Miss BELLOC chez JULES VERNE
–––––
Jules Verne, dont les ouvrages sont lus en Angleterre presque autant qu’en France, a été interviewé par Miss Belloc dans sa maison d’Amiens :
« Une des joies les plus vives de ma carrière de romancier, lui dit Jules Verne, m’a été donnée par le succès que mes livres, et notamment Michel Strogoff, ont obtenu à la scène.
On m’a souvent demandé comment m’était venue l’idée d’écrire ce que, faute de mieux, on peut appeler des romans scientifiques. Voyez-vous, j’ai toujours beaucoup aimé l’étude de la géographie, comme d’autres aiment l’histoire et les recherches qu’elle provoque. Je crois vraiment que c’est mon penchant pour les cartes géographiques et les grands explorateurs qui m’a amené à composer le premier volume de la longue série de mes ouvrages.
Quand j’écrivis ce volume, Cinq Semaines en Ballon, je choisis l’Afrique pour théâtre de mon action, par la raison fort simple que l’on en savait et l’on en sait encore, sur ce continent, moins que sur tout autre ; et je me figurai que la façon la plus ingénieuse d’explorer la surface de cette partie du monde, serait de naviguer au-dessus en ballon.
Mon roman terminé, j’en envoyai le manuscrit à l’éditeur parisien bien connu, M. Hetzel. Il le lut, le trouva intéressant, et me fit des offres que j’acceptai.
Cinq Semaines en Ballon est resté jusqu’à ce jour un de mes romans les plus goûtés ; mais il ne faut pas oublier que j’avais déjà trente-cinq ans quand ce livre parut, et que j’étais marié depuis huit ans.
– Vous savez sans doute, observa Madame Verne avec quelque fierté, que plusieurs phénomènes relatés par mon mari dans ses romans, et qui paraissaient absolument inadmissibles, se sont pourtant réalisés ?
– Bah, protesta M. Verne, c’est une simple coïncidence. Quant à l’exactitude de mes descriptions, je la dois en grande partie à ce que, avant même de commencer à écrire, je prenais toujours des notes nombreuses dans chaque livre, journal, magazine ou rapport scientifique qui me tombait entre les mains. Ces notes étaient et sont encore toutes classées d’après le sujet traité, et je n’ai pas besoin de vous dire de quelle valeur tous ces matériaux ont été pour moi.
Je suis abonné à plus de vingt journaux, continua-t-il, et je lis assidûment toutes les publications scientifiques. Abstraction faite même de mon ouvrage, j’éprouve un vif plaisir à lire ou à écouter le récit de quelque découverte ou de quelque expérience nouvelle dans le domaine du savoir humain, astronomie, météorologie ou physiologie. »
Jules Verne se lève à cinq heures, et, à l’heure du lunch, c’est-à-dire à onze heures, son travail quotidien de composition, correction d’épreuves, etc., est terminé. Mais, comme on ne peut brûler la bougie par les deux bouts, dès huit heures ou huit heures et demie, il est en général profondément endormi.
La plus grande partie de son travail d’écrivain se fait dans une toute petite chambre à coucher. Il nous donne lui-même un récit très intéressant de sa manière de travailler :
« Je fais d’abord une ébauche du sujet de mon roman. Jamais je ne commence un livre sans savoir quels en seront le commencement, le milieu et la fin. Jusqu’ici, j’ai toujours eu la chance d’avoir en tête non pas un, mais bien une demi-douzaine de thèmes différents. S’il m’arrive un jour de me trouver à court d’un sujet, c’est qu’il sera temps de renoncer à mon travail habituel. Quand j’ai terminé ma première ébauche, je fais un plan des chapitres ; après quoi, je me mets à tracer une première rédaction au crayon, en laissant la moitié de ma page en marge, afin d’y mettre les changements et les corrections. Je relis ensuite le tout ; puis je le passe à l’encre. Je crois que mon véritable travail ne commence qu’avec la correction des premières épreuves ; car, non seulement je trouve alors quelque chose à corriger dans chaque phrase, mais il y a des chapitres entiers que je récris d’un bout à l’autre. Il me semble que je ne prends possession de mon sujet que quand je le vois imprimé. Heureusement que mon brave éditeur m’accorde toute latitude quant aux corrections : j’ai souvent jusqu’à huit ou neuf tirages d’épreuves. Tous les ans, j’écris régulièrement deux ouvrages, et je suis toujours en avance. C’est au point que je fais en ce moment un livre qui rentre dans ma tâche annuelle de 1897. C’est vous dire que j’ai déjà cinq manuscrits tout prêts pour la presse. »
Madame Verne assure que, sitôt la dernière épreuve corrigée, son mari ne rejette jamais les yeux sur ses ouvrages : ils semblent avoir perdu tout intérêt pour lui.
