Il est presque impossible aujourd’hui de parler d’autre chose que des élections. Cependant, mon ami R…, qui est un géologue très savant, avait trouvé moyen de m’intéresser vivement en m’exposant ses idées sur le tremblement de terre qui s’est fait sentir l’autre jour dans l’est de la France.
Je lui demandai pourquoi, à un moment donné, dans certaines régions, le sol, sans y être invité par personne, se mettait ainsi à danser comme une petite folle. Quelle était la cause de ces polkas et de ces quadrilles terrestres ?
« Vous m’embarrassez un peu, me répondit mon ami. Jusqu’ici, les savants, qui prétendent tout connaître, n’ont pas trouvé l’explication de ce phénomène que vous appelez une danse de la terre. Les peuples primitifs, qui ont plus d’imagination que nous autres, ont prétendu que c’était un grand serpent – le vieux serpent de mer du Constitutionnel, probablement – qui se retournait dans les grottes profondes ; ou bien qu’un démon à demi écrasé, comme le dragon du tableau de Raphaël qui se trouve dans le salon carré du Louvre, changeait brusquement de position ; ou bien encore que les dieux s’amusaient en sautant de montagne en montagne, comme les collégiens qui jouent au saut-de-mouton. Les Japonais, dont les îles ont souvent à souffrir des tremblements de terre et des raz-de-marée causés par les secousses sous-marines, racontent que ces terribles accidents sont dus aux coups de queue d’un monstre qui vient frapper le rivage. Les anciens Grecs attribuaient les mêmes phénomènes à Pluton, « ébranleur du monde, » et à Neptune, « l’agitateur des flots. »
– Et la science moderne, que raconte-t-elle à son tour ? demandai-je.
– La science moderne, je vous le répète, n’est pas beaucoup mieux fixée sur la nature de ce phénomène. Selon quelques-uns de mes confrères, il faudrait voir dans les tremblements de terre le contre-coup des ondulations de la grande mer de feu qui, selon eux, remplit les cavités du centre de la terre. C’est ainsi que Humboldt dit que le tremblement de terre serait « la réaction du noyau liquide contre la croûte extérieure. » Cette hypothèse justifierait jusqu’à un certain point l’expression de Jérôme Paturot, qui a déclaré que nous dansons sur un volcan.
– Jérôme Paturot n’est pas une autorité indiscutable en géologie, fis-je observer.
– Aussi, reprit mon savant, ne vous donné-je pas son hypothèse, qui est également celle de M. Humboldt, comme parfaitement justifiée dans tous les cas. Il existe une autre théorie, très célèbre, qui s’est de tout temps présentée à l’esprit des peuples et qu’enseignaient déjà les philosophes grecs de l’antiquité. Il y a plus de deux mille ans, le poète Lucrèce exposait en un magnifique langage cette idée reprise aujourd’hui scientifiquement par Boussingault, Virlet, Otto Volger et d’autres confrères non moins illustres. Tenez, lisez ce passage. »
Et il prit sur un rayon de la bibliothèque le De Natura rerum, dont il me lut ce passage :
« Apprends maintenant la cause des tremblements de terre, et persuade-toi surtout que l’intérieur du globe est, comme la surface, rempli de vents, de cavernes, de lacs, de précipices, de pierres, de rochers, et d’un grand nombre de fleuves intérieurs dont les flots impétueux emportent et roulent des blocs submergés. Les tremblements de la surface du globe sont occasionnés par l’écroulement d’énormes cavernes que le temps vient à bout de démolir. Ce sont des montagnes tout entières qui s’effondrent, et dont la secousse violente et soudaine doit se propager au loin par de terribles vibrations. C’est ainsi qu’un chariot, dont le poids n’est pourtant pas considérable, fait trembler sur son passage tous les édifices voisins, et les coursiers fougueux, en entraînant derrière eux les roues armées de fer, secouent tous les lieux d’alentour. Il peut arriver aussi qu’une masse énorme de terre tombe de vétusté dans un grand lac souterrain, et que le globe vacille par une suite d’ondulations. De même, à la surface de la terre, un vase plein d’une onde agitée ne peut reprendre son équilibre tant que l’eau contenue n’a pas trouvé son niveau. »
– Cette comparaison de la terre avec une coupe remplie de champagne Mumm, répondis-je, me paraît exquise de poésie ; mais si elle plaît à mon imagination, elle ne satisfait pas du tout mon esprit. Je crois avoir trouvé une explication plus plausible du phénomène que ni Lucrèce, ni M. de Humboldt, ni Jérôme Paturot, n’ont réussi à expliquer.
