« Hourdoul le père était une mine d’or qui sommeillait. Hourdoul le fils entreprit de la faire fructifier. Les chais furent transformés, agrandis, modifiés, peuplés de consoles, de paliers, d’arbres et de poulies de transmission. On éleva des cubilots là d’où l’on retira les foudres, des pilons, des cisailleuses-poinçonneuses, des étaux limeurs et des tours dans les locaux où s’amoncelaient les barriques ; une machine à vapeur en lieu et place de la célèbre pompe à double effet, et des chaudières dans le magasin où s’alignaient les bouteilles. Des bureaux furent installés dans la bicoque autrefois louée et depuis longtemps devenue la propriété du père.
L’Engoulevent appliqua à l’industrie les principes utilisés par son père dans le négoce. Divers ingénieurs successifs apportèrent dans l’affaire le fruit de leurs veilles et le meilleur de leur savoir ; après quoi Hourdoul le fils trouvait dans le contrat une clause qui l’autorisait à se passer de leurs services sans dédit et les rejetait sucés à blanc, comme une pulpe desséchée.
Puis il réunit dans ses magasins un échantillonnage assez complet des meilleures marques de pompes à vin, de filtres vinicoles, de moteurs agricoles, alambics et autres ustensiles indispensables à la vinification, emprunta à chaque exemplaire ses principes les plus ingénieux, les démarqua, les maquilla, en fit un ensemble nouveau qui déroutait la paternité primitive et fabriqua en grande série les modèles ainsi obtenus sans veille inutile et sans tâtonnements coûteux. Il écoula ensuite sa production dans les campagnes au moyen d’un système de vente à réméré ayant, en cas de non paiement, des conséquences similaires à celles mises en pratique par Hourdoul le père.
Ajoute à cela un état-major de contentieux bien supérieur à celui des techniciens, et tu concevras pourquoi l’affaire ne périclita pas.
Vint en 1916 la crise des transports et la pénurie de combustible qui en fut la conséquence. »
*
« Le père Courbeyrou continuait sa carrière de meunier, un peu cassé par la mort de son enfant, mais vaillant toujours à la besogne. Sa petite-fille s’était accordée, durant le temps d’un congé de convalescence, avec le fils Couroubaisse, le marchand d’issues et fourrage. C’était un beau et bon gars, bien allant, et qui serait, de plus, riche un jour, ce qui n’a jamais rien gâté. On allierait le négoce des grains et la mouture. Le vieux meunier s’en était montré tout réjoui, et avait laissé les deux promis courir les coteaux de compagnie.
Un jour, Siméon Hourdou-l’Engoulevent – las d’aller à Paris quémander au ministre de l’armement des livraisons de charbon qui ne venaient qu’à l’état de promesses – songea à tirer du moulin la force motrice nécessaire à mouvoir ses machines.
Un ingénieur, détaché par une fabrique de turbines, fit une étude gratuite, escomptant pour sa maison la commande qu’elle n’eut d’ailleurs pas. On le vit promener son théodolithe dans les environs de la chute, arpenter, mesurer, calculer, aligner les logarithmes et les équations, sans que le meunier, ignorant le but poursuivi, s’en formalisât. Après quoi l’ingénieur décréta que le Gers débitait environ 4,500 litres à la seconde avec une chute de quatre mètres, ce qui permettait d’équiper une turbine centrifuge donnant 200 HP de force sur le pignon transmetteur. C’était cent de plus qu’il n’en fallait à l’Engoulevent, et ce fut la condamnation du vieux meunier.
Hourdoul le fils, en bon diplomate, s’acquit d’abord le bon vouloir du conseil municipal en promettant l’éclairage électrique à la commune. Il fit ensuite exécuteur les plans, chiffrer le devis, puis, ayant un soir tout entier logé entre ses poings débiles sa tête monstrueuse, il mit au point sa stratégie et entra en campagne.
Cela débuta par du tir indirect, si j’ose m’exprimer ainsi :
Il y eut pour commencer une plainte de certains riverains qui, tenus en main par Hourdoul le père, n’avaient rien à refuser à Hourdoul le fils. Le barrage faisait, dirent-ils, monter les eaux en temps de crue, et le Gers noyait les récoltes. Il est à remarquer que le Gers ne sort de son lit que lorsque la Garonne y refoule ses eaux, et que le barrage n’y est en ce cas pour rien, puisqu’il est lui-même noyé sous les eaux de la crue, et qu’au surplus il existait depuis belle lurette, sans qu’on en eût signalé l’inconvénient.
Mais Hourdoul cherchait beaucoup moins le bien-fondé que le procès, et moins encore le gain du procès que le trouble et les frais dans lesquels il allait jeter le pauvre bonhomme pacifique. Il y eut des provisions à verser, des experts de nommés, des voyages à la ville et des dérangements, et ce fut, au juger de l’usinier, un bon exorde.
