RÉSUMÉ DE CE QUI A PARU. – L’entomologiste Wild et le policier Kergy, à la recherche dans les Montagnes Rocheuses d’un nommé Millovanyi, savant hongrois soupçonné de supercherie scientifique, parcourent un pays de cauchemar dont les habitants, insectes monstrueux, déciment une bande de malfaiteurs également en quête du savant hongrois. Poursuivis, eux aussi, par un de ces êtres chimériques, les savants et le policier se réfugient dans une grotte.
Rompant le charme de l’effroi qui les maintenait immobiles, Anderson et Stander s’enfuirent. Déjà Grismond et Kergy s’élançaient au secours de Frampton, décidés à périr plutôt qu’à abandonner l’aventurier aux cisailles du scorpion géant. Mais les deux ennemis étaient morts : l’homme, tué raide par la décharge foudroyante du venin contenu en quantité énorme dans la queue du monstre ; et ce dernier atteint par les balles en un point vital, immobile pour toujours.
« Songez qu’à la taille ordinaire, ils font des piqûres si redoutables que l’homme peut en mourir ! » murmura Grismond.
Ils examinaient avec effroi la dépouille de l’ennemi abattu, quand un bruit de grattements les fit retourner, saisis, et il leur parut soudain qu’un scorpion était sorti de dessous chaque rocher. Ils s’échappèrent en courant. Mais les monstres ne leur donnèrent pas la chasse. Ils ne devaient même pas les avoir vus. Certains avançaient, deux par deux, se tenant par les pinces, l’un à reculons, l’autre dans le sens normal, celui-là tirant celui-ci, sur les pattes, la queue courbée en l’air, raclaient l’un contre l’autre leurs appendices écailleux et se frottaient le mufle.

Arrêtés à quelque distance, Kergy et Grismond observaient cette scène étrange. L’entomologiste expliqua, avec une amère ironie :
« Ils sont comme les hommes, et toutes les bêtes de la création, ils s’aiment. Qu’y a-t-il de plus hideux que de telles amours, pourtant ? D’ailleurs, la conclusion de toute idylle dans ce monde monstrueux est le repas nuptial où le scorpion forme le morceau de résistance pour les puissantes mandibules de la scorpionne… »
L’un des insectes, solitaire, s’approcha du cadavre du sphex et l’éventra d’un coup de croc, puis le rejeta de côté. Il trouva ensuite le corps inerte d’O’Cranach où, seuls vivants, les yeux fous tournoyaient d’épouvante. Alors, d’un geste brusque, le scorpion tendit une de ses pattes antérieures, la formidable cisaille vint se refermer sur le cou de l’aventurier et, d’une seule pression, le trancha. Le sang jaillit à flots.
Les compagnons n’en virent pas davantage : ils couraient pour échapper au cauchemar de cette mort multiforme à laquelle ils sentaient qu’ils devaient tôt ou tard succomber.
IV
Deux hommes immobiles regardent venir le soir. Ils sont pâles, hagards, et la sueur séchée a collé sur leurs visages une couche de poussière qu’ils ne songent même pas à essuyer. Ils ne parlent pas, n’osent pas bouger dans leur réduit, entre les rochers où ils restent tapis comme une bête qui a entendu le pas du chasseur.
Ils s’appelaient Anderson et Stander. Ils ne savent plus s’ils ont un nom. Ils restent là depuis des heures, le ventre vide et l’esprit en déroute. Ils attendent… non, ils ignorent ce qu’ils attendent. Ils n’ont pas osé affronter en plein jour la région maudite : le feront-ils donc dans la nuit, qu’annonce l’approche du crépuscule ?
« Anderson, dit Stander, il faut partir. Nous ne pouvons passer la nuit ici. »
Anderson résiste, tenaillé par la peur. Il se laisserait mourir de faim dans un trou plutôt que de bouger. Stander se lève, hausse les épaules et, posément :
« En ce cas, j’irai sans toi, adieu… »
Déjà l’aventurier est debout, s’accroche à lui.
« Tu ne vas pas me laisser seul, Stander, par pitié ! Souviens-toi du jour où j’ai incendié la ferme de Big Elk pour te sauver, et des trois policiers que j’ai abattus comme des chiens près du Potomac quand ils allaient t’arrêter, et…
– Je sais, dit Stander, durement. Alors, plus de caponnerie. Marche ou je t’abandonne. »
Ils s’aventurent précautionneusement hors de leur cachette. Rien en vue. Ont-ils été jouets de cauchemars ? Les voici dans la vallée qui se resserre entre les hautes montagnes dénudées. Ils s’avancent d’un pas incertain, à la fois talonnés et arrêtés par la crainte. En quel point ont-ils débouché dans la vallée ? Là-bas ? En ce cas, il faut faire un détour pour éviter ces rochers, repaires des scorpions. Il faut aussi passer au large de ce lieu d’où les mantes sortaient quand elles ont attaqué le camp.
