est incontestable – mais non absolue, répétait Scrupulion. – Dans de certaines conditions, avec des précautions exceptionnelles, des expériences convenablement menées, il est possible de prouver l’existence desdits mouvements. D’aucunes fois, cette manifestation se produit par le jeu de la simple nature : la Gazette des Tribunaux nous en donne de nombreux exemples. Sans aller si loin, Honoré se rappelait fort bien un réflexe d’avant-bras manifesté chez son épouse Séraphine au cours d’une conjugale explication.

C’était vers le 15 ou le 20 du mois précédent, par un ciel limpide légèrement chargé d’électricité. Le docteur, obéissant à un mobile de cause indéterminée, avait légèrement pincé la cuisse gauche de sa femme à la hauteur du grand trochanter, – instantanément, un mouvement réflexe très curieux s’était produit chez Séraphine : – la joue droite du docteur lui en cuisait encore.

Mais cette expérience était loin d’être concluante. Car enfin, si nulle que fût la part de l’influence cérébrale dans l’accomplissement d’un tel geste, celui-ci eût-il été produit, identique, par le bras d’une Séraphine décapitée ? Il est assurément permis d’en douter.

Et Scrupulion doutait.

De sa table abandonnée, s’envolaient les feuilles éparses de son dernier manuscrit demeuré inachevé faute de documents et qui, sans doute, ne serait jamais terminé. Pourtant, le docteur se montrait de moins en moins exigeant : acceptant la prédominance cérébrale, il se fût contenté d’obtenir une prolongation d’effet après suppression brusque de la cause. – Et, les expériences, chaque jour renouvelées, s’obstinaient dans une négative déconcertante.

Cependant, au temps jadis, le fait s’était maintes fois produit : les légendes et les iconographies chrétiennes ont popularisé l’étrange promenade du décollé Denis marchant vers Paris étonné, du pas digne et reposé d’un bourgeois qui digère, tout en portant à la main en guise de lanterne sa tête auréolée. Les vieilles ballades des peuples primitifs abondent en récits de voyages du même genre, à pied ou à cheval, de jour ou de nuit. Et, tout en faisant large part au ridicule Merveilleux qui obscurcit ces documents sous le fallacieux prétexte de les poétiser, l’originelle véracité du fait demeure incontestable : pourquoi donc, aujourd’hui, cette illogique contradiction des résultats ? À quelle mystérieuse dégénérescence de l’organisme humain primordial attribuer la cause de ces échecs réitérés ?

Des mois s’écoulaient. Pâle, les paupières bistrées, l’œil hagard, Scrupulion perdait l’appétit et le sommeil. Et, dans son crâne déséquilibré jour par jour, minute par minute, l’araignée de l’idée fixe tissait sa toile.

Le docteur Honoré Scrupulion se sentait devenir fou.
 
 

 

Eh bien, non ! La science est tout, et l’adepte ne trahirait pas l’idole. Puisque l’expérience suprême et personnelle s’imposait, il mènerait à bien cette expérience. Combien d’autres savants foudroyés dans leurs laboratoires, tués au chevet de leurs malades !

Honoré se souvenait de ces grands ancêtres ; et, plein de leur glorieux exemple, il résolut de se sacrifier à son tour pour la solution du désespérant problème.

Au dernier moment, pourtant, il hésita. Mais il se souvint à temps que le sacrifice complet de sa personne était inutile : le catholicisme ne vénère-t-il pas saint Martin qui n’a donné qu’une moitié de son manteau ? La science ne pouvait demander plus – et, tranquille, Scrupulion se décida à ne trancher que la moitié de son existence – et il condamna Séraphine.

Les exécutions précédemment tentées sur des cobayes, lapins et autres martyrs désignés de la science académique, lui indiquaient nettement la marche à suivre. Aussi, une fois son projet arrêté, Honoré n’eut-il pas une minute de tâtonnements. Le cabinet d’expériences, bien garni de tous instruments, et la grande table de dissection en marbre noir surmontée d’une svelte guillotine de bois de cèdre n’attendaient qu’un sujet convenable pour démontrer l’excellence de l’installation. Donc, le jour même, vers dix heures du soir, le docteur se rendait au laboratoire et vaquait aux derniers préparatifs. Ce ne fut pas long ; d’un dernier coup d’œil circulairement attentif, il inventoria la disposition des accessoires ; puis il se dirigea vers la chambre nuptiale.

Séraphine dormait, abandonnée dans le grand lit d’honnête acajou, théâtre des primordiaux épanchements.

