Nous passions nos vacances à Bandol, jolie ville de la Côte, dont le charme est un peu gâté par le luxe tapageur du tourisme cosmopolite et l’ineffable laideur de son casino. Harassés par une longue journée de soleil et de bains, nous nous étions couchés de bonne heure. La nuit était douce, mais il y manquait cette brise suave des bords de mer qui vous met les poumons à l’aise. Et, bien que la fenêtre de notre chambre fût grande ouverte, une chaleur lourde pesait sur notre sommeil. Dans son petit lit placé près du nôtre, le bébé dormait, flattant le silence de son souffle frêle quand Suzanne, l’ayant heurté d’un geste involontaire, sentit que ses vêtements étaient humides.
« Je vais le changer, » dit-elle en sautant du lit.
Elle prit soin de fermer les volets avant d’éclairer, les moustiques abondant en cette région. À l’instant où parut la lumière, je sursautai.
« Regarde, » dis-je, un doigt pointé vers le plafond où, immobile, les pattes en étoile, se cramponnait un lézard vert.
Bondir, m’armer d’une pantoufle et attendre, figé dans l’attitude de l’escrimeur prêt à la parade, fut l’affaire d’un quart de seconde. Car j’ai peur, oui, j’ai peur des lézards, ainsi que des guêpes, des araignées, des mille-pattes et des scorpions. Vous me direz que cela ne se compare pas. C’est vrai. Mais une chose est la logique, autre chose la peur.
Comme je demeurais ainsi, l’œil inquiet :
« Alors ! s’impatienta Suzanne.
– Qu’est-ce qu’on fait ?
– Qu’est-ce que tu veux faire ? »
Un geste vague fut ma réponse.
« Pourquoi as-tu pris cette pantoufle ? »
Ne pouvant avouer que c’était dans le seul but de me défendre, j’assurai ma voix et, du ton que devait avoir Napoléon appelant aux armes : « Tuons-le, » décidai-je. Je grimpai sur le lit. Suzanne, restée près de la fenêtre, m’observait. Élevant la pantoufle tel un bon joueur de tennis sa raquette quand il est au service, je m’arc-boutai pour mieux viser la bête et l’abattre d’un coup, mais le lézard bougea. Je repris mon élan et frappai : il m’avait encore devancé. Il n’y eut sur la blancheur du plâtre que la trace grise de la semelle. Je me pris alors à taper furieusement à droite et à gauche une série de coups que le lézard esquiva sans peine avant de se laisser choir sur le carrelage, pour se réfugier sous l’armoire.
Aux quatre coins de la chambre, une poursuite éperdue s’engagea. Je dois confesser que mes coups étaient aussi puissants que maladroits, car je penchais mon corps trop en avant, dans la crainte où j’étais de voir le reptile se précipiter sur mes pieds nus.
Enfin, désespérant de l’atteindre, je priai Suzanne d’ouvrir les volets. Peut-être aurait-il l’idée de fuir par où il était entré ? Tant pis pour les moustiques !
L’espace d’un dixième de seconde, j’entrevis le visage de ma femme. Je lui trouvai un air indéfinissable, mais, trop absorbé par la lutte, je ne pouvais m’y attarder. Cette courte distraction pourtant me fut fatale. Je perdis de vue l’ennemi. Nous entreprîmes de patientes recherches. Suzanne m’aidait, toujours muette, toujours bizarre. Cependant, le bébé réveillé par le tumulte répétait inlassablement : « Lézard, lézard, lézard, » mot que nous n’avions pas encore prévu dans son vocabulaire et riche pour lui d’un charme nouveau.
Après un moment d’efforts infructueux et plutôt par énervement que par lassitude, j’exprimai tout haut l’opinion que le lézard avait pu s’échapper furtivement par la fenêtre ou par le bas de la porte, que je rembourrai aussitôt avec la descente de lit. Je priai Suzanne de refermer les volets. Elle eut un haussement d’épaules. Exaspéré, je l’engageai à s’occuper du gosse. Je comptais aussi que cela contribuerait à le calmer : il reprit sa litanie de plus belle, au risque de réveiller les voisins. Mon irritation fut à son comble quand j’entendis Suzanne – elle n’avait pas eu un mot d’encouragement pour moi – accompagner d’une voix tendre les appels du bébé.
Je m’approchai du lit pour mettre un terme à ces ébats. Je faillis tomber à la renverse devant le spectacle : posé sur le ventre du bébé, le lézard vert le fixait du feu de ses yeux intenses. L’enfant, naïf, souriait, tandis que le monstre commençait à lui dévorer les doigts.
Je haletai avec difficulté :
« Tue-le, tue-le ! »
Mais Suzanne se moqua :
« Idiot, il est inoffensif ! Pourquoi le tuer ? Il est utile, puisqu’il mange des insectes…
– Tue-le, tue-le…
– Mais non, assura Suzanne tranquillement, – et elle chatouillait gentiment la tête plate du lézard ! – mais non. Tu t’acharnes contre un être parce qu’il est laid et que tu en as peur. Vois le bébé, comme il s’en amuse… »
Je compris alors l’étrangeté de son attitude. Elle était complice du lézard !
Dominant ma frayeur pour sauver la vie de mon enfant, j’allais sauter sur l’animal. Trop tard ! Durant notre dialogue, il avait consommé son repas. Il ne restait plus rien de mon fils. Ou, plutôt, si. Le lézard, qui s’était accru des proportions de sa victime, avait pris sa place dans les draps, et voilà que le monstre, aussi gros maintenant qu’un jeune crocodile, me tendait ironiquement les bras.
J’eus une sensation d’étouffement. De toutes mes veines jaillit un cri.
« Tais-toi ; tu vas ameuter l’hôtel ! » dit Suzanne.
Je rouvris les yeux. Une main douce épongeait mon front moite. Un rayon de lune caressait la joue du bambin endormi.
Suzanne s’amusa de mon cauchemar :
« Tu sais bien que les lézards n’ont jamais fait de mal à personne !
– Tu aurais pu me le dire plus tôt ! » dis-je, tout à des visions récentes.
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(Sylvain Barreur, in Parallèle 50, troisième année, n° 136, vendredi 29 avril 1949 ; l’illustration est tirée de la publication)


