Ils contournent donc les rochers, se risquent sur une aire sablonneuse où du moins ils ne seront pas surpris par un ennemi embusqué. La confiance renaît dans leur cœur. Ils jugent presque puériles les craintes qui les ont fait rester cachés tout le jour. Un renouveau de forces anime leur corps et active la poussée de leur sang.
Leur marche les conduit auprès de la plus singulière excavation que l’on puisse imaginer – une sorte de cuvette conique creusée dans le sol avec une régularité géométrique. Le bord dessine un cercle parfait et les pentes lisses en font un entonnoir.
Intrigués, les deux hommes s’approchent de ce trou et l’examinent avec curiosité. La sensation d’un espace vide et libre autour d’eux leur a enlevé la crainte d’être surpris. Anderson est sur le bord de l’entonnoir qui mesure plusieurs mètres de diamètre. Il se penche, regarde, et soudain prend le bras de son compagnon :
« Vois ! Qu’y a-t-il donc au fond ? »
À peine la question est-elle posée qu’une gerbe de gravier jaillit du cône et le frappe en plein visage. Surpris comme il était penché, il perd l’équilibre et tombe en avant, tandis que Stander se rejette en arrière en jetant un blasphème.
Sur le talus glissant, Anderson a pu se retenir, les ongles enfoncés dans le sable. Il fait un effort pour remonter et implore le secours de son camarade, tandis que le sable fin s’éboule lentement autour de lui. Stander va lui tendre la main, quand il aperçoit, au fond de l’entonnoir, une larve monstrueuse à large tête plate, qui s’arc-boute sur ses six pattes articulées et velues. La bête est plus grosse qu’un boa, et longue d’un mètre. De courtes antennes vibrent sur son front. Soudain, l’arc de son corps se détend, et la tête, formant pelle, soulève une nouvelle gerbe de cailloux qui viennent frapper Anderson. Dans un mouvement instinctif de défense et de peur, il tourne la tête. Ses doigts crispés se desserrent ; le sol continue de s’ébouler sous son corps. Il roule au fond du trou. Dès qu’il y est tombé, la bête se jette sur lui, le saisit de ses pattes griffues. Il se débat et hurle. Stander a dégainé son revolver, vise, au risque de tuer son compagnon, presse la détente. Le coup ne part pas. Tel était son trouble que, de tout le jour, il n’a pas songé à recharger son arme.

Anderson se débat toujours dans les griffes odieuses, essaie d’échapper aux coups de tête de la larve géante. L’horreur paralyse sa résistance. Son sang coule par de larges blessures qu’ont ouvertes les mandibules plus affilées que des lames de rasoir et maniées avec une si terrible dextérité. La forme même du cône où il a roulé gêne ses mouvements. Il perd la tête ; ses hurlements s’affaiblissent en râles et il épuise ses ultimes forces en gestes vains et inconscients.
Stander, qui a vu, est pris de panique à la pensée qu’un sort aussi effroyable le menace peut-être. Que peut-il faire pour son compagnon qui agonise ? Recharger son revolver ? Trop tard, trop tard ! et puis ses mains tremblent tant qu’il ne pourrait manier les cartouches, ni viser.
Que, si quelqu’un blâme cet effroi paralysant, il songe au dégoût qu’il a à toucher seulement une larve de deux centimètres, qu’il peut anéantir sous son pied ; et qu’il compare.
Tandis que d’un dernier coup de mandibule, la puissante larve de fourmi-lion éventre sa proie, – comme celle de nos pays éventrerait une fourmi, – Stander court, poursuivi par la vision de cette lutte abominable au fond du trou et par les râles de son ami. Il galope jusqu’à ce qu’il tombe étourdi.
Alors, couché à terre, il rit. Il rit et il chante. Des six aventuriers qui ont pénétré dans la Vallée des Monstres, cinq sont morts, et le dernier est fou…
*
« C’est là qu’il habite, » dit Grismond Wild.
Par miracle, – ou peut-être parce qu’ils avaient agi avec prudence et sang-froid, – l’entomologiste et le détective avaient franchi la passe dangereuse, fatale aux aventuriers.
Immobiles sur le terrain découvert, ils examinèrent les alentours. Une seconde vallée s’amorçait sur la première dont elle était séparée par une sorte de seuil, trop peu élevé pour mériter le nom de col. C’était un espace aride, coupé de boqueteaux et de gros buissons. Dans le fond coulait un ruisseau que la sécheresse des derniers jours avait presque tari. Au pied de la montagne abrupte s’élevait une maison, un blockhaus en rondins couvert d’une toiture en planches que maintenaient de grosses pierres. Trois autres cabanes plus petites avoisinaient la première.
