Pendant la rude campagne de 1870, un jour – le 27 octobre – que nous avions à faire une ennuyeuse étape dans un pays monotone, de Vendôme à Oucques, mon ami B., engagé volontaire, comme moi, au service de la République, me conta l’une de ses aventures de voyages, pour charmer le temps.
C’est ce petit épisode que je vais essayer d’écrire afin de remplir quelques-unes des longues heures de la captivité, – et, plus tard, lorsque l’époque où j’étais prisonnier de guerre en Prusse ne sera plus qu’un souvenir, j’éprouverai un certain plaisir à relire ces quelques lignes tracées sur les bords du Rhin et de la Moselle.
Savoir se préparer de ces jouissances-là pour l’avenir est encore un talent, n’est-ce pas, cher lecteur ? c’est le seul que j’aurai aujourd’hui, mais je m’en contente !…
Mon ami me parla donc ainsi tout en marchant :
« Il y a quelque temps, je me trouvais presque aux antipodes, à Sumatra, d’où la nouvelle des dangers de ma patrie m’a seule fait revenir. Or, dans cette île magnifique, l’une de mes principales occupations était la chasse : – non la chasse vulgaire aux lièvres et aux perdrix, sinon aux moineaux, mais la chasse au tigre et autres monstres du règne animal !…
Une fois, il m’arriva de m’enfoncer plus que de coutume dans un massif d’immenses forêts, de m’y laisser surprendre par la nuit et de m’y perdre, – situation qui ne laissait pas que d’être pittoresque dans une région semée de mes adversaires ordinaires. Je me demandais déjà si je devrais passer la nuit sur un arbre ou à errer à l’aventure, lorsque, heureusement, je crus apercevoir dans l’ombre une sorte de maisonnette, de cabane, et, dans la pensée d’y réclamer l’hospitalité, je m’en approchai vivement.
J’étais bien un peu étonné de trouver une habitation dans ces parages, mais je pensai que c’était sans doute la demeure de quelque pauvre colon obligé de venir conquérir la nature par la hache, la pioche et le fusil pour se faire sa place au soleil, et cette idée m’empêcha de sourire de la grossièreté de la construction. D’ailleurs, l’endroit, quoi qu’il soit, où l’on trouve abri et sûreté, est toujours bien !…
Cependant, celui-là était remarquable en son genre, et l’observateur qui eût voulu se faire une idée de l’habitant par son habitat, n’aurait trop su, je crois, qu’en penser. Autant que j’en pus juger dans l’obscurité toujours croissante, cette misérable baraque se composait de grosses branches enlacées, auxquelles une foule de plus petites avaient été grossièrement ajoutées. Ce devait être un nid provisoire, un blockhaus primitif en attendant mieux. Au niveau du sol se trouvait une sorte de porte au milieu des branches, et un trou sur le toit servait de fenêtre et de tuyau tout à la fois.
Je me baissai donc, franchis courbé ce seuil sauvage et pénétrai dans la cabane avec une salutation cordiale lancée dans les ténèbres, – car aucune lumière n’éclairait l’habitation, – et c’est à tâtons que je trouvai un coin et m’étendis, harassé, sur le sol, n’ayant pas rencontré de siège, ni même la moindre apparence de meubles.
Deux choses m’avaient frappé dès mon entrée : une odeur forte et sauvage qui me chatouilla désagréablement les organes olfactifs, et le mouvement confus qui se trahit à moi par des froissements et des piétinements, – ainsi que l’étrange réponse que je reçus en échange de mon souhait de bienvenue et mes excuses. Ce n’était certes pas du français que ces mots qui me furent envoyés, pas même le dernier des patois celtiques ; – on eût dit plutôt un grognement maussade proféré sourdement dans un dialecte rude encore, et d’un accent guttural au possible.
