Un article de la Revue, qui porte ce sous-titre hardi : Communications interplanétaires, examine sérieusement la question du transfert d’une planète dans une autre et déclare la solution possible, si on arrivait – grâce à l’utilisation de l’énergie intra-atomique, révélée par les phénomènes du radium – à obtenir des vitesses supérieures à toutes celles connues jusqu’ici.
Avec une translation de 46 kilomètres à la seconde, une promenade dans la Lune, avec retour, durerait environ quatre heures ; un voyage à Vénus ne demanderait que dix jours.
Or, l’appropriation pratique des nouvelles découvertes sur la radio-activité n’est pas jugée irréalisable par certains savants, entre autres M. Gustave Le Bon, qui écrit : « La science est à la veille de capter ces énergies dont on ne soupçonnait pas l’existence et de rendre ainsi inutile l’extraction de la houille. »
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Pourquoi pas, après tout ?
N’aurait-on pas bien étonné ceux d’entre nous qui sont nés vers la seconde moitié du quatorzième siècle, en leur révélant, en leur annonçant les inventions dont la pratique est devenue courante aujourd’hui pour nous ? Qu’aurions-nous pensé si quelque prophète de rêve, se dressant devant notre enfance ébahie, lui avait dit : « Un jour, les deux pieds de l’homme, appuyés sur un mécanisme de pédales, lui feront parcourir six mètres avec le même effort de muscle nécessaire pour avancer aujourd’hui de cinquante centimètres, – et cet instrument s’appellera la bicyclette. Un jour, décuplant cette rapidité, il pourra, sans l’aide des rails et de cette vapeur dont tu entends vaguement parler en ce moment, franchir soixante, quatre-vingts, cent kilomètres en une heure ; – et tu connaîtras l’automobile. Un jour, en approchant ton oreille et ta bouche d’une plaque en apparence inerte, tu pourras parler avec un ami à Marseille, à Londres, à Berlin, plus tard à New-York et à Pékin ; tu entendras sa voix frémir comme si elle résonnait près de toi ; – et tu te serviras du téléphone. Un jour, à travers les moires de l’air, courant sur la surface lisse ou tourmentée des vagues, ta dépêche livrée à l’espace traversera l’atmosphère, viendra se poser sur les antennes d’un paquebot, au large, reprendra de là son vol pour atteindre quelque lointain continent ; – et ce sera la télégraphie sans fil ! »
Notre enfance, pourtant préparée par les récits merveilleux de Jules Verne, serait demeurée incrédule. Elle était accoutumée, résignée, – quoi qu’on en ait dit, – à l’idée de l’impossible, et les grands espaces blancs, signifiant à la Légende « régions inconnues, » parsemaient encore nos cartes d’Afrique. Aux lieux où figurent aujourd’hui la tache bleue du lac Tchad, les hachures des monts Borkou, les points indiquant des villes comme Yola ou Agadès, on ne voyait que du vide et l’on m’enseigna quelque temps que le centre de cette partie du monde n’était que le lit d’une ancienne mer desséchée, un océan de sable inhabitable, désert.
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Pourtant, – et c’est pourquoi des hypothèses comme celles qui m’occupent ici ne peuvent laisser indifférents ni l’artiste, ni le penseur, ni le public, – pourtant, la notion de l’invraisemblable est une de celles qui précèdent toujours la vérité d’une découverte. Pas loin de nous, il y a juste un siècle, je trouve à mon effarement, dans les Mémoires de Metternich, l’idée du submersible employé comme engin de guerre. C’est au moment où les esprits s’échauffaient en France à propos de la descente en Angleterre. Le diplomate mande à sa femme : « Les projets les plus insensés se forment ; un certain Tillorier veut passer en ballon ; un nommé Garnier en patins élastiques ; un troisième prétend avoir inventé une espèce de bateau pour passer sous l’eau et par conséquent ne point être vu. »
Mais les rêveries des poètes, les spéculations des chercheurs n’ont-elles pas, par avance, tout imaginé ou tout prévu ? Lucien, cette façon de chroniqueur du deuxième siècle, voyage dans les étoiles, aborde au pays de la Lune, suit la grande route du Zodiaque, passe entre les Hyades et les Pléiades ; Sancho, qui croit traverser les airs sur son cheval de bois, nous fait, les yeux bandés, un cours complet d’astronomie populaire au seizième siècle ; Cyrano nous emmène dans la Lune, dans les pays du Soleil, et les moyens proposés par lui pour s’élever décèlent, sous la forme d’ailleurs la plus fantaisiste, une connaissance approfondie des lois de la physique et de la chimie qu’il ne faut pas s’étonner de rencontrer chez l’élève de Gassendi. Villiers de l’Isle-Adam enfin, dans ce livre prodigieux, mystérieux, tronqué, inachevé, artificiel, comme son héroïne même, l’Ève future, a prédit, expliqué, démontré le phonographe, le cinématographe, le théâtrophone, sans compter les inventions encore « en puissance, » comme le dessin à distance ou la transmission fluidique de la pensée.
