Depuis quelques années, voici que tout le monde étudie les sciences occultes, interroge les esprits au moyen des tables tournantes et des médiums, s’intéresse au mystère qui nous enveloppe et dont nos faibles yeux s’acharnent en vain à percer la ténèbre. Avant que se soit vulgarisée cette mode, il y a quelque dix ans de cela, ma curiosité m’avait entraînée dans les groupes spirites, parmi les adeptes de la science maudite. J’assistai plusieurs fois à de terrifiantes expériences, à des phénomènes inexplicables, et je crois pouvoir affirmer que je ne fus pas la dupe de quelques mystificateurs, car personne parmi nous n’avait intérêt à tromper, à jouer une stupide comédie. Il n’y avait là ni Joséphin Peladan, ni Papus, commerçants en simili-miracles, négociants en magie et en nécromancie ; mais des savants qui avaient peur de ces études et s’écriaient, après les phénomènes : « Nous nous trompons peut-être, nos yeux sans doute ont été illusionnés par une hallucination collective ; oui, en effet nous avons vu, mais est-ce bien certain ? Peut-on jamais être sûr de quelque chose ?… »
Je raconterai seulement une de ces séances, parce qu’elle me semble la plus extraordinaire et que nulle supercherie ne put s’y mêler. Dans une chambre, aucunement truquée, chez une de mes amies, en pleine clarté de lampes, la table sursautait, frappait le parquet ; au moyen de ce langage convenu qui désigne chaque lettre de l’alphabet, cette demande nous fut faite :
« Je veux une flûte. »
Une flûte ! Personne, dans l’assistance, ne possédait cet instrument. Un mauvais plaisant demanda : « Est-ce la mienne ? » La table dédaigneuse répondit : « Tu es un sot. » Puis, de nouveau, elle réclama la flûte.
Devant cet insistance, un de nos amis déclara qu’il connaissait le chef d’orchestre d’un théâtre voisin, et que la représentation allant être bientôt terminée, il pourrait peut-être obtenir l’instrument désiré. En effet, après une demi-heure d’attente, il apporta une flûte – nullement préparée, je vous certifie, et la posa sur la table.
Alors, tout à coup, tandis que nous attendions, anxieusement, nos mains unies, formant la chaîne, des sons étranges éclatèrent, comme si une bouche maladroite eut soufflé dans l’instrument. Et la flûte était là, devant nous, sur la table de chêne ; une bouche invisible seule pouvait en tirer ces notes qui vibraient fortement dans le silence et l’angoisse.
« Au lieu de ces sons discordants, déclarai-je, j’aimerais mieux un air connu, la valse de Faust par exemple. »
À peine avais-je parlé que commença la valse indiquée. Un émoi indéfinissable s’empara de moi. Assurément, un être invisible était là, qui obéissait à ma voix, qui m’entendait, qui me comprenait. J’eus peur, une peur qui me glaça le cœur. Et je n’osai plus parler… Chacun des assistants réclama une mélodie nouvelle : des airs anciens, des fragments d’opéra. Et la flûte mystérieuse exécuta, comme une virtuose de talent, tout ce qu’on la pria de nous jouer. Mais ce qui m’impressionna le plus, ce fut ceci. Nous examinâmes la flûte, après ce concert qui avait duré une heure, et l’on constata que l’embouchure était humide, que des traces légères de salive s’y trouvaient, comme si une bouche humaine s’y fut longuement posée…
J’ai entendu de nombreuses et très curieuses conversations de la table. Mais j’ai constaté, en dépit de certaines affirmations spirites, que jamais une théorie ingénieuse ou sensée ne nous fut révélée sur l’au-delà, sur la vie d’outre-tombe ; et je suis convaincue que les esprits des trépassés – si vraiment, après la mort, vit encore notre âme – ne viendraient pas nous distraire de conversations banales, de niaises plaisanteries, voire même d’airs de flûte. Il faut donc expliquer les phénomènes de l’occultisme, tables tournantes, apparitions, autrement que par l’intervention de ceux qui sont morts, et bien morts ! Je les attribue, pour ma part, tout simplement à une force spéciale, à un pouvoir encore inconnu, que nous possédons tous, d’agir, à distance, sur les personnes et sur les choses. Notre corps, nos facultés, dans certaines conditions, peuvent se dégager pour ainsi dire, se transporter loin de nous, se manifester à des amis. Les voyageurs les plus sérieux nous ont appris que les mahatmas de l’Inde, à des milliers de kilomètres, conversent, se transmettent leurs pensées, au moyen d’un télégraphe mystérieux qui relie les esprits, et qu’on appelle la télépathie…
Moi-même, j’ai connu, près de moi, des télépathes qui pouvaient, malgré l’éloignement, se rejoindre, se sentir, éprouver à la même heure les mêmes impressions, les mêmes sensations.