Je me demandai quel pouvait bien être ce langage, et, en désespoir de cause, je hasardai les quelques mots que je croyais connaître en différents idiomes. Mais, après avoir dit quelques paroles en anglais, en espagnol, etc., je compris que mon ou mes hôtes m’appartenaient pas aux nations dont j’avais emprunté la langue : – lorsque quelques paroles proférées dans le fond de la cabane me firent supposer que ce devait être là de l’allemand. De cet allemand barbare que Charles-Quint pensait devoir être seul bien compris des chevaux !…
Comme je possédais aussi quelques lambeaux de phrases germaniques, je crus devoir répéter de nouveaux mes souhaits, en accentuant fortement les nombreuses consonnes et en tâchant d’imiter de mon mieux le rude parler des modernes Teutons. J’entendis alors l’habitant du blockhaus pousser quelques fortes exclamations, mais il me fut impossible de découvrir à quel patois germanique je devais rattacher ces mots confus et grossiers. J’essayai encore de répéter ma phrase, avec mon plus rauque accent, car l’on sait que lorsqu’un français veut prononcer l’allemand de la même façon dont il en use pour la belle et harmonieuse langue française, ceux à qui il s’adresse, s’ils sont de vrais enfants de la blonde Germanie, n’ont pas le moins du monde l’air de se douter qu’il leur parle dans leur dialecte, et se figurent que le Welche monologue en français. Mais ce fut sans doute avec aussi peu de succès car, cette fois, je n’entendis plus rien et je dus renoncer momentanément à cette singulière conversation.
Je m’occupai donc seulement de m’installer dans mon coin, le mieux possible, remettant à plus tard une autre tentative, – puis, la chose faite, j’ouvris mon petit sac de courses et me mis en devoir – devoir sacré pour un chasseur et pour un touriste – de consommer une partie des provisions que j’y avais mises. Justement à ce moment j’aperçus, à travers la frêle muraille, la lune sanglante émergeant d’un flot de nuées et d’un flot de feuillages, et une faible clarté se répandit dans la petite cabane. – Tout en débouclant mon sac et en préparant couteau et gourde, enfin tout le service portatif du coureur de bois, j’habituais mes yeux à la lueur naissante, et déjà je commençais à distinguer des formes vagues dans la demi-obscurité, ce qui ne laissait pas que de me faire plaisir, impatient que j’étais de voir un peu mieux mes hôtes que jusqu’alors.
Enfin, j’aperçus une forme humaine accroupie sur le sol et adossée à la paroi : autant que j’en pouvais juger, ce devait être un homme de haute taille, aux cheveux abondants, et portant un collier de barbe ; ses vêtements me parurent sombres et formés d’une sorte de fourrure, le poil en dehors, – ce qui m’étonna bien un peu, car la température était très élevée. – Ses longs bras se croisaient sur ses jambes et tout cet aspect, joint à quelques nouvelles exclamations poussées successivement, me confirma dans mon idée : je devais me trouver dans la cabane de quelque rude et pauvre colon que la misère avait porté à abandonner les rives du Rhin ou de l’Elbe pour venir chercher un pain moins noir aux lointains pays d’outre-mer.
Puis, mes yeux s’habituant davantage à ces demi-ténèbres, je remarquai un enfant blotti dans un coin, et paraissant regarder de mon côté, poussé sans doute par la curiosité de son âge à s’approcher de moi, mais retenu par la crainte que devait inspirer à ce jeune solitaire un nouveau venu dans cette région perdue.
Jugeant inutile, pour l’instant, d’écorcher mon gosier à parler le langage des fils d’Hermann et de Witikind, je me mis en devoir de calmer mon vif appétit, et, sortant mes provisions, j’allais les couper et les dévorer, lorsque soudain, l’enfant, après avoir bruyamment flairé l’air et les parfums de victuailles qu’il contenait, l’enfant, dis-je, à ma grande surprise, se leva d’un bond et, se précipitant sur moi, m’enleva prestement le morceau que j’allais porter à ma bouche ; puis, avec de petits cris stridents, il fit un saut en arrière et se mit à dévorer le produit de ce larcin avec une évidente expression de bonheur.
Dans le premier mouvement de dépit, j’avais fait un geste brusque d’impatience et de menace : – l’enfant me parut en avoir saisi la portée, car, s’éloignant promptement de moi, il alla se blottir vers l’homme, son père ou son grand-père sans doute, en jetant de mon côté des regards inquiets.
