« Il partage son temps entre les querelles que lui fait sa femme à cause du train de vie que lui impose sa fille, et les bouderies de sa fille à cause des restrictions que lui impose sa femme. Il soupire plus qu’il ne sourit. Au demeurant, c’est un brave homme à l’esprit indécis et faible, dont la fortune a fait la calamité. Cela m’étonnerait que vous ayez à vous en plaindre.
– Eh bien alors ?…
– Eh bien… »
Mon compagnon demeura un instant comme l’âne de Buridan, partagé entre le désir atavique de parler et la prudence de se taire. L’atavisme demeura vainqueur du conflit.
« Eh bien, dit-il enfin avec un gros soupir… mais n’allez surtout pas dire de qui vous le tenez ! C’est à cause de la Bête de moulin. »
Une borne au passage indiqua quinze kilomètres avant Quérac ; le cheval fumait ; l’agent voyer laissa flotter les rênes, et, sur mes instances, raconta. Je te dirai l’histoire en la mettant en ordre et en te faisant grâce de l’accent et des interjections du cru dont il l’émailla.
Le moulin de Quérac est une vieille bâtisse faite de pierre dure, cimentée de mortier de chaux hydraulique, que les ans ont si bien durcie et patinée qu’ils ont fait de l’ensemble un monolithe indestructible. Il est en partie perché sur quatre arches à jour qui escaladent la berge, et laissent, en cas de crue, libre passage aux eaux d’inondation. Au-dessus d’elles se tiennent le hangar à grains et la maison d’habitation rustique. En travers du lit normal de la rivière se dresse le bloc massif du moulin proprement dit, sorte d’énorme cube percé de rares fenêtres étroites et sans saillie, comme des yeux à fleur de tête. Sur le linteau de pierre de la porte est gravé le millésime 1757.
Ce bloc barre un bief dans lequel un long barrage de pierre détourne l’eau du Gers, et la déverse à travers une grille robuste dans les quatre couloirs que condamnent les vannes. Ces couloirs étroits et profonds aboutissaient autrefois chacun à une manière de colimaçon de pierre dans lequel se mouvaient, sous l’effort fluide de l’eau, quatre rouets actionnant les meules mobiles du moulin.
Tout l’ensemble moteur, meules exceptées, était en bois : chaque groupe était constitué par un arbre vertical, long de six mètres environ, en bois de teck, qui tournait entre deux pivots en cormier, l’un scellé dans le radier du fond, l’autre boulonné à l’une des maîtresses poutres de la bâtisse. La meule mobile était fixée sur lui au moyen d’une clavette en bois et tournait sur la meule fixe, montée sur un bâti de maçonnerie. Il actionnait également le distributeur de grains, sorte d’auge en hêtre en forme d’entonnoir quadrangulaire, que secouait sans répit une palette de bois flexible cliquetant sur quatre dents creusées dans l’épaisseur de l’arbre, comme cliquète un rochet sur les crans d’une crécelle.
La salle de mouture avait le pittoresque et le fantastique d’un dessin de Gustave Doré : imagine un vaste rectangle dallé de pierre, dont le plafond repose sur d’énormes poutres taillées à coups de hache dans de gros arbres bicentenaires. Puis, alignés dans le sens de la plus grande largeur, les bâtis carrés des quatre groupes de meules. Quatre piliers massifs devant, quatre autres derrière, du même bois à peine œuvré dont les crevasses et les trous de tarets disent l’âge vétuste. Ceux de derrière soutiennent quatre potences pivotantes dont l’axe de sustentation correspond à celui des meules, et sert à soulever le large disque de pierre de ces dernières quand il faut, à coups pressés de marteau à piquer, leur redonner du mordant.
Ceux de devant, percés de vingt en vingt centimètres d’un trou rond, ont à leur pied une dalle de pierre carrée ouvrant sur le couloir où se trouve la vanne de chaque rouet.
Ajoute à l’ensemble ainsi formé un gigantesque foyer de pierre large à y brûler des troncs d’arbres ; tapisse les angles et les recoins de toiles d’araignées centenaires, poudrées de fleur de farine et de poussière ; dispense sur le tout le jour chiche issu d’étroites meurtrières forées dans l’épaisseur inusitée des murs, et tu peux te brosser une impression de ce qu’était cette salle qui tenait à la fois du château-fort, de la cave et de la caverne, incessamment enveloppée du grondement de l’eau qui croule.
On accédait dans les greniers, sis au-dessus, par une manière d’escalier roide, et l’on y retrouvait la charpente ébauchée, massive et poussiéreuse du dessous, plus enchevêtrée dans les combles où nichaient des grappes de chauves-souris. Un huis ouvrait de plain-pied sur le gouffre des eaux sourdes d’amont ; un autre sur les eaux tourmentées du tourbillon perpétuellement moutonnant d’aval. Les deux étaient fermés par des portes épaisses et crevassées, aux ais disjoints et vermoulus. Une poulie destinée à monter les sacs de grains les surplombait à l’extérieur, suspendue à une potence scellée au mur.