Miss Belloc entra dans la bibliothèque de Jules Verne. Les murs de cette pièce sont revêtus de livres. Au milieu, une grande table plie sous le faix de journaux, revues, rapports scientifiques soigneusement assortis, sans parler de tout un choix de la littérature courante, anglaise et française. Un certain nombre de petits cartons, occupant un espace relativement restreint, contiennent les vingt mille notes recueillies par l’écrivain au cours de sa longue carrière.
Sa bibliothèque est bien là pour l’usage et non pour la montre. Des exemplaires de compagnons intellectuels, comme Homère, Virgile, Montaigne et Shakespeare, portent des traces évidentes de lecture réitérée, mais n’en sont que plus chers à leur propriétaire. Des éditions de Fenimore Cooper, de Dickens et de Walter Scott témoignent d’un usage assidu et constant. Un grand nombre de nos meilleurs romans anglais, aux reliures plus fraîches, ont également pris le chemin de ce salon de lecture.
Aux questions que Miss Belloc posa à Jules Verne sur l’Angleterre et sa littérature, il répondit que ses jours les plus heureux s’étaient passés en Écosse, et que, de tout temps, les œuvres de Walter Scott avaient fait ses délices. À Londres, comme Zola, ce qui l’avait frappé le plus, c’est la Tamise, et il déclara qu’il professait une véritable admiration pour ce fleuve.
Jules Verne ne comprend que le français ; il n’a donc pu faire connaissance avec nos auteurs dans le texte original. Il préfère le Robinson Suisse à Robinson Crusoé. Fenimore Cooper ne le fatigue jamais ; il prend un vif plaisir aux romans de Captain Marryat, a trouvé fort intéressante la lecture de l’Île au Trésor de Stevenson, mais, de tous nos auteurs, c’est Dickens qu’il place au premier rang. Les livres de Jules Verne ont eu des éditions allemandes, portugaises, hollandaises, suédoises, anglaises, russes, japonaises et arabes. Comme Miss Belloc lui faisait remarquer que les femmes tenaient peu de place dans ses romans, il répondit : « Je proteste énergiquement contre cette assertion. Voyez mistress Branican et les charmantes jeunes filles de plusieurs de mes romans. Chaque fois qu’il y a quelque nécessité à introduire l’élément féminin, vous le trouverez chez moi. » Et il continua en souriant : « L’amour est une passion absorbante qui ne laisse que fort peu de place pour autre chose dans le cœur de l’homme ; mes héros ont besoin de toutes leurs facultés ; la présence de quelque adorable demoiselle pourrait çà et là compromettre beaucoup la réussite du but qu’ils poursuivent. Et puis, j’ai toujours eu le désir d’écrire des ouvrages qui puissent être mis sans le moindre inconvénient dans les mains de la jeunesse ; c’est ce qui m’a constamment fait éviter tout passage… comment dirai-je ?… tout passage qu’un garçon n’aimerait pas à voir lire à sa sœur. »
–––––
Jules Verne interviewed by Miss M. A. Belloc
–––––
“One of the keenest joys my story-writing has brought me has been the successful staging of some of my novels, notably “Michael Strogoff.”
“I have often been asked what first gave me the idea of writing what, for the want of a better name, may be styled scientific romances.
“Well, I had always been devoted to the study of geography, much as some people delight in history and historical research. I really think that my love for maps and the great explorers of the world led to my composing the first of my long series of geographical stories.
“When writing my first book, “Five Weeks in a Balloon,” I chose Africa as the scene of action, for the simple reason that less was, and is, known about that continent than any other ; and it struck me that the most ingenious way in which this portion of the world’s surface could be explored would be from a balloon.
“Once the story was finished, I sent the manuscript to the well-known Paris publisher, M. Hetzel. He read the tale, was interested by it, and made me an offer which I accepted.
“Five Weeks in a Balloon” has remained to this day one of the most read of my stories, but you must remember that I was already a man of thirty-five when this book was published, and had been married for some eight years.”
“You are doubtless aware,” interposed Madame Verne, proudly, ‘‘that many apparently impossible scientific phenomena in my husband’s romances have come true ?”
