À OCTAVE MIRBEAU.
Dans la petite ville de province où j’ai été élevé (ai-je été élevé ou n’ai-je pas plutôt poussé tout seul, comme une petite chose de nature à qui le soleil donne des forces et de la puissance de croître ?) ; dans cette petite ville pimbêche et tachée de prêtres dont les cloches noires sonnaient mystérieusement, glissaient le long des ruelles, disparaissaient sous des porches ; dans cette petite ville dont toutes les maisons faisaient leurs étroites, leurs pincées et leurs mijaurées sous leurs vitres étincelantes, je me rappelle – car aussi m’en intrigua longtemps le nom étrange – l’impasse des Hatons.
Qu’est-ce que ce pouvait bien être que les Hatons ? J’interrogeai à leur sujet des gens à qui leurs vêtements sérieux, une démarche ralentie de rhumatismes, une canne à pomme d’ivoire ou bien encore des lunettes d’or conféraient peut-être de la science, à coup sûr de l’autorité. Ils me répondaient les uns évasivement, les autres précisément ; mais ce qu’il y avait de péremptoire dans les réponses de ceux-ci n’était guère plus instructif que ce qu’il y avait d’indécis dans les réponses de ceux-là. Finalement, je m’étais arrêté à une signification sans contredit aventureuse, mais qui avait, entre autres, le mérite de satisfaire mon imagination d’enfant.
Je me figurais qu’en des temps extraordinairement lointains et d’un vague très propice aux événements chimériques, une peuplade d’indiens scalpeurs – les Hatons – s’était ruée sur la petite ville. Venus d’où ? De l’Amérique du nord, évidemment ; par quelles voies ? par quels sentiers de guerre ? Ah ! voilà, voilà ! mais des Indiens, on peut tout attendre, n’est-ce pas ? Ils avaient d’abord été vainqueurs, naturellement, et avaient scalpé tous les notables de la cité ; même, j’étais assez enclin à penser que les messieurs dont les têtes étaient polies et brillantes et si glacées qu’en se jouant dessus le soleil faisait folleter des lueurs gambadeuses sur les murs des chambres, que ces messieurs, dis-je, étaient les descendants des pauvres prud’hommes d’autrefois, dont les chevelures avaient été scalpées pour l’ornement des wigwams hatons.
Naturellement aussi, le peuple organisa une grande révolte ; elle commença par un complot très mystérieux auquel je me plaisais à mêler mes ancêtres ; les conjurés se réunissaient dans une carrière de ma connaissance, les nuits où la lune gardait la chambre ou son quant-à-soi ; ils se chuchotaient des mots de passe et, enveloppés dans de vastes manteaux hernaniques, préféraient unanimement la mort à la servitude. C’étaient des bras tendus, des serments sur des épées, de très belles choses. On tirait au sort l’heureux martyr qui aurait l’insigne honneur de poignarder le chef haton. Ce héros civique était précisément un de mes ancêtres ; cela était hors de conteste. Le seul point litigieux pour moi était de savoir s’il appartenait à la lignée paternelle ou à la rangée maternelle ; je me suis toujours abstenu de choisir dans la crainte de froisser en pensée celle de ces séries d’où l’aurait exclu une préférence que je ne me dissimulais pas arbitraire.
Le complot échoua ; mon arrière-quadrisaïeul blessa le chef haton, mais ne le tua pas du coup ; j’en voulais beaucoup à mon ancêtre de sa maladresse ; on ne manque pas son tyran, que diable ! Le pauvre bougre expia cruellement son insuffisance homicide ; il fut scalpé d’abord – par principe, – puis tailladé à coups de serpette ; dans les rainures ainsi pratiquées, lentement, minutieusement, une burette versait un liquide tellement corrosif que les chairs grésillaient et noircissaient instantanément ; ils appelaient, en haton, ce vinaigre exaspéré, ce vitriol en ignition : de la haknaka. Cela, je l’eusse affirmé au nez et à la barbe de tout l’Institut ; j’aurais bien voulu voir qu’on se permît de contester ma connaissance de la langue hatonne !
Maintenant pourquoi faisais-je rater son coup à mon ancêtre, après avoir exigé de l’histoire que ce fût lui précisément qui tînt le poignard vengeur et servît de Chariot Corday ? je ne puis me l’expliquer que par une détestable disposition de mon esprit qui me pousse à me contrarier moi-même dans mes désirs et à m’infliger plus d’ennuis et de vexations que je n’en saurais pardonner à mon pire ennemi. Ainsi, j’avais tenu à ce que ma famille eût à son actif la gloire d’avoir délivré notre ville de la tyrannie hatonne. J’avais fini par obtenir de mon esprit récalcitrant qu’un de mes ancêtres eût reçu du sort – complaisant, heureusement – cette mission sacrée ; mais, malgré toutes mes supplications, je ne consentis pas à me faire le plaisir d’admettre qu’il avait mené à bien son entreprise et je m’infligeai, à mon cœur défendant, le douloureux spectacle de son échec et de son supplice.
