… Et juste comme nous débouchions du couvert qui fait à la vallée des Vaux une ogive de ses feuilles survivantes et rouillées par l’automne, les nuées fuligineuses du grain envahirent le ciel mourant, les gouttes obliques criblèrent le miroir de l’étang d’une floraison spontanée de gouttelettes jaillissantes, et le vent se mit en bourrasque.
« Coupons au court, dit mon ami Le Gonidec en mettant son fusil à la bretelle, les canons tournés vers le sol. La chaussée du moulin nous économise deux kilomètres de détour, et le meunier nous donnera l’abri pendant la rafale ; c’est un ami. »
Connaissez-vous la chaussée qui barre la vallée des Vaux près La Richardaie de Bretagne ?
Non. Alors, un conseil : ne vous aventurez pas à la traverser un jour d’orage avec le vent en proue et des souliers ferrés au bout des jambes, à moins d’avoir été dans vos jeunes années un as du portique au gymnase. L’étroit chemin qui couronne sa section trapézoïdale, rendu glissant par les varechs, les mousses et les lichens, est fertile en faux pas, voire en entorses, et vous offre, en cas de chute, la seule alternative de choisir entre les eaux profondes et glauques du bassin d’amont et la vase grasse et bleue d’aval que le flot de la Rance ne recouvre qu’à la mer étale.
Croyez-en l’expérience que j’en fis ce jour-là, et qui d’une glissade me jeta à terre à quatre pattes, les mains gluantes et l’esprit indécis du côté où je m’allais laisser choir. La robuste poigne de mon compagnon me remit debout ; j’en fus quitte pour mon chapeau.
« Je t’avais bien dit de mettre des bottes en caoutchouc, entêté ! Sans moi, tu disparaissais dans l’intestin de la bête de moulin ! »
Me tenant à poignée par le dos de ma vareuse de chasse, Hervé Le Gonidec soutint mes pas vacillants. Le vent soufflait à hue, à dia, faisant voltiger les pans de ma pèlerine comme des ailes maladroites ; mon fusil battait mes leggins de ses canons importuns, et les chiens renâclant s’empêtraient dans mes jambes. J’eus un soupir de vrai soulagement en posant le pied sur l’autre rive. Le grain battait son plein et la nuit s’était faite.
Sitôt entrés dans la salle de mouture, les chiens firent gicler de leurs poils en pinceaux une auréole de gouttelettes ; le meunier, un grand vieillard noueux et sec, au visage de terre cuite craquelée sur laquelle végétait un tapis-brosse grisonnant, raviva le foyer somnolent du crépitement sec d’une brassée de branches de bruyères, et mit du calvados à chauffer dans un pot de cendres pour nous confectionner un « mic. »
La flamme monta, claire et rapide, et fit fumer, avec la semelle de nos bottes, la peau des chiens, et la chaleur coula sa béatitude dans nos membres raidis par notre randonnée de chasse. Dehors, la tourmente faisait rage et le vent secouait les portes avec fureur.
Et, avec le bien-être, me revint à la mémoire le mot de tout à l’heure : la bête de moulin.
« De quelle bête me parlais-tu sur la chaussée, Hervé ? demandai-je à mon ami.
– Une bête ?… Ah oui, la bête de moulin. Il faut demander cela à notre hôte. Hé, père Anthelme ! »
Le vieux, qui confectionnait le mic, se retourna et mon ami haussa la voix :
« Voici Monsieur, un bon ami à moi, qui est Parisien et conteur, c’est-à-dire doublement curieux. Il demande ce qu’est la bête de moulin. »
Il y eut, sous la broussaille des sourcils du vieil homme, un éclair vif qui me fouilla la tête.
« Il y avait un vol de pluviers gris ce matin sur la berge, dit-il, et les canards sauvages ont passé cette nuit. »
Et il se remit à la besogne.
« Il a l’oreille dure… quand il veut, dit l’ingénieur. Père Anthelme !
– Si la brume et le froid viennent après la pluie, vous tuerez de la bécasse dans les ajoncs demain matin, vers Cancaval. »
Un sourire entendu passa dans les moustaches de mon ami. Il se leva.
« La bête de moulin, père Anthelme ! » lui cria-t-il dans l’oreille, les mains en porte-voix.
Les yeux soupçonneux du vieux meunier allèrent de l’un à l’autre avec indécision.
« J’ai dit : c’est un ami, père Anthelme, et je suis le vôtre ; en doutez-vous ? »
Un sourire protesta sur la vieille face ridée. Il serra entre ses mains parcheminées celle d’Hervé, remplit les bols de calvados et de cidre fumant, nous les tendit, puis s’installa sur un escabeau devant le feu, et se mit, tout en causant, à téter sa pipe courte entre ses gencives démeublées, avec le bruit de lippes d’un poisson qui gobe au vol une mouche d’eau.