Alors eut lieu une scène assez bizarre ; – je vis l’aïeul se pencher vers le jeune sauvage, et je m’attendais à ce qu’il le reprît et le punît ; effectivement, je l’entendis frapper brutalement l’enfant d’une main, tandis que de l’autre il reprenait le morceau dérobé ; mais au moment où je croyais qu’il allait me le rendre avec excuses, je l’aperçus distinctement porter à son tour ce qui en restait à sa bouche et l’avaler avec un plaisir sans mélange !… Pendant ce temps, le jeune rejeton, peu satisfait, après avoir poussé quelques cris de désappointement et de colère, avait fait quelques bonds désordonnés pour finir par sortir vivement de l’habitation, non sur ses deux jambes, comme un jeune Germain bien appris l’aurait dû faire, mais en s’aidant autant des mains que des pieds : vulgairement, à quatre pattes !…
Je ne pus me retenir d’éclater de rire à cette scène singulière et le grand-père (car le maître du logis me paraissait déjà assez âgé) y répondit par quelques accents particuliers qui représentaient sans doute son rire à lui. – Je crus devoir alors prendre la chose du bon côté sans me fâcher, – et j’allais continuer, ou plutôt recommencer mon repas, lorsque l’aïeul, en poursuivant son rire étrange, se mit à bondir à son tour dans la cabane à ma grande et légitime stupéfaction !… Au même instant, l’enfant tomba dans la cahute par la cheminée-fenêtre du plafond, et, criant et riant, se mit à danser avec le vieillard le cancan le plus effréné dont j’eusse jamais été témoin jusqu’alors. – Puis, après avoir risqué un pas vertigineux exécuté principalement sur les mains, les jambes en l’air, le patriarche échevelé se rassit d’un bond à sa place et l’enfant à la sienne, et là, tous deux conservèrent le calme le plus profond, troublé seulement par un bruit de mâchoires persistant, – sans doute ce rire silencieux connu des lecteurs de Cooper, – me laissant plongé dans l’étonnement le plus vif, et dans un certain effroi de cette façon bizarre d’exercer l’hospitalité !…
Qu’est-ce que cela voulait dire !… Où me trouvais-je ? rêvais-je ? J’eusse été bien embarrassé d’y répondre. – J’essayai alors une ou deux questions, mais mon hôte parut n’avoir rien entendu. Un moment, je me crus tombé chez quelque fou retiré du monde et j’allais tout m’expliquer d’après cette hypothèse, lorsque l’entrée d’un nouveau personnage dans la baraque vint la renverser.
D’après sa taille et son aspect, le nouveau venu devait être un jeune homme d’une vingtaine d’années ; – il entra en se courbant et, à peine dans l’intérieur, il se laissa tomber sur le sol et s’y roula quelque temps avec des cris de plaisir ; – mes étonnements recommençaient. – À ce moment, il m’aperçut pour la première fois, et, faisant un brusque saut de côté, il se réfugia à l’autre extrémité de la maisonnette, où j’aperçus alors seulement une autre forme humaine étendue sur le sol et semblant reposer sur une ébauche de lit fait de branches et de feuilles.
Je crois bien que le nouveau personnage que je venais de découvrir avait dormi jusqu’alors ; mais lorsque le jeune homme tomba à peu près sur lui, force lui fut de s’éveiller, ce qui n’eut pas lieu sans de vives protestations, des plaintes et des gémissements. Sa voix comparativement douce et ses formes plus frêles, autant que j’en pouvais juger, me firent penser que c’était là le représentant du sexe aimable dans la hutte sauvage : c’était probablement la sœur ou la femme du jeune homme.
Pensant qu’il était bien inutile d’essayer de nouveau de me faire comprendre, je me tenais paisiblement dans mon coin, observant cette curieuse famille des bois qui me réservait de nouvelles surprises.
