I
Discrète et souriante, Mme Hébel m’avait laissé causer tout à loisir avec sa fille Lionnette, ma jolie fiancée. Guy, mon futur beau-frère, un garçonnet de dix ans encore gâté comme un bébé, ne s’était pas montré trop jaloux de nos longs duos à mi-voix. Et, quoique dans un site d’Auvergne d’impression farouche, au déclin de cette belle journée d’automne, l’excursion s’achevait joyeusement.
Notre break venait de franchir le pont de Némat et le cocher allait lancer son cheval, à droite, sur la route pittoresque de Sébreuil qui suit les méandres de la Sioule. À ce moment, Guy, jusqu’alors absorbé dans la lecture de son guide, leva le nez et s’écria, avec son aplomb coutumier :
« Arrêtez, cocher ! Vingt tours de roues de plus, mes amis, et vous passiez, sans vous en douter, devant le fameux val de Maliroc ! Il y a là, sur la gauche, au fond de cette gorge étroite, parmi les ruines de thermes très anciens, une fontaine extraordinaire…
– Extraordinaire en quoi ?
– Écoutez. »
Et le petit homme, replongeant le nez dans son guide, nous lut :
« La source jaillit du roc même. Elle contient des carbonates de chaux, de fer, de magnésie et de l’acide carbonique. Ce gaz se dégage à l’air libre. Les matières calcaires, en dissolution dans l’eau, se précipitent alors et forment un sédiment. Sur tout le parcours, ce sédiment blanchâtre recouvre le lit du ruisseau d’une sorte d’enduit pierreux qui s’exhausse sans cesse. La fontaine pétrifiante de Maliroc est une des curiosités naturelles les plus rares de l’Europe… »
« Il se fait tard, observai-je. Voici déjà le crépuscule. La brume va s’élever. Évitons ce détour et regagnons Sébreuil.
– Il est à peine six heures, riposta Guy. Que ferons-nous à l’hôtel en attendant le dîner ? Ce détour nous retardera très peu. »
Sachant le jeune Guy fantasque et volontaire en dépit d’un très bon naturel, je le ménageais. N’était-il pas à craindre, ayant joui sans partage de la tendresse de sa mère et de sa sœur, qu’il prît ombrage de l’affection que ces dames me témoignaient ? Jusqu’à présent, à force de discrétion et de diplomatie, je m’étais acquis les bonnes grâces du petit homme. Je tenais d’autant plus à les conserver que, touchée de mes efforts, Lionnette m’en exprimait souvent sa gratitude. J’attendais donc en silence la décision de Mme Hébel, lorsque l’enfant gâté, se tournant vers notre cocher, commanda, de son autorité propre :
« Menez-nous vite à la fontaine de Maliroc ! »
Le jeune Auvergnat qui nous conduisait s’était, depuis le matin, complaisamment soumis aux exigences de Guy. Mais, à cet ordre, il ne put réprimer une grimace et, maussade, objecta :
« Il n’y a, messieurs-dames, rien de beau à visiter par là. Bicoques et ruines ont été louées à deux loufoques venus d’on ne sait où. Ils vivent là comme des ours dans leur tanière ; ils ont mis des barrières pour empêcher de passer. Vous ne pourrez rien voir.
– Nous apprivoiserons l’ours ! s’écria Guy, qui ne doutait de rien. Allons voir, maman, je t’en supplie ! Ça doit être si curieux, une source qui change tout en pierre !
– Personne ne va plus jamais par là, insista le cocher, sans le moindre mouvement pour pousser son cheval dans la direction indiquée ; sans compter que ma bête est fatiguée et que le chemin est rudement mauvais. »
Devinant que Mme Hébel souhaitait satisfaire Guy, j’intervins.
« C’est bon, maugréa l’Auvergnat en répugnance visible ; puisque vous le voulez, je vas vous y mener. »
Sans fouetter son cheval, il secoua les guides mollement. La voiture tourna et, d’un trot ralenti, nous nous engageâmes, à gauche, par une cavée étroite, dans une gorge étranglée par deux massifs granitiques, hérissés de broussailles.