Je n’ai jamais pu depuis corriger cette singulière et perverse manie de mon imagination qui se rebelle contre mes désirs et s’ingénie à m’imposer comme des faits les hypothèses qui me sont le plus expressément désagréables.
À la suite du supplice de mon arrière-quadrisaïeul, le peuple s’émut. Cette tentative, même avortée, eut les plus historiques conséquences. Le sentiment de leur indépendance bouillonna dans toutes les âmes et provoqua une émeute qui fut réprimée, puis une autre, qui fut aussi réprimée et enfin une troisième, si puissamment armée de barricades que la tribu des Hatons dut céder, s’enfuir et regagner l’Amérique en prenant au plus court par des sentiers de traverse ; elle abandonna de grandes richesses qui servirent, je pense, de fonds de réserve à la Caisse municipale, quelques centaines de calumets, un certain nombre de femmes, de vieillards, de boiteux et de marmousets que l’on envoya sans doute au Jardin d’Acclimatation de l’époque. J’imaginai aussi qu’un gros de Hatons, moins habiles à tirer leurs grègues ou plus exactement leurs pagnes, poursuivi par la populace délirante, fut contraint de se réfugier dans une impasse où ils se défendirent comme ils purent, c’est-à-dire mal, et furent massacrés jusqu’au dernier. C’est à cette ruelle en cul-de-sac, illustrée par ce mémorable carnage, qu’avait été donné ce nom d’« impasse des Hâtons. »
Je sais aujourd’hui très certainement quelle est la genèse de ce roman infantile ; une simple et lointaine analogie verbale ; la parenté plus qu’à la mode de Bretagne des Hatons et des Hurons. Mon Dieu ! oui, il n’en faut pas davantage ; la pichenette d’une consonance et voilà tout le mécanisme cérébral en mouvement !
D’ailleurs, si j’ai insisté de la sorte sur le nom même de cette fameuse impasse, c’est qu’elle a dominé mon enfance de toute son étrangeté et que, parfois, à l’évoquer, les soirs de malaise et les nuits d’insomnie, il me court encore de petits frissons d’angoisse sous la peau.
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Cette horrible ruelle s’ouvrait dans le quartier le plus pauvre de la ville, tout près des remparts. La rivière le traversait, de qui vivaient un moulin et quelques tanneries dont parfois les émanations allaient à me soulever le cœur. Pour entrer dans l’Impasse des Hatons, il fallait traverser une petite rue pouilleuse qui aboutissait à un biez utilisé par le moulin. De-ci de-là, des échoppes de savetiers, encombrées de formes et de cuirs, de socques et de galoches, avec les lueurs mauvaises des alênes, des tranchets et des poinçons épars ; des boutiques de brocanteurs aux arrière-fonds encombrés de vieilles armoires obèses, de bahuts cagneux, de pendules comiquement emphatiques, d’uniformes militaires aux galons rouillés, avec, pendant du plafond, des choses informes et terrifiantes, bric-à-brac, tohu-bohu de défroques et de souquenilles, sur quoi s’épaississait, les unifiant dans une grisaille commune, de la poussière vénérable. Je me rappelle aussi, défendus par des portes basses à claire-voie, des couloirs sombres et puants, dont on devinait les murs moites et couverts d’une sueur morbide. De la rue, on pouvait jeter un regard sur les intérieurs à ras-de-sol que ces murs abritaient de leur humidité fétide.
C’étaient de tristes chambres, habitées parfois chaque par une famille entière, dont les haillons et les guenilles mélangeaient leurs crasses et leurs parasites. Un petit fourneau de fonte souvent rouge ensanglantait l’ombre d’une tache horrible qui regardait : on eût dit un œil injecté d’animal agonisant. Sur le poêle, une casserole où sifflotait ironiquement de l’eau bouillante, et, dans l’unique fauteuil du mobilier, un vieux ou une vieille, méfiants, les yeux aux aguets derrière les paupières bridées, geignards, les jambes barricadées parfois de couvertures, sous lesquelles, bien au chaud, les rongeaient de leurs dents aiguës les souris et les rats de la sciatique et de la goutte.
Éternellement, je me rappellerai cette morne rue du Biez qui conduisait à l’Impasse des Hatons.