Sans s’arrêter à la bagatelle des charmes éphémères, Scrupulion se courba sur le lit, avec d’infinies précautions découvrit le drap, légèrement, et, débouchant un flacon de chloroforme, il en versa quelques gouttes sur une compresse et l’approcha des narines de la dormeuse.

Celle-ci poussa un grognement, puis un long soupir, puis se mit à haleter. Quelques gouttes encore, – la femme souleva la tête, étendit les bras, crispa ses jambes en un spasme vigoureux. Quelques gouttes encore, – et le corps détendu s’affaissa dans un paresseux alanguissement. L’anesthésie était complète.

Scrupulion rejeta brusquement les couvertures, et, saisissant à bras le corps son épouse insensible, la souleva avec le « han ! » convaincu du mitron chargé de sa pâte. Sous la clarté confuse de la lampe, avec sa redingote trop longue et son crâne en œuf d’autruche, le docteur, courbé sous le poids, ne rappelait que de loin un épisode de l’enlèvement des Sabines ; son but, d’ailleurs, était tout différent.

Rentré au laboratoire, les portes bien fermées, les lampes disposées à souhait, le feu ronflant dans le poêle, le professeur s’occupa des derniers préliminaires. Il enleva délicatement la chemise et cueillit dans l’or des cheveux le nœud bleu qui les attachait – préparant ainsi la consolation des sentimentales reliques. – Séraphine, complètement nue, fut couchée sur la table de marbre. La tête, légèrement soulevée, reposait en guise d’oreiller sur le billot creusé de la petite guillotine. Au-dessus, éclairée par la lueur des lampes, la courbe polie du couteau reluisait, ironique comme un ricanement.

Pour les besoins de l’expérience, Scrupulion avait fait subir à la machine diverses modifications : changé le couperet dont la forme vulgaire en triangle n’eût pu s’adapter à la concavité du billot ; augmenté la hauteur des montants pour accentuer la rapidité de la chute ; supprimé la lunette et la bascule, nuisibles dans ce cas, toute liberté devant être laissée au tronc. En outre, il avait placé le sujet sur le dos, y trouvant deux avantages : plus grand naturel de la position facilitant les mouvements possibles, et, surtout, section du point important, la mœlle épinière rejetée au dernier temps de l’opération.

Séraphine dormait toujours.

Penché sur elle, la main sur le bouton de l’appareil, Scrupulion épiait attentivement le premier symptôme du retour à la vie. Il voulait la foudroyer au moment même où son cerveau concevrait un premier mouvement ; supprimer la cause au moment même où elle agit, peut-être l’effet se continuerait-il ?

Séraphine toussa doucement, ouvrit les paupières, se vit nue, rougit, et, reconnaissant son mari penché sur elle, leva la main… Pffuitt… le couperet tombait comme un éclair. Le docteur, violemment jeté en avant, vint s’abattre sur le sein conjugal, tandis qu’un cri formidable, atroce, jaillissait de la gorge coupée, au milieu des sinistres glouglous des veines ouvertes.
 

*

 

Vivement, Scrupulion s’était relevé… Rien. Le corps, inerte, s’allongeait comme auparavant, découpant sa blanche silhouette sur le deuil du marbre. Sa tête, rejetée en arrière, laissait voir le rictus béant de la blessure ; les yeux, hypnotisés dans un strabisme convergent vers le centre du couteau, s’ouvraient, démesurés. Le docteur s’approcha encore, souleva les cheveux… horreur ! LA TÊTE N’ÉTAIT PAS COMPLÈTEMENT DÉTACHÉE ! L’œsophage et la trachée-artère, nettement sectionnés, s’ouvraient, béants. Mais, les vertèbres étaient intactes !

Éperdu, le docteur sondait la blessure avec de longues pinces. Il sentit quelque chose de souple et résistant comme un tissu, saisit l’obstacle entre les mors de l’instrument, et ramena… sa calotte de velours noir, maintenant d’un splendide écarlate. Il s’en coiffa machinalement et tomba anéanti sur un fauteuil.

Il comprenait, à présent !

Quand il avait pressé le ressort, il était penché, épiant – de trop près – le premier regard de Séraphine. Le couperet avait rencontré dans sa chute le gland de soie qui ornait le sommet du couvre-chef, et enlevé d’un seul coup à la tête professorale son plus bel ornement. Le tissu épais du velours avait fait tampon entre le tranchant et la chair, et le résultat final était déplorable !
 