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On ira donc peut-être un jour vers les astres, on reviendra des étoiles sans avoir passé par les portes de la mort. On connaîtra l’autre face inconnue de Séléné, on saura ce que signifient les canaux méthodiques de Mars, les anneaux singuliers de Saturne, les zones de Jupiter, les phases de Vénus et les rêveries le soir, sur les terrasses balustrées, au milieu du scintillement d’or de la nuit, seront documentées ; quelque voyageur nous dira sa déception sur l’« éblouissante Tycho, » la maussaderie de sa traversée sur « la mer des Humeurs » ; un autre, moins banal, nous révélera les mœurs des Marsiens et les travaux ingénieux qui transforment périodiquement leur globe ; un autre encore peut-être nous égaiera avec les fantaisies des satellites de Saturne. Tel s’écriera en montrant du doigt un endroit de l’espace : « J’étais là, telle chose m’advint, » et, peut-être, apprendrons-nous, horreur ! qu’un casino fonctionne dans la Grande Ourse.
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Eh bien ! ce jour-là, nous regretterons la terreur mystérieuse et sacrée qui maintenant encore nous émeut devant la palpitation de l’infini ; que deviendra l’humanité, quand elle aura touché le fond de toutes les choses, et n’est-ce pas le fruit le plus amer de l’arbre de la science que de n’avoir plus rien à ignorer ? Songez de quelle admirable et quasi-divine poésie était l’aspect de l’océan, alors qu’on ne pouvait savoir ce qu’il y avait derrière ses horizons bleus ou gris. Pour les uns, c’était un fleuve immense enserrant la terre, et dont les flots se confondaient avec les nues ; pour d’autres, c’étaient les terres des morts, qui s’étendaient au-delà, et l’œil s’y fatiguait à suivre la trace des vaisseaux aux voiles orientées, que les druides lançaient à certaines époques sur la mer, vaisseaux vides, mais chargés d’âmes cinglant vers l’inconnaissable. Les terreurs des matelots de Colomb sont effroyables et sublimes : tantôt ils croient à l’existence d’une mer d’herbes qui va les enliser, et les longues algues des Sargasses se massent contre l’étrave des caravelles, semblant confirmer la légende ; tantôt ils consultent ces cartes de Mercator, où les projections des latitudes se réunissent et se concentrent en un point signalé comme un gouffre sans fond ; ou bien ce sont les traditions qui dressent sur un roc des Canaries une monumentale statue de bronze, la main levée pour arrêter les audacieux et les découvreurs.
… Ils se penchent à l’avant, interrogent l’écume, voient filer le long de la coque des bois sculptés où la main de l’homme se révèle ; un feu naît au loin dans la nuit, des parfums de fleurs volent dans l’air : les navigateurs se voient en Chine, aux Indes… et leurs proues s’engravent sur les plages du Nouveau-Monde. – Hélas ! depuis qu’ils en ont fait le tour, comme la Terre est devenue plus petite !…
Autrefois, elle s’arrêtait aux ondulations violettes de la forêt hercynienne, aux steppes neigeux des Scythes, aux sables jaunes de Lybie, aux plaines arides des Parthes. Si Hannon tente un périple, il ne fait guère que caboter au-delà des colonnes d’Hercule sur les côtes d’Afrique ; le plus ancien voyage connu, celui des Argonautes, nous révèle une géographie fantastique ; l’auteur, qui écrit vers 200 ans avant Jésus-Christ, – deux siècles après Aristote et Platon, – croit que le Danube, le Rhin et le Rhône ne sont qu’un seul et même fleuve et fait passer la nef « Argo » du Pont-Euxin dans l’Adriatique. Cependant, Néron s’inquiète de savoir d’où vient le Nil et le centurion envoyé par lui remonte jusqu’aux marais immenses au milieu desquels se groupent les huttes de Fashoda. Pline nous a raconté son voyage. Mais qu’importe au peuple-roi ces contrées où grouillent les barbares ! Ce qui mérite d’être appelé la terre, c’est seulement les lieux où l’on adore le nom de César et où l’encens fume devant les aigles dorées des enseignes !
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Nous voulons savoir et déjà, quand les pôles de la Terre demeurent encore inconnus, notre désir se lève vers le ciel. Cependant, sans le christianisme et l’influence de sa morale, serions-nous plus intelligents, serions-nous meilleurs que le Grec Apollonius pour qui l’Ister – notre moderne Danube – se jetait à la fois dans l’Adriatique et dans la mer Noire, que le Latin Sénèque, dont toute la présomption allait à supposer une île plus lointaine que Thulé ?
Toutes les énergies qu’on nous promet ne parviendront jamais à envoyer l’homme vers « l’Alpha » du Centaure ou l’Ophinchas de la constellation d’Hercule. Mais son désir et son rêve peuvent l’y porter et c’est dans cette puissance que sa grandeur réside.
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(François de Nion, in L’Express de Saône-et-Loire, journal républicain du matin, troisième année, n° 16, mardi 16 janvier 1906 ; illustration de Jean-Jacques Grandville pour Un Autre Monde, Paris : Henri Fournier, 1844)