L’Impasse était encore plus abominable. Il y avait, aux fenêtres des vingt masures galeuses qui la composaient, des linges pendus qui, je ne sais pourquoi, m’évoquaient des idées de mort ; il y avait des flaques d’eau vaseuse qui croupissaient devant les portes et où barbotaient d’infâmes petits bambins, aux figures truffées de taches invétérées ; il y avait, dans le milieu, une boutique de menuisier de qui l’établi sonnait de grands coups de maillet où je démêlais confusément la plainte des bois martyrisés ; un petit apprenti aux cheveux roux et embrouillés s’agitait parmi les copeaux et n’en émergeait que pour me dévisager d’un œil insolent et méchant, dont le regard tourniquait en moi comme une vrille ; il y avait plus loin une vieille idiote, toujours assise près de sa fenêtre et qui ne se levait que pour s’amuser à écraser son nez mou et ridicule contre la vitre, ce qui faisait de toute la vitre une sorte de gélatine vivante où tremblait la gelée plus inquiétante encore des yeux stupéfiés ; il y avait aussi, sur le rebord d’une autre fenêtre, une cage où un oiseau – je n’ai jamais su lequel – faisait le fou et jouait sans se lasser à sauter d’un bâton à un autre, à se lancer soi-même comme une balle et à se rattraper perpétuellement ; il y avait enfin, – j’ai retardé autant que j’ai pu d’en arriver à cela, mais il faut bien le dire, puisque cela était, – il y avait, tout au fond de l’Impasse, une porte et dans cette porte, toujours debout, accoté contre le chambranle, un homme qui fumait une pipe éternelle.
Cet homme d’une cinquantaine d’années, voûté, haut de taille pourtant, avait une physionomie inoubliable. Son visage était sillonné de rides profondes et si culotté, si brun qu’il semblait avoir macéré dans du jus de tabac ; il avait les joues rasées jusqu’aux mâchoires d’où partait un lourd, un épais bouquet de poils drus et grisonnants ; ses yeux surtout attiraient et d’autant plus impérieusement qu’ils faisaient véritablement peur ; je n’ai jamais pu pour ma part les regarder sans trembler d’une fièvre étrange et pour ainsi dire exotique ; car, aussitôt, j’avais l’impression d’avoir été empoisonné par des fruits d’un autre monde et, sur ma langue, nageaient des saveurs inconnues comme de goyaves et de noix de coco, dont cependant je n’avais jamais goûté. Ces yeux maléfiques étaient d’un bleu fixe et froid où passaient parfois des lueurs vertes.
Je ne pouvais m’expliquer la nature de l’effroi dont je me sentais étreint et comme enveloppé de l’extérieur, lorsque j’approchais ce terrible fumeur. J’éprouvais aussi un étonnement extraordinaire qu’un homme pût ainsi rester debout, des journées entières, à la même place, sans bouger ; il me semblait que depuis longtemps il aurait dû tomber de fatigue, d’épuisement et aussi d’ennui ; car je ne pouvais comprendre qu’il pût ainsi dévider des chapelets d’heures, réduit à ses seules pensées. Et la question me préoccupait aussi jusqu’à la torture de savoir si, le soir venu, cet homme se couchait comme les autres ; très sincèrement, je m’imaginais qu’après son repas, – il mangeait debout et sans laisser éteindre son éternelle pipe dont, entre chaque bouchée, il tirait des bouffées, – il reprenait dans l’encadrement de la porte sa terrifiante faction et surveillait la nuit lourde dans le ciel comme il y avait surveillé le jour léger.
Depuis, j’ai su que cet étrange fumeur était un marin réformé ; il était tombé d’une vergue et, dans sa chute, s’était cassé les reins. Il ne pouvait plus rester assis qu’à peine de douleurs intolérables et devait passer sa vie debout, mais appuyé, ou couché. Dans la petite ville, il était pour tous les gamins un être énigmatique et dangereux dont on n’osait pas se moquer. Ses yeux inquiétaient ; on craignait vaguement qu’il ne jetât des sorts.
★
J’étais au collège le voisin de classe d’un petit gamin de douze à treize ans qui s’appelait Étienne Lonsquin et qu’on appelait Quinquin ; les gosses ont l’amour du sobriquet qui est un peu une injure et fait toujours souffrir plus ou moins vivement celui qui en est affublé ; en outre, le sobriquet leur appartient ; c’est eux qui l’ont inventé et il leur semble qu’un être n’est vraiment désigné que par le nom de leur choix.
Quinquin était un assez joli gamin blond, aux yeux gris, et qui eût été un agréable voisin s’il n’avait eu l’horrible, la détestable manie de renifler. Dix fois, vingt fois par heure, il ramenait ainsi par un ramonage machinal et sonore des mucosités impatientes de s’enfuir. On avait essayé de le corriger de ce tic en l’imitant de la façon la plus irritante ; rien n’y avait fait. Parfois, impatienté, il m’arrivait de lui donner un coup de pied sous la table en lui disant rageusement : « Cochon ! cochon ! tu me dégoûtes ! » Quinquin, impassible, dédaignait de répondre et, dix minutes plus tard, il recommençait.
Malgré ce défaut, Quinquin était un agréable camarade et, comme il demeurait près de la maison de mes parents, nous faisions souvent route ensemble. En chemin, nous jouions à pair et impair. Il avait à ce jeu une chance qui m’exaspérait. Il me gagna ainsi des sacs entiers de billes, d’agates et de calots.