– Ah ! Ah ! monsieur le savant, contez-moi cela, me fit mon ami R… d’un air gouailleur.
– Mon Dieu, de grâce, épargnez un peu ma modestie, répondis-je. Je n’ai point étudié pour être savant ; mais, comme tout homme qui est doué de ses cinq sens et dont l’esprit n’a pas été détérioré complètement par la fréquentation de ces demoiselles, j’ai l’habitude d’observer certains rapports entre les effets et les causes, et d’en tirer les conclusions qui me paraissent raisonnables.
Lorsque j’entends, par exemple, un cocher de fiacre appeler mufle un bourgeois qu’il vient de voiturer, j’en conclus par voie de déduction logique, en remontant de l’injure à sa cause, que ce bourgeois n’a pas été, sur l’article du pourboire, d’une munificence qu’on puisse comparer à celle d’Ariaxercès Longue-Main… Si j’avais été à la place du nommé Degabriel, le mari découpeur, et que j’eusse trouvé comme lui un monsieur caché, avec une flanelle des plus légères, dans la ruelle du lit de mon épouse, j’aurais jugé, comme lui, que ce monsieur en un pareil déshabillé, à cette heure indue, n’était pas monté chez moi dans l’intention pacifique de remettre un carreau cassé ou de rempailler mes chaises, qui d’ailleurs sont toutes neuves.
– Vous plaisantez toujours, me dit R… Ah ! çà, trêve de railleries, et arrivez au fait.
– J’y arrive… Avez-vous remarqué à quel moment le dernier tremblement de terre s’est produit dans les départements de l’Est ?… En pleine crise électorale, juste au moment où les circulaires des candidats et les polémiques de journaux mettaient en ébullition les matières les plus volcaniques. Les oscillations du sol ont coïncidé à Besançon avec la la lutte titanesque que M. Albert Grévy, le frère de Jules, soutenait contre le candidat conservateur M. Boysson d’École : la secousse a été si forte dans les environs de l’antique Vesontio, dans la circonscription de Baume-les-Dames, qu’il en est résulté un ballottage désordonné entre les trois candidats, M. Estignard, le marquis de Moustiers et M. Bernard. Enfin, les vibrations de la croûte terrestre se sont produites à Lyon au beau milieu du foyer de matières incandescentes où mijotait la candidature de M. Bonnet-Duverdier. Ne voyez-vous pas, dans le rapprochement de ces faits, une preuve évidente que les tremblements de terre peuvent aussi être produits par le bouillonnement des matières politiques et l’éruption de laves électorales ? »
Mon ami R… réfléchit pendant quelques instants, puis s’exprima ainsi d’un ton grave :
« Votre théorie est spécieuse et offre des côtés bien séduisants. Cependant, permettez-moi de vous faire observer qu’elle est loin d’être confirmée partout par les faits. Prenons, par exemple, le département de Vaucluse, où les quatre députés radicaux ont été remplacés par quatre conservateurs : il était naturel qu’un pareil déplacement de majorité ne se fît pas sans secousse. Eh bien, nous n’avons pas appris cependant que le sol se soit mis en branle dans la patrie des citoyens Naquet et Poujade. Nous n’avons également reçu aucune nouvelle que les montagnes de l’arrondissement de Puget-Téniers soient entrées en danse, sous l’influence de la candidature très violemment combattue de M. le duc Decazes. Enfin, si les élections mettent la terre en mouvement, n’aurions-nous pas dû voir quelques cheminées au moins dégringoler sur la tête des passants, dans la circonscription où l’amiral Touchard a été élu contre M. Anatole de La Forge ?
– Quelques faits isolés ne prouvent rien contre une théorie générale. Je maintiens que la politique n’est pas aussi étrangère aux tremblements de terre que vous le prétendez. Rappelez-vous la catastrophe qui détruisit, en 1812, la ville de Caracas. Le tremblement de terre qui causa ce désastre prolongea peut-être de dix ans la guerre de l’indépendance. Terrifiés par cet avertissement du ciel, les créoles refusaient obstinément de secouer le joug de l’Espagne.