 

 

Une calotte neuve perdue et un sujet gâché ! Tout à recommencer, et comment ? Si encore le docteur eût été riche et mahométan ! mais, Français, et riche seulement de ses appointements universitaires, il ne pouvait guère compter sur des Séraphines de rechange ! – Des annonces ? Impossible au XIXe siècle ! Les victimes sont protégées et les fanatiques deviennent rares : cet article-là ne se fabrique pas à la douzaine. – Quelle sottise, aussi, ce bonnet sur le passage du couteau déclenché ! Quelle irréparable étourderie !

Irréparable ? – Non, pas encore ! Une chance reste ; une seule. Et le docteur, halluciné d’un suprême espoir, se passe machinalement la main sur la nuque.
 

II

 

Dans la cellule aux murs blancs, accoudé à une table grossière, sous la fumeuse clarté d’une chandelle éplorée, Scrupulion rêve.

Déjà deux mois ! Il s’est présenté au commissariat de police du quartier, dénonciateur piteux de soi-même. L’affaire, envisagée par les magistrats à un point de vue non scientifique, a suivi son cours ordinaire. Confronté avec Séraphine, il a pleuré d’humiliation en songeant à l’échec subi. Et le juge lui ayant dit gravement : « Vous repentez-vous ? » Scrupulion a répondu : « Pardon, monsieur, j’eusse fait mieux la seconde fois. » Les jurés l’ont condamné à l’unanimité, moins deux voix qui l’ont déclaré irresponsable. – Imbéciles ! – Et maintenant, c’est la dernière nuit : demain, à l’aube. – Le docteur le sait. À sa demande, et eu égard à sa haute position, l’exécution sera faite à l’intérieur de la prison ; seuls y assisteront le bourreau, le juge, plus quelques invités désignés par Scrupulion. En outre, à force d’instances, il a obtenu de n’être pas lié sur la bascule. Il veut être libre de corps et d’esprit, libre de remuer bras et jambes, de marcher – peut-être – car le docteur a la foi tenace. Pendant ces longues semaines, il a compulsé et corrigé son fameux mémoire. Par avance, il en a formulé la conclusion et s’est décidé pour l’affirmative ; à demain la démonstration : que sera-t-elle ? Il n’en sait rien, et pourtant il est sûr du succès ! Aussi a-t-il réclamé la présence de ses collègues et de ses élèves, car il tient à faire constater par témoins autorisés la réussite de sa DERNIÈRE EXPÉRIENCE.

À six heures du matin, la porte de la cellule s’ouvrit, et le geôlier-chef, respectueusement courbé, avertit monsieur le docteur que : « Ces messieurs attendaient. »

Scrupulion se leva, rajusta les parements de son habit noir, – il avait tenu à être correct, – rectifia son nœud de cravate, puis, digne, les lunettes d’or bien équilibrées sur l’arête du nez, se dirigea vers la pièce voisine.

Le directeur de la prison, flanqué du bourreau et d’un membre du comité vivisectionniste, l’attendait en effet ; Scrupulion salua.

« Vous devez être fatigué, demanda le directeur ; désirez-vous une tasse de chocolat ?

– Mille grâces, répondit Scrupulion ; je préfère être opéré à jeun.

– Un cigare ?

– Je ne fume jamais !

– Un verre de fine, alors ?

– Pas davantage ! Je tiens à garder mes idées nettes, voyez-vous !

– Alors, à la toilette ! » – Et le directeur avança un siège au condamné.

Scrupulion s’assit, très calme. Le bourreau dénoua la cravate blanche, et, en deux coups de ciseaux, rogna le col de la chemise.

« Voilà ! fit-il.

– Vous ne coupez pas les cheveux ? objecta le vaniteux docteur, en découvrant son crâne dénudé.

– Oh ! mon Dieu, non ! Si même monsieur désire garder son chapeau ?

– Non ! Non ! Je serai mieux nu-tête, » s’écria vivement Scrupulion, qui songeait à Séraphine.

Et, se levant : « Allons, messieurs ! Quand vous voudrez ! »
 
 

 

Au centre d’une petite cour intérieure, sur un plancher de plain pied avec le sol, se dressait la guillotine fraîchement repeinte et décorée d’une immense couronne d’immortelles rouges avec, en exergue : « À NOTRE ILLUSTRE PROFESSEUR. » – Le plancher était recouvert d’un tapis ; – autour, les allées soigneusement sablées et ratissées : on eût dit un vrai petit reposoir. À quelques pas, des bancs, où s’entassaient les auditeurs habituels du professeur ; en avant, trois fauteuils de velours rouge. Deux de ces sièges supportaient des académiciens en renom ; le troisième attendait le vivisectionniste présidant la séance.