Un moment vint où, ruiné, sans ressources pour réparer mes désastres, je dus cesser de jouer avec lui. Il me proposa généreusement de me prêter un certain nombre de billes qui me permettraient, si la chance me favorisait, de regagner une partie de ce que j’avais perdu. J’acceptai. Ce fut une déroute plus lamentable encore. Je reperdis les cent billes qu’il m’avait prêtées et lui défendis avec violence de me proposer une nouvelle avance. Si bien que j’arrêtai moi-même le jeu, ayant perdu tout ce que je possédais et devant à Quinquin cent billes que je ne voyais pas la possibilité de lui rendre avant de longues semaines.
J’étais désolé ; il me semblait que j’étais un malhonnête garçon et que Quinquin ne pouvait plus m’estimer. Il était très délicat et ne me parlait jamais de cette dette ; mais moi, je n’en pouvais distraire ma pensée et, toutes les fois que je le rencontrais, je lui disais :
« Tu sais, je n’oublie pas ; à ma fête, mon parrain me donnera de l’argent et je te les rendrai.
– C’est bon, répliquait-il ; je ne te réclame rien. »
Seulement, à partir de ce jour, je cessai de me moquer de Quinquin lorsqu’il reniflait ; je ne lui donnai plus de coups de pied sous la table ; je ne l’appelai plus : « Cochon ! » Il avait le droit de me renifler dans le nez ; je n’étais plus libre vis-à-vis de lui ; je lui devais des égards ; pensez donc ! cent billes !
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Un jour, il arriva ceci : Quinquin vint un peu en retard au collège ; il allégua qu’il s’était blessé et qu’il avait été se faire panser chez le pharmacien ; et, de fait, il avait la main droite empaquetée de linges d’où sortait une odeur désagréable.
« Ce n’est pas moi qui sens mauvais, c’est le médicament, » dit Quinquin en me voyant froncer les sourcils.
Et il renifla.
« Si tu t’étais fait mal plus tôt, lui répondis-je, nous n’aurions pas pu jouer à pair et impair et je ne te devrais pas des malheureuses cent billes. On dirait que le Ciel a voulu te punir d’avoir trop gagné. On ne doit pas gagner tout le temps ; c’est mauvais signe. »
Quinquin sourit d’un sourire étrange et ne répondit pas.
« Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demandai-je encore.
– Je suis tombé… je me suis écorché.
– Ça te fait mal ?
– Non.
– Tu es rentré chez toi ?
– Non.
– Alors, tes parents ne savent encore rien ?
– Rien. »
J’étais étonné. Lui, généralement si loquace, semblait s’être imposé de ne répondre que par monosyllabes.
Je dus cesser mes questions. Le maître venait de me donner un pensum pour ma mauvaise tenue ; je devais rapporter cinq fois le verbe (!) : « Je dérange mon voisin de classe et l’empêche de suivre. »
J’attendis Quinquin à la sortie. Il était un peu pâle et, bien qu’il ne voulût pas en convenir, je devinai que sa main lui faisait mal.
« Où es-tu tombé ? repris-je.
– Par là.
– Tu ne t’es pas battu ? tu es sûr de n’avoir pas reçu un mauvais coup ?
– Non, non. »
Il ne voulait pas parler. J’étais furieux.
Entre amis, n’est-ce pas ? on doit se dire ce qui vous arrive. Sinon, ce n’est pas la peine d’être amis.
« C’est bien. Au revoir. À demain. »
Je lui serrai la main gauche, parce qu’on ne s’est pas quitté tant qu’on ne s’est pas serré la main. C’est une cérémonie que les enfants observent scrupuleusement.
Je fis quelque pas et je m’entendis appeler. C’était Quinquin qui me faisait signe de revenir.
« Je te dirai tout, tout, murmura-t-il entre ses dents ; mais tu me jures que tu ne diras rien à personne, personne. »
Je jurai avec quelque solennité, très fier qu’on me jugeât digne d’une confidence et plus impatient encore de me prouver digne de la confiance que j’inspirais. Et puis, ma curiosité allait être satisfaite ; j’étais ravi. À ce moment, il m’eût fort contrarié que Quinquin ne se fût pas blessé et n’eût pas quelque chose de mystérieux à me raconter.
« Viens d’abord, me dit-il ; je te parlerai ensuite. »
Nous descendîmes vers le quartier des tanneurs ; nous traversâmes la rue du Biez et arrivâmes à l’Impasse des Hatons.
Quinquin ne disait rien. Il avait l’air préoccupé.
« Ta main te fait souffrir ? lui demandai-je.
– Oh ! pas assez ! pas assez ! » me répondit-il.
Je le regardai avec étonnement. Sa pâleur avait disparu ; il avait le visage tout rosé d’avoir rougi à demi.
Nonus entrâmes dans l’Impasse des Hatons. Le jour commençait à baisser.
Quinquin me dit à voix presque basse :
« Change de côté (j’étais à sa droite) et prends-moi la main ; j’ai un peu peur. »
En effet, sa main tremblait.
Nous étions venus plusieurs fois ensemble dans l’Impasse. Je ne l’avais jamais vu ainsi.
Il ne dit plus rien. Un horrible chien jaune nous roquetait aux jambes. Je dus me retenir de lui lancer un coup de pied.