Il fit tout de suite plus sombre.
Après de larges et lumineux aperçus sur la Sioule, nous éprouvions une impression d’enfoncement dans de l’ombre froide. Lionnette frissonna. Le silence brusque où, sans savoir pourquoi, nous nous enlisions tous, nous causa une sorte d’oppression vague, croissante, indéfinissable. J’observai le cocher. Il me sembla très pâle. Son regard furtif fouillait les ronces éparses parmi les roches, tandis que les muscles de sa face se crispaient d’un tic nerveux.
Tout à coup, il arrêta son cheval. Comme s’il avait la gorge sèche, il toussota, puis déclara, d’un ton mal assuré :
« Les voitures ne peuvent pas aller plus loin. Le chemin, après ce tournant, devient bourbeux et ma bête a besoin de souffler. D’ailleurs, vous n’aurez pas fait cinquante pas que vous apercevrez les ruines. Je vous attends ici. »
Et, pour mieux se soustraire à tout ordre d’avancer, il sauta à terre et jeta sa couverture sur le dos du cheval qui, en sueur, haletant dans l’air plus frais, s’enveloppait d’un nuage de vapeur.
J’allais me fâcher. Lionnette, posant doucement sa main mignonne sur ma manche, m’implora de sa voix câline :
« Ami, je vous en prie… Que cette radieuse journée finisse paisiblement ! Allons à pied jusqu’à la source… cela nous réchauffera. »
Nous descendîmes tous quatre de voiture. Je remarquai, en marchant, que le chemin ne devenait aucunement boueux. Le cocher avait menti.
II
À travers les feuillages, dans le fond élargi et sauvagement boisé de cette gorge, nous aperçûmes bientôt, indécises, déjà estompées de brouillard, les ruines des thermes romains. La muraille rocheuse masquait le couchant. C’était l’heure où tout devient douteux dans une lumière douteuse. Le site apparut, sauvage. Rien de plus lamentable, ici et là, parmi les ruines, que ces masures délabrées, ces hangars miséreux, ces taudis improvisés de bric et de broc avec les briques, les pierres, la ferraille ou le bois trouvés dans les décombres.
Entre deux haies, une barrière vermoulue céda à la première poussée et nous pénétrâmes dans la prairie qui entourait ce ramassis de bicoques. Plus loin, des ronces folles, des viornes, des chardons, s’accrochèrent désespérément à nos vêtements comme pour nous conseiller de retourner. Une buée nauséabonde, exhalée des hautes herbes où filtraient les eaux de la source, flottait et planait, épandant à l’entour un halo de mystère.
Guy, ayant pris l’initiative de l’excursion, se croyait obligé de marcher en tête, bravement. Soudain, il se rejeta vers moi, désignant, sous les branches basses des sauvageons, quelques formes fantomatiques, toutes blanches dans la brume blanche. Nous avançâmes et je reconnus, éparses dans ce clos de désolation, de fantastiques statues de bêtes, des bêtes qu’on eût dit en plâtre, lépreuses de salpêtre et rongées de mousse. Canards, oies, dindons, chiens, chats, chevaux ou moutons, ces animaux aux lignes si vraies semblaient avoir été arrêtés, saisis, immobilisés en pleine vie, par l’effet subit d’un maléfice. Quoique naturelle, leur attitude témoignait d’une stupeur poignante. Et, contrastant avec leurs formes vivantes, leur blancheur et leur immobilité nous causaient un malaise étrange. Aux prunelles aveugles de ces bêtes, l’ombre, tombant de l’orbite ou de la paupière, prêtait une sorte de regard de détresse, de frayeur et de souffrance inexprimables.
« On les croirait moulés sur nature ! » observa Lionnette.