Puis le concessionnaire de la pêche – Hourdoul s’en était rendu fermier sous le couvert d’un homme de paille – intenta une action au moulin « dont les rouets dépeuplaient le Gers. » De nouveaux experts furent nommés qui trouvèrent un beau matin la rivière, en aval du moulin, peuplée de poissons naviguant en surface, le ventre en l’air. Ce phénomène s’obtient très bien avec une cartouche de dynamite, et Billehache, le braconnier d’eau qui fournissait la table des deux châteaux, savait comment on s’y prenait pour l’obtenir.
Puis ce fut un trimardeur, embauché le matin d’un jour de presse pour décharger un arrivage inaccoutumé de « graines de balai, » – ainsi, l’on nomme le sorgho, – qui glissa si malencontreusement sur une marche qu’il se démit le pied et se luxa le coude… du moins, ce fut lui qui le dit. Il fut incontinent transporté à l’infirmerie de l’usine par des salariés de l’industriel, qui se trouvèrent là en vérité fort à propos, quoique hors de motif.
Le meunier, n’ayant point de salarié habituel, hormis la servante, n’était point assuré. Le médecin du pays (un malade comme Hourdoul le fils, cela compte dans le budget d’un médecin de campagne) diagnostiqua une incapacité temporaire de travail de deux mois, plus une diminution fonctionnelle de quinze pour cent. Ce fut l’avoué des Hourdoul qui se présenta pour le journalier devant les tribunaux d’Agen. Le meunier, se défendant seul, dut payer les salaires, les soins, les médicaments, et constituer un capital pour assurer la rente viagère. Il y eut hypothèque sur le moulin.
Lorsque les convocations, les papiers bleus de l’huissier et les débours eurent au trois quarts affolé le pauvre homme, l’Engoulevent le jugea au point et entra dans l’arène, comme le matador pour l’estocade.
Il savait son escrime : il se fit condoléant et amical ; il rachèterait le moulin, ferait lever l’hypothèque, prendrait les procès et leurs conséquences à sa charge. Il resterait en sus quelques billets, – pas beaucoup, parbleu, – qu’il remettrait au père Courbeyrou à son départ. Le vieux bonhomme n’était point sot : il comprit d’où venaient les coups et pourquoi on les lui portait. Il redressa sa taille courbée par le poids additionné des sacs, plongea dans les yeux de l’Engoulevent, qui se détournèrent, son franc regard, et lui dit :
« Bien du regret, monsieur Siméon. Le moulin est pour ma fille. Le père y est mort ; j’y suis né, et j’y mourrai, si Dieu le veut. »
À mots couverts, et avec des paroles qui plaignaient, – Siméon Hourdoul estimait tant le vieux meunier ! – il fit entrevoir les menaces, fit gronder son petit tonnerre. Mais le vieux demeura inflexible et le reconduisit avec sa hautaine urbanité d’honnête homme en face d’un bandit. L’autre se retira, mortifié mais patelin.
« Vous le regretterez peut-être, père Courbeyrou. »
Et il s’en fut, brinquebalant par les chemins son front trop lourd de canaillerie.
Il y eut, ce soir-là, réunion du conseil des Hourdoul au château du père, et de graves décisions y furent prises. »
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« Le père Courbeyrou n’avait qu’une passion, mais elle était enracinée en lui comme la vie : la chasse. C’était pour lui une ferveur, une joie ; traquer le lièvre dans les guérets, le suivre à la trace des bourres de poils qu’il laisse dans les sillons en s’empoignant avec la base ; l’épauler au déboulé et le bouler d’une gerbe de plomb infaillible ; lancer son chien dans l’inextricable ronce des coteaux ; comprendre son murmure entrecoupé quand il a senti le lapin, ses abois spéciaux de chien courant quand il le lève, savoir de quel côté l’animal débuchera, et l’y clouer d’un coup tonitruant de son fusil à broche plus vieux que lui ; connaître les remises où se tient la compagnie de perdreaux, en descendre deux ou trois d’un doublé, au lever des sainfoins, avant qu’ils n’aient le temps de se dérober, par un long vol plané, jusqu’à l’autre versant lointain de la vallée ; tenir l’affût à la tombée du jour, durant les grises journées d’hiver au bord des ballastières, des « emprunts » comme on dit en agenois, et tirer au passage le vol triangulaire des canards à col vert ou des sarcelles rasant l’eau ; casser au lever de l’aurore une poule d’eau dans les joncs de la Martinière ; quelquefois, forcer le renard voleur de poules, et l’enfumer dans son terrier, pour rapporter à la jeune fille une fourrure pour les jours froids. »
(À suivre)
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(André Armandy, in Le Gaulois, journal de la défense sociale et de la réconciliation nationale, cinquante-huitième année, troisième série, n° 16798, mardi 2 octobre 1923 ; cette nouvelle a été reprise en volume dans le recueil Soho, Paris : Alphonse Lemerre, 1931)





