Nous entendions les coups de maillet du menuisier. Nous aperçûmes la vieille idiote qui, à notre vue, bava un sourire indicible, se leva et plaqua sa face barbouillée de joie opaque contre la vitre sale. Nous vîmes jaillir des copeaux le petit apprenti rouquin qui nous salua d’un ricanement.
Soudain, Quinquin me serra la main avec force et nous arrêta. À dix pas devant nous se dressait l’homme, debout dans la porte, la pipe vaporeuse.
« Rentrons, murmura le petit ; ma main me fait très mal. »
Alors, fouettés d’une terreur absurde, nous nous mîmes à courir.
Nous sautâmes, en nous éclaboussant, les flaques qui dartraient la honteuse ruelle ; nous faillîmes tomber, le chien jaune étant revenu à la charge, la gueule toute pointue de dents découvertes.
Quand nous eûmes atteint la rue du Biez, nous nous sentîmes en sûreté. Nous haletions.
« Sommes-nous bêtes ! dis-je à Quinquin en haussant les épaules. Qu’est-ce qui nous a pris, je te le demande !
– Rien, rien. Nous avons eu peur. C’est tout naturel ; il ne faut pas en avoir honte ! »
Et nous allâmes au bord de l’eau.
★
La nuit venait doucement ; les arbres étaient remués d’une brise ; il semblait que c’était de leurs feuillages que l’ombre tombait et qu’ils la secouaient sur nous.
Nous marchions côte à côte. Je voulais parler ; je ne pouvais pas ; je gardais nécessairement le silence. Je ne sais pourquoi ; j’avais le sentiment que je ne devais pas parler.
Tout à coup, je sentis quelque chose comme une petite bête qui me courait sur la main. Je regardai ; je touchai. C’était une goutte d’eau tiède qui coulait.
Je levai les yeux ; je m’aperçus que Quinquin pleurait. De longues larmes silencieuses lui glissaient le long des joues.
« Qu’est-ce que tu as, Quinquin ? »
J’avais envie de l’embrasser. Je n’osai pas.
« Asseyons-nous, » dit-il.
Nous étions arrivés à un petit banc de bois pourri, que semblent garder deux ormes importants. En face de nous, l’eau à peine ridée souriait des reflets des premières étoiles ; elle était comme parée, pimpante et fière sous ses bijoux.
Je m’assis près de lui, tout près. J’avais besoin de me rapprocher, un besoin extraordinaire d’être plus affectueux pour Quinquin que jamais je n’avais été. Lui, au contraire, semblait gêné de mes avances ; il se recula légèrement.
« Écoute, me dit-il, écoute ; je vais tout te dire ; mais tu m’as juré, tu m’as juré ; tu ne le répéteras jamais à personne. D’abord, écoute-moi bien, c’est très important : tu ne me dois rien, tu entends, tu ne me dois rien. Les cent billes, les cent billes, je ne te les ai pas gagnées… » et il ajouta – plus bas : « Je te les ai volées… j’ai triché. »
Il se remit à pleurer ; il me faisait peine ; j’étais moins étonné que chagriné ; j’aurais voulu le consoler ; mais lui, je le sentais, m’interdisait de lui faire encore cet affront.
D’ailleurs, je n’éprouvai aucun plaisir de savoir que j’étais libéré envers lui de cette dette qui m’avait tant préoccupé. Il se passait en cette petite âme des choses bien autrement graves, dont je me rendais compte confusément et devant qui je m’inclinais avec une sorte de sentiment religieux.
Je sentais en moi je ne sais quel respect étrange pour ce pauvre petit tricheur qui, si jeune, souffrait d’une pareille souffrance morale.
Il continua :
« Les autres, toutes celles que tu as perdues avant, je les ai gagnées honnêtement, je te le jure ; j’ai eu de la chance, une chance extraordinaire, trop de chance ; mais jamais, jamais, je ne l’ai aidée. Oh ! crois-moi ! je t’en prie ! Ces billes-là, je les garderai, elles sont bien à moi ; je les ai gagnées honnêtement.
– Je te crois, lui dis-je. Je te crois de toutes mes forces. Je voudrais ne pas te croire que je ne le pourrais pas.
– Tant mieux, reprit-il d’une voix assez étrange. Tant mieux ! Donc, voilà ! quand je t’ai proposé de te prêter cent billes, je te les ai offertes de bonne foi. J’étais un peu honteux d’avoir tant gagné ; je craignais que le soupçon ne te vînt que j’avais pu tricher. J’en étais malade ; je souffrais plus de cette idée que si j’avais vraiment triché et que tu n’en eusses pas eu le soupçon. C’est bête, mais cela était et, des nuits entières, je n’en ai pas dormi.