À l’entrée de Scrupulion, des applaudissements enthousiastes éclatèrent. Le professeur salua de la main et s’avança dans le cercle : « Messieurs, dit-il, je ne vous ferai pas de longs discours ; tous, vous connaissez mon mémoire et la théorie qu’il expose – vous le relirez à loisir dans quelques jours. Regardez attentivement, et, surtout, que ni un cri, ni un geste ne vienne troubler l’expérience. »

Cela dit, Scrupulion serra la main de son collègue qui vint s’asseoir sur le fauteuil central, s’inclina gravement devant le directeur et s’avança d’un pas ferme vers l’échafaud.
 
 

 

Là, il fit une dernière halte, puis, s’agenouillant, engagea le cou dans la lunette ; la planche retomba avec un bruit mat. Scrupulion étendit la main :

« Allez ! » fit-il.

Sur un signe du bourreau, un aide vint se placer devant le docteur, et, appliquant ses paumes contre les tempes, maintint la tête immobile.

« Attention ! murmura Scrupulion. Allez ! » cria-t-il une seconde fois.

Un rayon blanc fila dans l’encadrement rouge des montants ; un coup sourd – un peu de poussière s’envola d’entre les planches.

L’aide saisit la tête et la plaça debout sur le plancher de l’échafaud.

Un silence.

Lentement, lentement, les bras écartés se rapprochèrent ; les mains s’appliquèrent sur le sol rougi. Lentement, le corps se souleva, d’abord sur un genou, puis sur l’autre ; puis se mit debout et MARCHA.

Les assistants regardaient, épouvantés. – On eût entendu pousser l’herbe.

C’était vrai, pourtant ! Honoré Scrupulion marchait ! Il marchait de son pas habituel, avec le léger boitillement du pied gauche, le bedonnement narquois du ventre, qui les faisait sourire, – autrefois ; – à petits pas, régulièrement espacés, il faisait le tour de la machine, à demi penché de son côté comme pour la voir, et son tronçon de cou avait de douces oscillations de contentement.

Et peu à peu, à le voir ainsi, vivant, la folie gagnait les spectateurs. La terreur se changeait en étonnement, en sourire nerveux.

Il était si drôle, le pauvre docteur ! Avec un drap blanc et des chaînes, il eût fait frissonner les troisièmes galeries de l’Ambigu. Mais ainsi ! Avec son pantalon trop court laissant voir les chaussettes chinées et les petits souliers toujours délacés ! Son habit noir trop long, râpé par un dur service ! Tout ce grand corps maigre promenant dans la cour – tel un jonc veuf de sa pomme  – au-dessus des têtes dressées, la ridicule lacune de son cou tronqué !

Et, dans les rangs, la stupéfaction tournait à la crise de nerfs – de petits cris de femme chatouillée couraient – les membres du bureau résistaient encore ; mais l’excitation poussée à l’extrême cherchait une issue. Et, subitement, de toutes ces bouches tordues et crispées, un rire s’éleva, énorme, effrayant, maladivement inextinguible, où jaillissaient en formidable tutti les terreurs longuement comprimées.

Le corps du docteur parut comprendre la situation. Aussi bien, cette lugubre et risible promenade touchait à sa fin : le pas s’affaiblissait, les jarrets pliaient. Il tourna à gauche et se dirigea vers le fauteuil du vivisectionniste ; arrivé à deux pas, il étendit la main. Le président s’était déjà levé, peu soucieux d’affronter les taches.

Le docteur attira le fauteuil et s’assit. Et soudain le corps s’affaissa, ravivant le rouge éteint du velours sous le ruissellement du sang jailli.

Alors, seulement alors, la tête posée sur l’échafaud sembla s’animer : les yeux s’ouvrirent, brillants. Les narines palpitèrent. Elle regarda l’assistance, puis le tronc assis, un sourire entrouvrit ses lèvres blêmes ; et, derrière les lunettes d’or, la paupière gauche deux fois abaissée singea l’habituel clignement dont le professeur soulignait jadis ses DÉMONSTRATIONS VICTORIEUSES.
 
 

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(René de la Villoyo, in Le Magazine français illustré, publication mensuelle, novembre 1891 ; les illustrations sont extraites de la publication)