Le jeune homme, comme je l’ai dit, avait été tout d’abord mal accueilli par sa compagne troublée dans son repos, mais elle ne tarda pas à lui pardonner, car je ne pouvais donner d’autre signification aux paroles qu’elle semblait lui adresser tout bas et aux caresses qu’elle lui prodiguait. L’objet de ces attentions n’y fit aucune attention au premier moment, mais bientôt ce fut lui qui répondit avec le plus d’ardeur aux provocantes caresses de la jeune femme, et bientôt, comme si ni moi, ni l’aïeul, ni l’enfant, n’eussent été présents, comme s’ils se fussent trouvés seuls au monde, eut lieu une scène de copulation sur laquelle je ne pouvais avoir le moindre doute, malgré la faible clarté que la lune répandait dans la cabane ! Cette fois, c’était pourtant par trop fort ! Jamais je n’avais vu de pareil sans gêne. Et le vénérable patriarche, de même que l’enfant, semblaient trouver cela tout simple. Le vieux restait paisiblement assis, ne trahissant sa présence que par un bruit de bouche et de mâchoires dont je devinai bientôt la signification : il chiquait sans nul doute, habitude si chère à ceux qui y sont soumis que rien au monde ne la leur peut faire perdre. Quant à l’enfant, avec la gaminerie de son âge, il se livrait à une gymnastique effrénée, bondissant du sol à ce qui servait de plafond, se roulant à terre, sortant rapidement par la fenêtre pour rentrer par la porte, et vice-versa, tout en criant dans la joie de son âme, et en poussant parfois des gammes peu agréables de cris discordants qui me perçaient le tympan.
Je m’étais décidé à considérer toutes les singularités de mes hôtes avec le plus grand sang-froid et à ne m’étonner d’aucune de leurs folies, lorsque j’entendis au-dehors un bruit de pas et de feuilles heurtées : la famille l’entendit comme moi et suspendit immédiatement ses jeux et ses plaisirs, attendant ce qui allait se présenter, en échangeant rapidement quelques mots à voix basse.
Le bruit avait augmenté. Soudain, un individu de haute taille se présenta à la porte, la franchit brusquement, et se tint ensuite debout dans la cabane, adoptant un maintien menaçant et agitant une sorte de lourd gourdin qu’il tenait à la main.
À cette audacieuse violation de domicile, le maître de céans se leva vivement en poussant un cri sauvage de colère et de défi.
Le nouveau venu y répondit par un cri non moins effrayant, et, levant sa massue, il allait en asséner un coup formidable sur la tête de mon hôte, lorsque celui-ci, l’esquivant promptement, fit un bond en avant et se rua sur l’audacieux avec un tel élan qu’il le fit tomber vers l’entrée. Aussitôt, le jeune homme et l’enfant même se précipitèrent sur l’intrus qui, après avoir été accablé de coups portés avec des cris discordants, dut s’avouer vaincu et se sauver honteusement en grinçant des dents et en remplissant la forêt de cris de fureur qui n’avaient plus rien d’humain.
À la vue du danger que courait celui qui m’avait accordé l’hospitalité, je m’étais levé en saisissant mon fusil, mais sans avoir à m’en servir, vu la victoire des envahis. Le téméraire chassé, les habitants de la case me regardèrent avec une sorte de défiance et se retirèrent à l’extrémité de la hutte sans répondre aucunement à mes félicitations.
Bientôt, je repris ma place et, m’étendant voluptueusement sur les feuilles amassées où je me trouvais, je sentis la fatigue me vaincre et mes yeux se fermer peu à peu. Mais, avant de m’endormir, j’entendis encore toute la famille des bois assemblée marmotter longuement à demi-voix, et je crus comprendre que, pieux allemands avant tout, ils faisaient leur prière du soir. Je leur envoyai encore un souhait de bonne nuit qui ne les émut pas le moins du monde, puis je m’endormis.
Mes veilles des dernières nuits et mes fatigues du jour précédent firent que je ne sortis de mon sommeil que vers le lever du soleil. Du premier coup d’œil, je m’assurai que mes hôtes matinaux étaient déjà à l’ouvrage : la case était absolument vide, non seulement d’habitants, mais encore de toute espèce de meubles et d’objets de première nécessité ; ils avaient sans doute emporté leurs outils et leurs instruments de cuisine avec eux.
Ému de ce dénuement, n’ayant guère le moindre argent sur moi, je voulus du moins leur laisser tous les vivres qui me restaient et je partis en me promettant bien de revenir visiter mes hôtes d’une nuit dans l’une de mes prochaines courses.
Je ne me doutais pas que je les reverrais bientôt, et dans de singulières circonstances.