Le moulin tout entier avait beaucoup d’allure, chevauchant de sa masse imposante, caduque et indestructible, le cours de la rivière, arc-bouté sur ses arches surbaissées, inégales et trapues, aux piles puissantes comme des pieds de pachydermes.
*
Le vieux meunier nous conduisit à une table rustique sur laquelle fumait l’omelette dont les lardons crevaient la chair dorée, comme des poussins sortent la tête des plumes de leur mère. Le cidre mit sa rousseur pétillante dans les bolées, et la grande miche ronde de pain bis, fleurant bon, fut entamée après qu’il eut fait sur sa croûte une croix rapide d’un double éclair de son couteau. Hervé, sans perdre pour cela ni un coup de fourchette ni une lampée de cidre, continua :
*
« De père en fils, autant du moins qu’on en avait le souvenir dans la famille, les Courbeyrou étaient une race de meuniers, et de francs meuniers, m’a-t-on dit, ayant depuis longue lignée conscience belle, rendant en farine aux clients l’équivalent du grain reçu, et ne nourrissant qu’avec la balayure des grains tombés des sacs, la volaille strictement nécessaire à leur consommation. Ceci est assez rare pour valoir qu’il en soit fait mention.
Le dernier meunier Courbeyrou, déjà âgé quand vint la guerre, était veuf. Il avait élevé pour lui succéder son seul fils qui s’était marié au pays, et, sa femme étant morte à son tour (la voix d’Hervé se fit plus basse) en donnant le jour à une fille, les deux hommes reportèrent sur elle le besoin d’affection dont est fait le bonheur des braves gens.
Le commerce allait bien ; on avait son arpent de vigne sur le coteau, d’où l’on tirait le vin et la piquette ; la volaille pour les jours gras, les anguilles et les tanches du Gers pour les maigres, les oies grasses pour le confit, et l’on engraissait bon an mal an deux gorets de chacun deux cents livres, avec les issues et le peu de farine demeurée dans le fond des auges, dans les coins où la pelle arrondie n’atteignait point.
Survint la guerre. Courbeyrou fils, marié jeune, faisait encore partie de la réserve. Il rejoignit son corps, laissant à la garde du grand-père sa fille, une belle garcette de seize ans, saine, robuste, fraîche comme une belle grappe et vivante comme un carpillon.
Un mois auprès, le maire vint serrer la main du pauvre vieux. Son fils avait été tué devant Charleroi ; l’enfant était orpheline.
On n’a guère le temps de laisser le chagrin vous creuser la tête dans les campagnes. Le cycle de la vie est là qui vous reprend de ses nécessités qui jamais ne font trêve. On prit une servante en condition, et l’on continua la besogne. Le vieux était solide et la fille, alerte et courageuse, vous portait sur les reins son sac de cent livres aussi bien que l’eût fait un garçon. On tint le coup ; la clientèle demeura fidèle, et le grand-père fit en cachette un bas de laine en vue de doter un jour sa petite-fille.
Malgré les épreuves, tout eût pu bien aller, et le bonheur fût revenu dans la maison sans les Hourdoul.
Les Hourdoul n’étaient rien moins que les suzerains du pays. Je dis bien « suzerains » et le maintiens. On nous apprend sur les bancs des écoles qu’on a aboli les fiefs en 1789 ; va-t-en voir ! Il en est qui se sont chargés de les rétablir. Ils n’ont pas reconstruit les châteaux-forts ni rééquipé les gens d’armes, mais pour qui sait manier le code et se mettre du bon côté de son tranchant, point n’est besoin de ces procédés archaïques et coûteux : le juge de paix, l’avoué, l’avocat et l’huissier remplacent cela avec avantage. Juges-en.
Lorsque vint au pays, il y a de cela quarante années environ, Hourdoul le père, – d’où ? le sut-on jamais au juste ? – portait avec lui, en sus d’une maigre valise de carton-toile, dix mille francs en espèces, plus une science approfondie de la chicane, additionnée à une âme de gerfaut. »
(À suivre)
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(André Armandy, in Le Gaulois, journal de la défense sociale et de la réconciliation nationale, cinquante-huitième année, troisième série, n° 16796, dimanche 30 septembre 1923 ; cette nouvelle a été reprise en volume dans le recueil Soho, Paris : Alphonse Lemerre, 1931)

































