Au commencement de cet hiver, je m’étais attardée un soir chez une amie. Vers minuit, elle me congédia : « Oh ! Oh ! lui dis-je, nous attendons un bel amoureux ! »
Comme elle se défendait et que, par malice, je ne voulais pas croire à ses dénégations : « Eh bien oui, dit-elle, c’est vrai, il va venir : mais si je te contais mon aventure, tu me croirais folle et mûre pour la Salpêtrière ! »
Vous comprenez si j’insistai pour savoir.
« Plus tard, dit mon amie, quand il sera parti. Attends-moi, dans ce salon, et dans une heure je reviendrai te dire tout mon bonheur. »
Elle entra dans sa chambre à coucher, qui n’avait d’issue que par le salon où je me trouvais. Je pensai : « Je vais voir son amant ; il sera bien forcé de passer devant moi. »
J’attendis, mais inutilement. L’heureux homme était sans doute arrivé avant moi et se trouvait déjà dans le nid d’amour. En effet. Quelques minutes s’étaient à peine écoulées que j’entendis, dans la chambre voisine, des murmures, des soupirs, des sanglots, des râles de volupté. Indiscrète, au point de regarder à travers la serrure, je glissai mes regards, mais je n’aperçus rien ; les amants se chérissaient en pleine obscurité…
L’heure écoulée, mon amie revint alanguie, oppressée, ses grands yeux cernés et fous…
« Maintenant qu’il est parti, me dit-elle, si tu veux m’écouter, je te dirai ma belle histoire…
– Parti ! m’écriai-je. Des portes sont donc dissimulées, que je ne connais pas, dans les murs de ta chambre, comme dans une maison de féerie, car il n’a pas, je suppose, descendu les trois étages par la fenêtre. »
Elle sourit : « Ni par la porte, ni par la fenêtre. Mon bien-aimé n’est plus à Paris : si tu voulais le rejoindre maintenant, il te faudrait aller jusqu’à Nice. Chaque nuit, à minuit, cependant, il est près de moi, il me caresse, il m’aime… et je ne le vois pas. Mais je le sens, je me pâme sous son étreinte ; et ma volupté est plus vive, je crois, que s’il m’enlaçait réellement dans ses bras ! Ce n’est pas un rêve, une illusion qui m’enchante : c’est lui, c’est son ombre, – ou plutôt sa lumière, – une lumière mystérieuse, dégagée de son corps qui parcourt les espaces, avec la rapidité des fluides électriques, pour accourir à moi, me ravir, m’affoler. Tout à l’heure, comme hier, comme demain, j’étais seule dans ma chambre, couchée sur les tapis, et nue pour recevoir le cher aimé. Quelques minutes s’écoulent à l’attendre, à l’appeler. Et soudain, je me sens enveloppée par un souffle très froid d’abord qui se glisse sur ma chair, me pénètre jusqu’aux mœlles ; puis bientôt, c’est une chaleur très douce, des frissons, des caresses, la possession totale de mon corps extasié par l’invisible amant… Nos baisers se mêlent ainsi que nos soupirs et nos ravissements. Car il est là ; ses lèvres sous les miennes palpitent, sa chair s’unit à la mienne, tandis que nos esprits communient en même temps. Et lui, là-bas, à la même heure, ressent la même joie ; je suis dans ses bras ; nous nous aimons… doublement, et c’est pourquoi notre bonheur est plus vif, plus âpre qu’en une unique possession !… Je veux maintenant que tu lises la lettre qu’il m’écrivait avant-hier et que j’ai reçue ce matin… Tu verras que je ne suis pas folle, que nous sommes les amants miraculeux d’un mystère enchanteur ; et nous ne sommes pas les seuls, sans doute, à nous chérir ainsi, malgré la séparation et l’éloignement. S’ils le voulaient comme nous, tous les amants passionnés pourraient, j’imagine, être initiés à ces joies superbes, et se rire de la destinée mauvaise qui se plaît à les séparer !… »
L’essai me semble facile et peut, sans peine, être expérimenté. Il suffit que les amants, à la même heure, s’appellent et se désirent de toutes leurs forces. Dans la chambre close, dévêtus, prêts à l’étreinte, ils concentrent leurs pensées vers leur cher désir… Oui, je crois réellement qu’alors, s’ils aiment de toute leur âme, le miracle s’opère. Ils sont réunis à travers l’espace, ils se possèdent, ils s’éperdent ; je crois, je crois, parce que l’amour est la force toute puissante qui accomplit des prodiges, qui bouleverse nos existences pour unir les amants qui se cherchaient à travers le monde et qui jamais ne se seraient trouvés sans les tourbillons fous et les cyclones tumultueux à travers lesquels nous nous agitons, comme des aveugles, le plus souvent sans voir, sans comprendre le triomphal miracle…

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(« Sapho » [pseudonyme de René Émery], in Don Juan, bi-hebdomadaire littéraire, artistique & illustré, troisième année, n° 147, jeudi 18 février 1897. Max Oppenheimer, « Portrait de Heinrich Mann, » huile sur toile, 1910 ; Pierre Bonnard, « Femme assoupie sur un lit, » huile sur toile, 1899)
