Cette remarque simple fut formulée d’une voix troublée. La jeune fille, en même temps, glissa si craintivement sa main sur mon bras que ses paroles prirent aussitôt, dans mon imagination, un sens extraordinaire. Mme Hébel résuma notre confuse appréhension en cette exclamation étouffée :
« Une ménagerie de fantômes dans un site d’angoisse. »
Déjà, nous rebroussions chemin, quand deux silhouettes sombres, sans doute aux aguets, surgirent d’un hangar proche.
« Ces messieurs-dames admirent nos statues ? S’ils veulent bien nous honorer de leur visite, ils en verront d’autres plus curieuses encore. »
Le ton cauteleux, la mine vulgaire de la femme, me déplurent. Quand je me tournai vers l’homme, ce fut de la répugnance. Sa maigreur, ses lèvres brûlées, son front coupé de rides, ses yeux parfois hagards, dénotaient l’abus troublant de l’alcool. Son allure brusque, ses gestes d’épileptique, offraient un singulier contraste avec les façons sournoisement patelines et les paroles onctueuses de sa compagne.
Cette femme mit tant d’insistance en son invite que Mme Hébel et ses enfants avancèrent au milieu des ruines. Et j’emboîtai le pas, flanqué de l’homme.
« On vit si retiré du monde que c’est un plaisir d’avoir occasion de montrer notre « établissement » à des gens… à des gens de Paris ! Dès que j’ai vu cette gracieuse demoiselle et ce joli petit monsieur, je l’ai dit à mon homme : « Voilà des Parigots comme nous ! » Pas vrai, Guste ?
– Sûr et certain. C’est pas dans ce patelin de malheur qu’on a de beaux enfants comme ça !… »
Leur expansive admiration rassurait Mme Hébel, et Guy, remis de sa frayeur, en était si visiblement flatté qu’il se laissa prendre la main par la femme.
« Venez, mon mignon. Voyez ce chien de berger… et ce petit agneau ! Est-ce assez nature ? Croirait-on pas que l’un va japper, et l’autre bêler ? »
L’enfant s’amusait si visiblement que Mme Hébel et Lionnette suivaient complaisamment, souriant de sa surprise et de sa joie. Pendant ce temps, l’homme, dans un besoin d’expansion, m’expliquait :
« Ces figures-là, c’est mon œuvre ! Et vous ne voyez rien. L’an prochain, j’aurai un assortiment complet, pas seulement d’images de bêtes, mais de personnages grandeur nature. Tous les châtelains des environs viendront se fournir ici de statues pour leurs parcs. Maliroc sera célèbre ! je vendrai à prix d’or ! »
Il s’emballait. La femme, se retournant, crut devoir m’avertir familièrement :
« Faites pas attention… Mon homme paraît comme ça un peu drôle, au premier abord, mais c’est pas dangereux. Il ne devient méchant que quand il boit. À Paris, il était praticien et travaillait pour les sculpteurs les plus célèbres. Le malheur, c’est que ses patrons, jaloux de lui, n’ont jamais voulu le traiter en artiste… Ça l’a révolté, ce pauvre Guste, ça lui a chaviré les idées… »
Elle s’éloigna, et l’homme, s’excitant, continuait :
« Ce sédiment-là, c’est meilleur que la pierre, monsieur, ça vaut le marbre ! Mais le principal, là-dedans comme dans tout, c’est de choisir ses modèles, d’avoir du goût, d’avoir l’idée. Et je l’ai, moi, l’idée, une idée d’artiste, une idée de génie ! »
Il pérorait avec exaltation. Je devinais, en ce prétentieux verbiage, une vanité exaspérée par des lectures mal comprises, une rage de n’avoir, au lieu de créer, qu’à dégrossir l’œuvre des maîtres. Et, de tout ce fiel de raté, l’alcool avait fait de la folie.