– Vous parlez là d’une superstition accidentelle et non d’une cause scientifiquement démontrée. Vous ne me ferez pas croire, par exemple, que les tremblements de terre des Calabres et des Abruzzes sont produits par les éboulements héroïques du citoyen Bonnet-Duverdier sur le dos du citoyen Ordinaire. Le grand tremblement de terre de Lisbonne n’a coïncidé avec aucun bouleversement politique. Celui qui détruisit Arica, en 1868, n’était motivé par aucune lutte électorale. Je pourrais vous citer mille autres faits du même genre.
– Ma croyance n’en resterait pas moins intacte. Une circonstance spéciale, qui fortifie encore ma conjecture à l’égard des tremblements de terre, c’est que, jusqu’à ce jour, aucun savant n’a pu décrire et définir le bruit particulier qui annonce ces phénomènes redoutables. Les uns comparent le fracas précurseur de la secousse à des décharges d’artillerie, d’autres aux éclats de la foudre et au roulement du tonnerre ; d’autres, enfin, à la chute des avalanches et au tonnerre des cataractes. Pour moi, aucune de ces comparaisons n’est exacte. Le seul bruit qui ressemble à celui des tremblements de terre est le vacarme que font entre eux les candidats à l’approche du scrutin. On dirait que, dans ces deux manifestations si diverses de sa puissante vie, la nature ait voulu employer des sons étranges et inconnus à l’oreille humaine.
– J’ai une dernière objection à faire à votre système, me dit R… et, selon moi, elle est capitale.
– Voyons un peu.
– C’est un fait généralement reconnu qu’à l’approche des tremblements de terre certains animaux témoignent l’inquiétude la plus vive. Les souris, les taupes, les lézards, les serpents sortent tout effarés de leurs trous et courent çà et là, comme frappés de terreur. À Naples, lors du tremblement de terre de 1805, les fourmis désertèrent leurs galeries souterraines, les sauterelles traversèrent la ville pour gagner la côte, les poissons se rapprochèrent du rivage en foule et les oiseaux se mirent à pousser des gémissements plaintifs. Or, rien de semblable ou d’approchant ne s’est passé pendant la dernière période électorale. Il est parfaitement admis que la politique attriste les hommes et n’amuse pas beaucoup les femmes ; mais on n’a pas constaté encore que la politique ait la moindre influence sur le moral des animaux.
– Pardon, vous faites erreur, dis je à mon ami R… J’ai un chat très aimable et d’humeur gaie, qui a été en proie au spleen le plus sombre depuis trois semaines. Cela se conçoit ; absorbé par les péripéties de la lutte Daguin-Grévy, j’oubliais de lui passer la main sur le dos, et l’infortuné ne ronronnait plus. D’un autre côté, j’ai un domestique qui s’intéresse aux destinées de son pays, et qui, plongé plus que jamais dans la lecture de mes journaux, a totalement négligé de donner la pâture à mes serins. Si bien qu’avant-hier j’en ai trouvé deux roides morts dans la cage.
« Comment, animal ! ai-je dit à ce politicien, tu as laissé crever mes oiseaux ?
– Oh ! monsieur, a-t-il fait en se passant la main sur le front d’un air rêveur, je ne savais même pas qu’ils avaient été malades. »
La bêtise majestueuse de cette réponse a désarmé le coup de pied que je destinais aux parties les moins nobles de ce serviteur infidèle ; mais ce fait vous prouve que la politique n’assomme pas seulement les gens d’esprit : elle peut aussi embêter les bêtes. »
Mon ami R… se leva pour partir et, me donnant la main :
« Votre système n’est peut être pas absolument scientifique, me dit-il, mais il est original. J’en ferai prochainement un rapport à l’Académie des sciences. »
Si mon ami R… fait cet honneur à mon système, j’aurai peut-être la vanité d’en informer mes lecteurs.
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(Émile Villemot, in Le Gaulois, dixième année, n° 3284, jeudi 18 octobre 1877 ; Pierre-Jacques Volaire, « Éruption du Vésuve [détail], » huile sur toile, c. 1771)





