“Tut, tut,’’ cried M. Verne, deprecatingly, “that is a mere coincidence. As to the accuracy of my descriptions, I owe that in a great measure to the fact that, even before I began writing stories, I always took numerous notes out of every book, newspaper, magazine, or scientific report that I came across. These notes were, and are, all classified according to the subject with which they dealt, and I need hardly point out to you how invaluable much of this material has been to me.
“I subscribe to over twenty newspapers,” he continued, “and I am an assiduous reader of every scientific publication ; even apart from my work I keenly enjoy reading or hearing about any new discovery or experiment in the worlds of science, astronomy, meteorology, or physiology.”
He gets up at five, and by lunch-time, that is, eleven o’clock, his actual writing, proof-correcting, and so on, are over for the day ; but one cannot burn the candle at both ends, and each evening he is generally sound asleep by eight or half past eight o’clock.
Jules Verne does most of his writing in a tiny cell-like bed-chamber. Jules Verne’s own account of his method of work is very interesting. He says :
“I start by making a draft of what is going to be my new story. I never begin a book without knowing what the beginning, the middle, and the end will be. Hitherto I have always been fortunate enough to have not one, but half-a-dozen definite schemes floating in my mind. If I ever find myself hard up for a subject, I shall consider that it is time for me to give up work. After having completed my preliminary draft, I draw up a plan of the chapters, and then begin the actual writing of the first rough copy in pencil, leaving a half-page margin for corrections and emendations ; I then read the whole, and go over all I have already done in ink. I consider that my real labour begins with my first set of proofs, for I not only correct something in every sentence, but I re-write whole chapters. I do not seem to have a grip of my subject till I see my work in print ; fortunately, my kind publisher allows me every latitude as regards corrections, and I often have as many as eight or nine revises. I invariably produce two completed novels a year. I am also always in advance of my work ; in fact, I am now writing a story which properly belongs to my working year 1897 ; in other words, I have five manuscripts ready for the printers.”
Madame Verne added that as soon as the last proof is corrected, her husband never looks at his stories again ; all interest in them seems to have evaporated for him.
Miss Belloc visited Jules Verne’s library. She says : —
The room is lined with book-cases, and in the middle a large table groans under a carefully sorted mass of newspapers, reviews, and scientific reports, to say nothing of a representative collection of French and English periodical literature. A number of card-board pigeon-holes, occupying however wonderfully little space, contain the twenty odd thousand notes garnered by the author during his long life.
His library is strictly for use, not show, and well-worn copies of such intellectual friends as Homer, Virgil, Montaigne, and Shakespeare, shabby, but how dear to their owner ; editions of Fenimore Cooper, Dickens, and Scott, show hard and constant usage ; and there also, in newer dress, many of the better-known English novels have found their way.
On being questioned as to his opinions upon England and English-speaking authors, he said that his happiest days were spent in Scotland when he was in the British Islands, and that all his life long he has delighted in the works of Sir Walter Scott. In London, like Zola, he is chiefly impressed by the river. He declares himself a regular devotee to the Thames.
As Jules Verne can only read French, he has no knowledge of our authors in their original tongue. He prefers “The Swiss Family Robinson” to “Robinson Crusoe” ; he never tires of Fenimore Cooper, thoroughly enjoys Captain Marryat’s romances, was much impressed with Stevenson’s “Treasure Island”, but of all our authors he considers Dickens the master. His books have been translated into German, Portuguese, Dutch, Swedish, English, Russian, Japanese, and Arabic. Miss Belloc ventured to hint that he paid little attention to ladies in his stories. He replied :
“I deny that in toto. Look at “Mistress Branican”, and the charming young girls in some of my stories. Whenever there is any necessity for the feminine element to be introduced, you will always find it there.” Then, smiling : “Love is an all-absorbing passion, and leaves room for little else in the human breast ; my heroes need all their wits about them, and the presence of a charming young lady might now and again sadly interfere with what they have to do. Again, I have always wished to so write my stories that they might be placed without the least hesitation in the hands of all young people, and I have scrupulously avoided any scene which, say, a boy would not like to think his sister would read.”
(Strand Magazine)
–––––
(Miss M. A. Belloc, in L’Étranger, revue internationale, politique, littéraire, scientifique et artistique, première année, n° 5, avril 1897. L’article de Marie Adelaide Belloc est paru dans le Strand Magazine n° 50 de février 1895 ; la traduction ci-dessus a été effectuée à partir de la version écourtée de l’interview publiée dans The Review of Reviews en novembre 1895)
–––––
JULES VERNE AT HOME
–––––