*
« C’est-il la légende ou l’histoire que vous voulez, monsieur Hervé ? »
Son œil laissa filtrer un regard luisant vers mon ami, un regard qui en disait beaucoup plus long que ses paroles.
« Dites toujours la légende, père Anthelme. Peut-être que je me chargerai de l’histoire ; je la sais mieux, » lui dit Hervé.
Le vieux parut se soulager d’un poids :
« C’est un vieux dicton chez les meuniers dont l’eau fait tourner les meules, et non le vent. Il y en a qui disent que c’est une invention pour empêcher les enfants de venir jouer sur les bords dangereux des biefs profonds. Moi, je le tiens de mon grand-père qui, de l’avoir vue un soir qu’il s’était attardé au cabaret, est demeuré trois mois cloué au lit, d’un sang glacé. Le bief d’amenée des moulins est toujours étroit et profond ; il y pousse de herbes d’eau noires et longues comme des serpents ; les perpétuels remous en sont traîtres, et l’homme qui y tombe s’y noie, s’il n’est pas broyé par les pales… d’autres disent dépecé par elles.
Bref, on prétend que, dans ce trou, vit une bête, la « bête de moulin » qu’on l’appelle. On n’est pas bien d’accord sur sa forme parce qu’elle n’apparaît, à ceux qui l’ont vue, que la nuit. Mon grand-père – que Dieu ait son âme – dit avoir vu une énorme tête où luisaient deux yeux verts larges comme des soucoupes, une gueule à crocs crochus de dogue, une langue en queue d’hirondelle, un corps de lézard gros comme un homme et d’énormes pattes aux doigts griffus, palmées comme celles des crapauds ; la bête avait sur le dos une longue nageoire, noire et luisante, taillée en dents de scie, et une queue plate comme celle des têtards.
On dit aussi – c’est la légende qui le dit – que celui qui la voit meurt dans l’année. Quant à ceux qu’elle croche, on trouve leur corps en aval de la chute, plus tard ; des pauvres corps tout couturés, tout déchirés, avec des yeux ouverts, pleins d’épouvante.
Mon grand-père, lui, n’est pas mort de cela, parce qu’il avait offert une cloche à Notre-Dame de… (le vieillard mâcha sa lèvre), enfin, à l’église de sa paroisse, et que le curé est venu, en surplis et barrette en tête, jeter de l’eau bénite dans le bief ; mais il ne s’est jamais bien remis de son sang glacé. Il était demeuré toute la nuit sur la berge, figé de peur, de l’avoir vue. Les médecins ont prétendu que c’était une congestion, et que les petits verres y étaient pour une part prépondérante. Les médecins ne croient qu’à ce qu’ils savent et ils ne savent pas tout. Et, moi, c’est tout ce que je sais. Voilà ! »
Et le pp’hp-pp’hp de la pipe reprit, tandis que le vieillard regardait le feu de son œil terne.
*
Un coup de vent qui fit cliqueter les ardoises du toit s’engouffra dans la cheminée et refoula sur nous une lourde volute de fumée. Les chiens se mirent sur leurs pattes et gémirent. La pluie fouetta le toit d’un crépitement furieux.
« Paix, César ! Couchée, Belle ! dit Hervé Le Gonidec. Père Anthelme, vous aurez bien des œufs et un carré de lard. Impossible de remonter la ravine avec ce temps. Nous partirons à l’accalmie.
– J’ai aussi des châtaignes et de la fleur de sarrasin, si vous en aimez les galettes, et puis du cidre de l’année pour arroser le tout, monsieur Hervé, dit le vieil homme. Vous êtes ici chez vous, vous le savez. »
Et il s’en fut battre l’omelette. Hervé tourna le dos au feu et parla dans le noir, tandis que les flammes vacillantes faisaient danser son ombre contre le mur :
« Voici l’histoire, maintenant :
Janvier 1918. Je venais d’être réformé à la suite d’une blessure intéressant – j’aime cette métaphore appliquée à un éclat d’obus pénétrant sans préavis et avec effraction dans une cuisse – mon nerf sciatique droit. L’histoire se situe dans un petit pays de 1500 âmes, – ceci encore est très osé, car, comme tu le verras, le recensement comprenait dans ce chiffre des gens qui en étaient totalement dépourvu, – lequel pays, ville, village, bourg ou bourgade, comme il te plaira de le considérer, est fait d’un conglomérat hétéroclite de bâtisses disparates qui vont de la chaumine à la gentilhommière, en passant par le cube-caserne de l’épicier que la guerre a mis à son aise et l’effroyable et encombrante architecture conçue par le nouveau nabab dans le style dit « néo-ploutocratique. »
(À suivre)
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(André Armandy, in Le Gaulois, journal de la défense sociale et de la réconciliation nationale, cinquante-huitième année, troisième série, n° 16792, mercredi 26 septembre 1923 ; cette nouvelle a été reprise en volume dans le recueil Soho, Paris : Alphonse Lemerre, 1931)





