– Comme tu es drôle ! dis-je. Jamais je n’avais pensé que…
– C’est impossible ! impossible ! Si tu m’avais gagné comme je t’ai gagné, j’aurais eu des doutes sur ton honnêteté. Tu devais donc en avoir sur la mienne. Enfin, je t’offre cent billes pour te permettre de te rattraper. Alors ici, je ne sais plus ; ça a été plus fort que moi. J’ai triché, j’ai triché tout le temps ; je te montrerai comment ; et je crois bien que je n’ai triché que pour me faire du mal et parce que c’était au monde ce dont j’avais le plus peur, ce que je détestais le plus. Je craignais tellement de passer à tes yeux pour un tricheur que j’ai dû tricher pour que, si tu avais sur moi cette opinion, au moins elle fût méritée. Je ne pouvais pas supporter l’idée d’être injustement soupçonné. Alors, j’ai fait ce que j’ai fait pour que, si tu me soupçonnais, je le fusse au moins justement ; cela m’était moins pénible. »
Il se tut, pleurant toujours, doucement ; il reniflait, mais cette fois, c’était infiniment touchant, il reniflait aussi ses larmes.
J’étais effrayé ; je venais de reconnaître une vieille connaissance intérieure, cet abominable esprit de méchanceté vis-à-vis de soi qui m’avait poussé à faire échouer mon ancêtre dans son entreprise contre le chef des Hatons. Seulement, cette fois, c’était plus douloureux encore ; le pauvre Quinquin en avait été victime jusque dans ses actes. Moi, jusqu’ici, je ne m’étais encore torturé qu’en imagination.
« J’ai voulu me donner des prétextes, me découvrir des raisons, autres. On me taquine parce que je renifle ; toi-même, tu me donnais des coups de pied sous la table ; tu m’appelais « cochon » ; tu me faisais des misères ; le jour où tu me devrais des billes et où tu ne pourrais pas me les rendre, je savais que tu n’oserais plus me tourmenter, te moquer de moi… Alors, je me suis dit depuis que j’avais dû tricher pour t’emprisonner, me rendre maître de toi, t’avoir comme allié, peut-être comme défenseur… J’aurais voulu me découvrir cet intérêt-là ; ou un autre encore : cela m’aurait rassuré. J’ai voulu me persuader aussi que j’avais triché pour avoir plus de billes, comme si j’aimais les billes plus que tout. Hélas ! tout cela n’était pas vrai. C’étaient des mensonges que je me faisais, des mensonges charitables pour me consoler… Je n’ai pas pu me découvrir le moindre intérêt à faire ce que j’ai fait ; je suis sûr, hélas ! que je n’ai eu d’autre passion dans toute cette histoire que celle de me torturer, d’être à moi-même mon pire ennemi, de me forcer à perdre ma propre estime. Voilà la vérité. »
À ce moment, il regarda sa main droite enveloppée de linges, C’était celle qui avait triché ; il pensait évidemment à cela. Je me sentis un irrésistible besoin de lui prouver que je lui avais pardonné du plus profond de moi ; je saisis son poignet et, sur les bandages, posai mes lèvres avec force. L’odeur du médicament était écœurante ; je dominai mon dégoût.
Quinquin fit une grimace de douleur et retira sa main blessée.
« Tu m’as fait très mal, dit-il ; mais pas assez, pas assez ! »
Il prononça ces mots avec exaltation.
Il ajouta : « Tu es bon, je t’aime ; je devrais te détester, car tu es la cause de tout ; et cependant, je t’aime. »
Il sourit pour la première fois depuis le mauvais sourire qui m’avait tant frappé.
« Tu ne sais pas tout, continua-t-il ; le reste est effrayant. Nous aurons très peur si je te le raconte ici.
– Qu’importe, qu’importe ! je veux savoir, je suis anxieux de savoir. Très vite, dis tout. Jamais, jamais je n’ai été aussi ému. »
Mes yeux cherchaient ses yeux dans l’ombre comme pour y puiser des indiscrétions et savoir plus vite, ainsi que font les enfants qui lisent d’abord les derniers chapitres d’un livre afin de savoir comment finit l’histoire dont ils ne connaissent encore que le début.
Une horloge sonna six coups.
« Six heures, tu entends ! nous avons encore une heure devant nous… Tu as tout le temps, tout le temps. »
Nos familles nous laissaient une certaine liberté après la classe, nous faisions souvent l’école buissonnière ; c’est entre cinq heures et sept heures que nous avions toujours joué nos trésors de billes.
