Je revenais d’un trou de province, où je m’étais copieusement ennuyé, en compagnie de braves gens, qu’il m’avait fallu visiter par politesse. Enfoncé en un coin du wagon, tout entier à mes pensées moroses, je crois bien que j’en étais arrivé à regarder la pluie qui perlait en fines gouttelettes aux vitres du compartiment, pour y chercher une vaine distraction.
Heureusement, un peu avant Paris, à une petite station dont j’ignorerai toujours le nom pour avoir été trop paresseux de le regarder, la portière s’ouvrit et, dans une nuée d’air frais et humide, un voyageur monta, qui prit place devant moi, et cahin, caha, comme à regret, le train reprit sa marche monotone.
Ce voyageur, cet inconnu, me fut tout de suite sympathique pour la diversion qu’il apportait dans mon esprit en mal de rêveries.
Assez bien vêtu, de haute stature, et même joli garçon, – autant que la parcimonieuse lueur de l’ampoule électrique qui péniblement luttait avec les ténèbres de cette soirée de février me permit de le détailler, – mon compagnon de voyage me parut intéressant.
Sans plus, prenant thème de l’ennui qu’il y a à se sentir seul, j’engageai la conversation et, comme s’il n’attendait que cette invite, le voyageur m’inonda du feu noir de ses prunelles et, fort à l’aise, commença :
« L’ennui, Monsieur, en effet, je ne connais rien de plus insupportable ; que ce mal étrange vous étreigne au crépuscule, en une chambre d’hôtel, froide, malgré le foyer dont on se rapproche à l’excès ; banale, en dépit des quelques bibelots et portraits qu’on a sortis de sa valise et semés intentionnellement parmi le désordre de la cheminée et l’encombrement de la table ; ou qu’il pèse sur vous en pays étranger, dans le grand hall d’un moderne Palace, tandis que nos oreilles françaises guettent avidement une langue qui leur est familière, et que, toujours écorchées par le barbarisme d’un idiome étranger, ou meurtries par des mutilations assassines d’un insulaire qui « parle français, » elles en sont réduites au charme nasillard d’un phonographe qui leur donne la sensation, combien lointaine ! d’Yvette Guilbert, annonçant les Demoiselles de pensionnat ; l’ennui, Monsieur, est chose horrifiante !
Les circonstances, l’endroit ou l’époque, en varient les épreuves, mais elles sont toujours redoutables.
Ainsi, moi, qui vous parle, et qui suis d’un naturel gai, j’ai peut-être senti peser sur moi les ailes noires de ce tyran des pensées, le plus violemment de toute mon existence, et cela, en temps de carnaval, dans la cohue du bal de l’Opéra, où, bousculé par la ronde des filles courtes vêtues, j’étais venu en pierrot de satin, pour m’amuser.
Ô dérision ! dans ce costume et devant ce décor, ce que j’ai souffert, est inimaginable !
J’avais vingt ans, on est plus jeune alors qu’à dix-huit, et l’on recherche toutes les occasions, bonnes ou mauvaises, de passer le temps ; comme si le temps ne fuyait déjà beaucoup trop vite, et que la sagesse grande serait de fumer pipes sur pipes, en pantoufles et chez soi, en compagnie d’une femme laide qui aurait beaucoup d’esprit, ou d’une jolie fille qui ne parlerait pas, et d’un roman bien fait, qu’elle vous laisserait savourer à votre aise.
On ne sait pas tout cela, à vingt ans ! On croit qu’il suffit de se travestir en pierrot de satin, d’avoir cinq louis en poche et d’être au bal de l’Opéra, pour être joyeux !
J’étais morose, parce que seul d’abord, et quand on n’a personne au bras au milieu de couples enlacés, on est certainement plus seul que le moine en sa cellule, parce que lui a la consolation de savoir ses frères pareils, isolés comme lui-même, et puis, il n’est pas arrivé au couvent pour se divertir, tandis que moi, en pierrot, j’étais venu au bal pour m’amuser follement, et cette idée ne me quittant pas, elle ne faisait qu’aggraver mon ennui.
Il y a des moments où l’on ferait la cour à une pierre, a dit je ne sais plus qui, qui en était arrivé là.
J’errais lamentable, sans souci des poussées et des lazzis de la foule dansante, et cherchais une danseuse à tout prix, la première venue pour chasser ma mélancolie ; mais, par un phénomène assez souvent observé, j’avais beau ne mettre aucune prétention dans mes recherches, je fus un long moment avant de rencontrer une de ces demoiselles qui fût sans cavalier, et qui consentît à me charger du soin de lui offrir le champagne.
Cette attente m’exaspérait. Je ne sais ce qui me donna le courage d’accoster une vague brunette, haute sur pattes, et dont les bras démesurés se balançaient prétentieusement en dépit de leur maigreur et de leur malfaçon.
Le haut du corps disparaissait heureusement en un fouillis de gaze blanche qui formait à la fois collerette et pèlerine.
Or, ce ne fut qu’après qu’elle eut consenti à prendre place à mes côtés, – ce qu’elle fit avec assez de bonne grâce, je le reconnais, – devant un verre de tisane, que je me hasardai à la dévisager. Ce que je vis alors ne supporte aucune description ; par un bizarre caprice, cette femme, qui était peut-être moins laide de visage que de corps, – ce qui à tout prendre ne l’aurait pas encore fait jolie, – portait un masque effrayant, mélangé de blanc et de rouge, et d’une forme hideuse, repoussante… bouche de côté et nez absent, avec de pauvres yeux glauques, bordés de sang… C’était si écœurant, que je fus sur le point de me lever et de fuir, mais elle, devinant mon mouvement, me pria de rester d’une voix si charmante, que, lui tournant un peu le dos, je demeurai.
« Pourquoi, lui dis-je, vous affubler de ce carton ridicule ? votre masque est épouvantable… »
La pauvre fille eut soudain un haut-le-corps… Elle porta la main à son visage, et je l’entendis s’écrier : « Mon Dieu ! Je l’ai perdu… J’ai perdu mon masque !… »
« Comprenez-vous, monsieur ? fit mon interlocuteur ; elle n’avait plus son masque ; ce que j’avais vu était son propre visage… sa chair tuméfiée par une brûlure.
Elle s’enfuit, me laissant plus triste, puis seul que jamais, avec l’horrifiante vision de ce que j’avais entrevu, et je me sentis si malheureux que, malgré mon dégoût, ma répulsion, je crois bien que je regrettais ma question, parce que la voix de cette infirme était jolie, jolie… et que, sans la regarder, me figurant qu’elle portait un masque barbare, j’aurais pu grâce à elle tromper le supplice de ma solitude, et qui sait, prendre plaisir à cette soirée… »
– Il se tut.
Le train entrait en gare de Paris ; je saluai mon interlocuteur et je le perdis de vue dans la foule ; seulement, ce soir-là, je fis serment de ne point aller seul au bal de l’Opéra. Et je tins si bien mon serment que je n’y suis pas allé du tout.
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(« Sreidi » [pseudonyme de Marcel Idiers], in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-huitième année, n° 3364, samedi 18 février 1911. James Ensor, « Autoportait aux masques, » huile sur toile, 1899)





