Je ne tardai pas à m’y reconnaître dans la forêt, et, le soir même, je pus atteindre la petite localité qui était le point de ralliement d’une société de chasseurs et voyageurs déterminés dont je faisais partie ; là, la nuit venue, je contai à mes camarades et ma petite aventure et la famille des bois aux mœurs bizarres. Tous se montrèrent surpris, sauf l’un d’eux, mon meilleur ami qui, habitant Sumatra depuis longtemps, paraissait trouver cela tout simple et tout naturel.
« Tu connais donc ces originaux ? lui demandai-je.
– Continue ton récit, riposta-t-il en riant, et demain j’irai avec toi faire une visite à tes hôtes ! »
J’achevai, et j’excitai fortement l’hilarité de mon ami par mes explications des bizarreries de la famille ; il ne put surtout retenir un accès de fou rire lorsque je lui dis que la langue qu’ils parlaient devait être de l’allemand.
Le lendemain, munis de tout notre attirail de chasseurs, nous partîmes ensemble dans la direction de la cabane. Je parvins assez facilement à m’y reconnaître et bientôt, entendant quelques éclats de voix particuliers, je m’arrêtai.
« Ils causent en allemand ?… fit alors ironiquement mon ami ; les comprends-tu maintenant ? »
Après m’avoir fait signe de ne plus parler, il se glissa doucement dans le fourré, comme s’il eût voulu surprendre la famille ; puis, s’arrêtant brusquement, je le vis armer son fusil, et, dirigeant mon regard du côté qu’il examinait, j’aperçus un individu aux trois quarts caché par un tronc d’arbre et que je reconnus pour le vieillard de la hutte !… Il n’y avait pas à s’y méprendre : son costume noirâtre et fait du poil de je ne sais quel animal, sa haute taille, ses cheveux (il me tournait alors le dos et je ne voyais que le haut de sa personne), tout se réunissait pour me prouver que c’était bien là mon hôte…
Mais que devins-je, lorsque je vis mon ami mettre le vieillard en joue, l’ajuster soigneusement et poser son index sur la détente de l’arme.
« Malheureux ! m’écriai-je en m’élançant, es-tu fou ! quel crime veux-tu donc commettre ! »
J’arrivai trop tard ; le coup venait de partir, et, à travers la fumée, j’aperçus, avec un horrible battement de cœur et une émotion profonde, le malheureux vieillard faisant un bond terrible et retombant à terre en poussant un cri d’agonie affreux !… tandis que mon ami riait largement, en me disant railleusement :
« Est-ce encore de l’allemand ?…
– Misérable !… » m’écriai-je.
Mais, sans me laisser achever, mon compagnon de course m’entraîna vers sa victime, me poussa presque vers le cadavre gisant à terre, et me dit :
« Regarde, avant de m’excommunier, ce que c’est que ton hôte !… »
Je poussai un cri d’étonnement et de doute. C’était un gigantesque orang-outang, l’un des singes qui affectent le plus la forme humaine, qui achevait de mourir sur le sol, baigné de son sang !
Et, à travers les arbres, j’aperçus un autre singe de plus petite taille, accompagné d’un autre encore tout jeune (le fils et le petit-fils de mon vieillard de la veille !), fuyant rapidement ce lieu de massacre, et je ne pus m’empêcher, bien que sachant les méfaits de cette race envers les colons européens, leurs meurtres, leurs vols et leurs viols, de plaindre cette pauvre famille et de blâmer la barbarie de mon ami, assassin de mon hôte obligeant !
… Car je n’en pouvais plus douter, c’était chez une famille d’homme des bois, d’orangs-outangs magnifiques, que j’avais reçu l’hospitalité d’une nuit. »
Ainsi finit mon ami, comme Oucques se profilait à l’horizon pluvieux.

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(Gustave Rousselot, in La Revue critique, journal littéraire hebdomadaire, deuxième année, n° 30, dimanche 29 juillet 1883. « Orang-Utan, » chromolithographie de Gustav Mützel, 1912 ; illustration extraite de « Wenn Jemand eine Reise thut, so kann er was erzählen » [Quand quelqu’un voyage, voici ce qu’il peut raconter], de Franz Wiedemann, Dresden: G. A. Kaufmann, 1882)





