Maintenant, il abordait des questions d’esthétique dont il ne soupçonnait même pas le sens. Les yeux au ciel, gesticulant, il divaguait sur l’art et la beauté, répétant :
« Pourquoi imiter la nature, qui est inimitable ? Ne s’offre-t-elle pas, partout et d’elle-même, dans les choses, dans les plantes, dans les bêtes, dans ses créatures innombrables ! Il suffit de la saisir en ses manifestations et de les fixer, de les éterniser, de les immortaliser dans leur beauté ! C’est mon idée géniale… c’est le secret de Maliroc ! »
Ce Guste m’ennuyait horriblement. Peu après, il me poussa le coude, et, son regard morne s’éclairant d’une lueur, il me désigna Lionnette et Guy.
« Voilà la nature ! s’exclama-t-il avec emphase. Quel Phidias aurait produit de pareils chefs-d’œuvre ! »
Cette phrase me déplut. Perdant patience, je le plantai là pour rejoindre les autres.
« La source, à présent, voyons la source ! » réclamait Guy.
La femme nous mena, à travers éboulements, immondices et débris, vers la partie la plus retirée de l’enclos.
Dans les herbes, des taches blêmes, pareilles à des traînées de sel, indiquaient le débordement des eaux. Le ruisseau coulait fumeux, trouble et blanchâtre, entre des bords recouverts de cet enduit pierreux, tout de suite durci à l’air. Ici et là, sous un afflux plus fort, des obstacles s’opposaient au courant en talus de sédiment. Et la verdure était comme mouillée, brûlée, sous ces poussières et ces cendres.
« Venez voir la grotte ! » criait Guy.
Guidés par la lueur d’une lanterne, nous pénétrâmes dans une cave voûtée dont la porte était faite de planches grossièrement clouées, à demi pourries et mal soutenues par de vieilles ferrailles. Au fond, la source jaillissait d’un roc. L’eau captée, coulant dans un long tronc d’arbre évidé en tuyau, débordait en nappe qui, avant de fuir au-dehors dans une large rigole, ruisselait et arrosait divers objets posés sur des gradins. Ces objets, sous l’averse, se recouvraient peu à peu de l’enduit blanchâtre. Déjà, des grappes de raisin, des fruits dans des corbeilles, des branches de houx, une fouine, un écureuil, semblaient incrustés de sédiment. Trois ou quatre oisillons, frileusement, pitoyablement blottis au fond de leur nid, séchaient à l’écart, complètement pétrifiés.
« Oh ! la jolie nichée… Vois, maman ! s’exclama Guy, très attendri. Est-ce qu’on les a changés en pierre tout vivants, les pauvres petiots ? »
La femme, trop occupée pour répondre, ouvrait, à gauche de la source, une petite grille communiquant avec un long hangar servant de magasin.
« Maintenant, dégoisait-elle en boniment, si c’est un effet de la bonté de ces messieurs-dames, ils voudront bien jeter un coup d’œil sur nos collections. Ils trouveront là, à des prix très modiques, un assortiment varié d’objets d’incrustation : ornements de jardins, statuettes, garnitures d’étagères, de cheminées ou de vitrines, bibelots artistiques de toutes sortes. Ces messieurs-dames ne partiront sûrement pas sans emporter un souvenir des eaux de Maliroc. Nous ne tenons pas commerce, la visite est gratuite ; mais la vente de nos ouvrages est notre seul bénéfice. »
(À suivre)
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(Charles Foley, in Les Annales politiques et littéraires, vingt-huitième année, n° 1392, dimanche 27 février 1910 ; cette nouvelle a été reprise dans le recueil La Chambre au judas, Paris : Librairie illustrée Jules Tallandier, 1911. Elle a été traduite en espagnol sous le titre : « El Niño secuestrado en las aguas de Maliroc, » dans La Prensa [Buenos Aires] en trois livraisons, mercredi 1er, jeudi 2 et vendredi 3 avril 1914, et a été reprise ensuite dans l’anthologie La Fuente de Maliroc, cuentos par Carlos Foley et H. R. Wœstyn, Paris/Buenos Aires : « Coleccion de novelas misteriosas, » Casa editorial hispano-americana, 1940. « L’Œil sans yeux, » collage de Max Ernst pour La Femme 100 têtes, 1929)
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