La vallée semblait vide et déserte ; pas un bourdonnement dans le soleil. Autour de la maison, rien ne bougeait.
« Il n’a pas construit cela tout seul, dit Kergy. Mais qui l’a aidé ? Quelqu’un accepte donc de vivre ici avec lui, dans cet enfer ? Damnation ! Il faut ne pas savoir où aller pour se résigner à choisir un tel séjour. Et puis, comment, et de quoi vivent-ils ?
– C’est ce que nous saurons en allant le leur demander, dit l’entomologiste. La voie paraît libre ; rien ne doit nous arrêter.
– Vérifiez donc vos revolvers, dit Kergy. On ne sait pas… »
S’étant acquittés de ce soin, ils reprirent leur marche en avant. Le danger flottait autour d’eux sous ses aspects les plus hideux et leur énervement devenait une souffrance. Comme ils progressaient, Kergy prit le bras de Grismond pour le forcer à s’arrêter.
« Écoutez ! »
L’entomologiste ne tarda pas à percevoir une vibration légère dans l’air jusqu’à cet instant silencieux, et son regard chercha l’origine du bruit. Il ne tarda pas à la découvrir.
« Couchez-vous, » répondit-il, en donnant l’exemple.
Il avait toujours ses jumelles en bandoulière. Il les tira de leur étui et les porta à ses yeux. Aussitôt, ce qui lui était apparu comme un point noir et mouvant dans le ciel prit une forme.
« Un hyménoptère, murmura-t-il, un hyménoptère à aiguillon !
– À quoi reconnaissez-vous cela ? fit Kergy étonné.
– Un peu à l’aspect général – deux paires d’ailes transparentes, pas d’élytres, une sorte de guêpe, en somme… Mais la couleur bleuâtre, presque violette… Ce doit être un calicurgue, un pampile d’Amérique. »
Il continua de l’observer durant quelques instants, avec une inlassable curiosité ; puis, très calme :
« Kergy, dit-il, nous allons partir au plus vite. Il vient vers nous. Celui-ci est deux fois grand comme un aigle, et armé pour tuer. Venez ; nous nous cacherons là-bas, dans un trou des rochers.
– Et si le trou est habité !
– Tant pis, nous verrons. Tout plutôt que demeurer ici.
– Mais votre insecte ne peut pas nous voir : on dit que tous les insectes voient très mal.
– Sans doute. Seulement, ils ont un sens – est-ce l’odorat ? – d’une précision qui déconcerte les plus vieux entomologistes.
Kergy, vous ne comprenez donc pas qu’il vient droit sur nous ! que, s’il ne nous voit pas, il sait que nous sommes là !… »
Maintenant, le nouveau monstre était assez proche pour que, à l’œil nu, on en discernât la forme. Et la force du bourdonnement s’était accrue d’une manière étourdissante. Les deux hommes se levèrent d’un bond et s’élancèrent en courant vers l’abri des rochers. Ils entendaient grandir d’instant en instant la vibration menaçante et aiguë. Ils tournèrent la tête. Leur avance s’était réduite à moins d’une centaine de pas. Le calicurgue, craignant sans doute d’aller se briser contre la paroi rocheuse, modéra son allure. C’est peut-être à ce fait que les fugitifs durent leur salut. Ils avaient aperçu l’entrée d’une grotte, trou béant dans la muraille. Ils se jetèrent à genoux en arrivant, croyant déjà sentir le vent des ailes de l’insecte, et rampèrent dans la galerie d’accès de la grotte, trop basse pour y marcher debout. Bientôt, n’entendant plus rien, ils s’arrêtèrent, époumonnés, et, s’allongeant côte à côte sur le sol inégal, attendirent, étourdis par les battements de leur propre cœur.
(À suivre)
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(H. Darblin, in Sciences et Voyages, revue hebdomadaire illustrée, dixième année, n° 482, jeudi 22 novembre 1928)
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☞ Cette nouvelle, somptueusement illustrée par René Pellos, a fait l’objet d’une republication sous le titre : « Face à face avec les monstres, » en mai et juin 1937 dans Jeunesse-Magazine.
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FACE À FACE AVEC LES MONSTRES
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(Henri Darblin, illustré par René Pellos, in Jeunesse-Magazine, aventures, aviation, première année, n° 23, dimanche 6 juin 1937)







































