« Soit, reprit Quinquin, D’ailleurs, il vaut mieux en finir. Sache donc que, les jours suivants, je t’en ai beaucoup voulu ; je t’ai même haï toute une après-midi. Tu ne manquais jamais de m’aborder en me disant : « Je n’oublie pas, je te les rendrai ! » C’était à croire que tu le faisais exprès. Autant de coups de couteau. Je t’aurais évité si je ne m’étais senti obligé de rechercher le mal que me faisait, comme à plaisir, ton honnêteté angoissée. Cette angoisse même m’était agréable à constater ; j’étais heureux de te sentir tourmenté par la pensée de ne pouvoir t’acquitter d’une dette qu’en réalité tu n’avais pas contractée. Et cependant, je souffrais infiniment plus que toi et de quelle autre souffrance ! »
Je devinai que ses traits, à ce moment, l’exprimaient et je lui dis :
« Pardonne-moi ; je ne le faisais pas exprès ; si j’avais su !…
– Ah ! si, au contraire, tu avais pu ne jamais savoir ! mais je pressentais que fatalement je te dirais tout et je t’en voulais aussi de cela. Crois-tu que j’aurais accepté tes cent billes ? Non, ce jour-là je t’aurais dévoilé la vérité. Mais ce jour me paraissait lointain et je calculais que j’avais – heureusement – jusqu’à ta fête au moins quatre mois de répit. D’ici là, je pouvais mourir… ou toi… une guerre pouvait survenir ! Il me semblait qu’en ce cas il n’y avait plus ni créanciers, ni débiteurs. Nos pensées auraient été violemment emportées ailleurs. Tu aurais peut-être oublié de t’acquitter ! »
Il poussa un grand soupir saccadé ; les battements de son cœur se trahissaient dans sa respiration.
« Le soir, quand je me couchais, je restais longtemps, avant de souffler la bougie, à examiner ma main, cette main traîtresse, qui avait triché, malgré moi. Je cherchais quelles tares la destinaient à cette douloureuse défaillance ; je la comparais à l’autre, je ne trouvais rien.
Une nuit, désolé de ne pouvoir dormir, c’est-à-dire endormir mon chagrin, je la mordis ; mais je ne me fis pas très mal ; la douleur m’arrêta ; on est si lâche devant la douleur !
Une autre nuit, je me jurai de tout avouer à maman ; j’aurais dit toute la vérité en sanglotant dans ses jupes ; elle m’aurait grondé, mais embrassé et consolé, et j’aurais été calmé.
Le lendemain, j’allai jusqu’à la porte de sa chambre ; je mis ma main sur le bouton de porcelaine blanche ; je sentis aussitôt un froid intolérable me glacer la paume ; la vue de ma main m’avait fait horreur ; je reculai. Jamais, depuis, je n’ai ouvert cette porte sans frissonner. Je m’en allai et ne dis rien ; je m’étais parjuré vis-à-vis de moi-même ; je sentis que c’était fini, que je n’avouerais plus jamais, que je garderais en moi ce secret jusqu’à ce qu’il m’eût rongé tout le cœur, comme le renard du petit Spartiate, tu sais ! »
Je hochai la tête, en homme dont l’érudition opportune s’apprécie à sa juste valeur.
Quinquin se tut un instant ; il était fatigué ; il soupira encore longuement et profondément. Puis, d’un brusque geste, il se décida :
« Maintenant, dit-il, la fin, d’un seul trait. Ce matin, en me levant, j’ai eu le pressentiment que cette journée serait très grave pour moi ; j’étais oppressé ; j’avais mal à la tête ; j’aurais voulu rester couché.
Je suis cependant venu à l’école. Tu m’as encore parlé des billes, de ta dette, méchant. Aussitôt, je me suis senti comme une angoisse au cœur. J’ai détourné les yeux ; peut-être y aurais-tu aperçu la couleur de la haine. Après la classe, je m’enfuis chez nous ; je m’enfermai dans ma chambre et je pleurai devant la grande glace qui surmonte la cheminée ; cela me distrayait un peu de me regarder pleurer ; j’avais un visage lamentable, presque comique ; un moment, je me trouvai si drôle que je dus me retenir, par pudeur, de m’éclater de rire au nez. Ou en serais-je, si je ne respectais même plus mon chagrin, si je tournais en dérision ma déchéance morale ?
Je me calmai ; je déjeunai tristement et, sans même prendre de dessert, je partis. Il était une heure à peine ; j’avais une heure et demie de liberté avant de rentrer en classe.
Machinalement, je me dirigeai vers le quartier des tanneurs. Je traversai la rue du Biez, m’arrêtant, rêvassant aux devantures, inquiet, mal à l’aise et sans pensées. Je ne savais où j’allais, ni ce que je voulais, ni ce que je faisais. Je me surpris à un moment à renifler avec force ; le bruit me réveilla de ma torpeur ; je me dis : « Décidément, ils ont raison ; tu es un cochon ! »
J’arrivai à l’Impasse des Hatons. J’hésitai à l’entrée. Je me résolus même, je m’en souviens parfaitement, à éviter cette ruelle infecte et je décidai d’aller jusqu’au fossé du moulin. Mais, comme ma main m’avait trahi, mon corps me désobéit ; et, tout en ayant en moi la volonté expresse de poursuivre mon chemin tout droit, je tournai et m’engageai, à ma grande stupéfaction, dans l’impasse même que je m’efforçais de fuir.
Je souffris en cette minute plus que je n’avais encore souffert ; j’étais humilié aussi profondément que si j’avais reçu des soufflets en plein visage et que si j’avais entendu la voix de mon père irrité me dire : « Ça se permet de vouloir ! Tu n’es rien ; tu n’as pas le droit de vouloir. Tu n’es qu’une crotte ! »
Tous alors, je les rencontrai qui me crucifièrent. La vieille idiote qui riait d’un mauvais rire ; le chien jaune qui aboyait d’une méchante façon ; le menuisier qui martelait à coups haineux ; l’apprenti qui souriait roux et sifflotait aigre parmi les copeaux. Tous me raillaient ; tous me moquaient ; tous avaient l’air de dire : « Tu ne pourras jamais faire ce que tu veux ; tu n’as pas le droit de faire ce que tu veux ; tu ne feras jamais que ce que nous voulons ; tu seras abject ; tu commettras toutes les vilenies, toutes les saletés ; tu te rouleras dans ta honte comme dans de la boue chaude. Tu as déjà triché, menti ; tu voleras, tu trahiras, tu déshonoreras les tiens et, un jour, tu assassineras. Tu nous appartiens ; tu n’es pas toi ; tu n’es qu’une crotte. »
Et, machinalement, je baissai les yeux ; ils tombèrent sur ma main droite que je regardai avec étonnement, comme si elle fût devenue pour moi un objet étranger et que jamais elle ne m’eût appartenu.
J’arrivai ainsi, presque distraitement, jusqu’au fond de l’Impasse ; et là j’éprouvai une surprise extraordinaire à me trouver tout à coup devant l’homme aux yeux si bleus qu’ils font mal ; je l’avais oublié. Je n’aurais pas éprouvé une surprise plus grande si jamais je n’avais pénétré dans cette horrible ruelle, dont cependant je connaissais chaque pavé et chaque maison.
L’homme était appuyé contre le chambranle de la porte, dans son éternelle posture fatiguée ; il fumait lentement ; sa pipe, incrustée aux dents, sortait de sa bouche comme une véritable défense naturelle ; il me regardait. Je sentais sur moi le poids immatériel et écrasant de tout le bleu et de tout le vert de ses yeux.
Je le contemplais avec stupeur, cloué à ma place, lorsqu’il m’appela. Tu entends, il m’appela. Cet homme, qui ne nous avait jamais adressé la parole, ni à nous, ni à aucun enfant, m’appela.
Je trouvai cela tout naturel pourtant, et j’approchai.
Je ne le quittais pas des yeux.
Quand je fus tout près, il me dit d’une voix très grave, mais douce :
« Je ne puis pas bouger ; je ne dois pas bouger. J’ai besoin de tabac. Veux-tu aller m’en chercher ? »
J’étais étrangement ému. Il n’y avait cependant là rien d’extraordinaire. Et puis il parlait d’une voix si douce, quoique grave.
« Je veux bien, » répondis-je.
Il me tendit une pièce de vingt sous et me pria de lui rapporter un paquet de cinquante centimes.
Je partis en courant. Le bureau est dans la rue du Biez, tu sais, au coin de la rue de la Voyère. J’achetai le paquet et revins, toujours courant, essoufflé.
Alors, écoute bien : l’homme prit le paquet que je lui tendais timidement et le mit dans sa poche ; puis il prit sa monnaie et la mit dans sa poche ; puis, comme s’il se ravisait, il me dit :
« Tiens, pour ta peine ! »
Et il me prit la main droite. Il me regardait avec une insoutenable fixité.
Alors, cependant qu’il m’enfonçait ses yeux dans les yeux, je sentis qu’il ne mettait aucune pièce d’argent ou de cuivre dans ma main, mais que, lentement et profondément, il y enfonçait l’ongle de son pouce qu’il avait long, aigu et dur comme une lame. J’éprouvai en même temps une violente douleur et une infinie volupté ; je défaillais presque. L’homme souriait.
« Voilà pour ta peine, petit, » répéta-t-il, en me lâchant la main qui portait une entaille vive et d’où le sang coulait violemment.
Je le remerciai du regard et je courus comme un fou chez le pharmacien qui parut très surpris de ma blessure et me crut difficilement quand je lui affirmai que je m’étais coupé en tombant. Il me pansa tout de même avec cette drogue qui sent mauvais ; je vins en classe et, depuis, nous ne nous sommes plus quittés. Tu sais tout. »
Nous étions à bout de forces, Quinquin et moi. Nous rentrâmes.
Depuis, jamais ni lui ni moi, ne nous sommes parlé de cette aventure ; nous avons eu l’un pour l’autre une grande amitié qui dure encore ; mais nous n’avons jamais osé, ni l’un ni l’autre, retourner Impasse des Hatons. Et même aujourd’hui, bien qu’il y ait quinze ans de cela, nous ne nous y risquerions pas, de peur de retrouver à la même place l’homme accoté contre la porte, fumant sa pipe éternelle et nous regardant de ses yeux insolubles.
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(Romain Coolus, in La Revue blanche, tome XXIII, novembre 1900 ; repris dans L’Est-Républicain, quotidien régional, cinquante-neuvième année, n° 20838, jeudi 13 mai 1948. Léon Alphonse Quizet, « Le Pré-Saint-Gervais, » huile sur toile, sd)
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