Introduction à une étude sur la littérature fantastique
Une plaidoirie pour le merveilleux
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par DANIEL TERVAL
I. INTROÏT
Un homme, la nuit, en rencontre un autre. Simple rencontre fortuite au hasard du brouillard qui englue cette nuit comme beaucoup de ses pareilles. C’est une nuit d’automne où les pas s’étouffent et chuintent sur le trottoir mouillé. De banales coulées de lumière jaune tombent des réverbères alignés dans la rue silencieuse. Jaillis du brouillard, les deux hommes se sont retrouvés face à face. Ils s’étonnent et, un instant, ils demeurent figés, se regardant avec un bizarre sentiment de crainte et de dépaysement. Puis ils repartent, chacun de son côté, sans se retourner. Mais l’un de ces personnages est un poète. Dans celui qu’il a rencontré, il a cru voir vivre en une seconde tous les démons et les sortilèges de la nuit, et, rentré chez lui, l’impression subsiste. Au lieu d’aller dormir, il s’assied devant sa machine à écrire et commence une histoire inquiétante où respirent sourdement toutes les noires ambiguïtés des ténèbres. Voici en effet le point de départ d’une de mes nouvelles fantastiques et comme, depuis des années, j’étudie cette littérature trop souvent décriée, – la plupart du temps sans raison valable, – je profite de ces colonnes pour me lancer dans une étude – certes tout autre qu’exhaustive – sur les principaux auteurs qui ont fait la gloire de ce genre à tort dit mineur par des esprits « raisonnables. »
La littérature fantastique
Pour commencer, a dit quelqu’un, rien ne vaut une définition. La voici : On appelle littérature fantastique un genre littéraire qui fait intervenir un ou plusieurs éléments surnaturels dans un climat plus ou moins réel (J’insiste sur le mot surnaturel : sans lui, pas de véritable fantastique).
Si Baudelaire a eu raison en disant : « Le Beau est toujours bizarre, » alors la littérature fantastique ne sera plus la Vilaine en habit de Nuit qui pleure par les ténèbres de grand vent, mais la Reine noire et rouge des nuits blanches.
Même avec la restriction du surnaturel, nous nous trouvons en face d’un travail de romain, puisque, de tous temps et dans tous les pays, l’homme a voulu s’émerveiller et se faire peur. Car l’art de faire peur est pur comme les vieilles légendes. Nous y voici : les vieilles légendes !…
Il en est de bleues comme les nuits pimentées où les merveilles se révèlent aux yeux des hommes extasiés ; alors les Éternelles se donnent aux Éphémères et la vie s’enfuit de ses pesantes dimensions ; il en est de lumineuses où les fées triomphent des enchanteurs et où la vertu trouve son compte ; mais il en est de noires aussi comme la plus ténébreuse des nuits où rôdent inlassablement tous les démons que libère la mort du soleil : les goules, les vampires, les stryges, les loups-garous, les magiciens démoniaques, Satan lui-même et son cortège de monstres, les fantômes, les gnomes, les Incubes et les Succubes prennent possession du monde et leur empire s’étend sur les humains terrifiés jusqu’au retour du matin.
« Do you not know that tonight, when the clock strikes midnight, all the evil things in the world hold sway? Do you know where you are going, and what you are going to? » (Bram Stoker)
Oui, tous les pays ont leurs légendes, qu’elles soient de simples contes aimables qu’on se rapporte de génération en génération ou d’abominables récits de terreur nés de superstitions profondément enracinées dans l’âme humaine. Voici le point de départ de la littérature fantastique (böse Kobolden). Les noms changent, mais les monstres demeurent. Qu’ils se nomment upiers, oupires, katakhanès, brocolaques, norferats ou vourdalaks, les vampires sont toujours avides du sang des vivants et gardent leurs sinistres privilèges. En parlent tous les démonologues : Dom Calmet, Montague Summers, Collin de Plancy, l’abbé Migne, Charles Lamb, etc.
Des mystérieux pouvoirs de la Mandragore – la racine à forme humaine – aux maléfiques expériences des sorciers, la tradition conserve vivante la crainte des puissances des ténèbres.
C’est un nouveau monde à découvrir et à explorer.
Lectures d’adultes
J’ai borné mon étude d’une part aux Contes de Fées et d’autre part à la Science-Fiction, qui est en elle-même un embranchement du Fantastique si touffu et si spécialisé que, pour bien faire, il faudrait lui consacrer de nombreux chapitres à part. Il en va de même pour les Contes de Fées.
Pourtant, je ferai souvent allusion à ces deux aspects du sujet qui nous occupe, car le genre n’est pas si nettement défini qu’il n’ait ses prolongements dans l’un ou dans l’autre. Partis des fantaisies – le plus souvent innocentes – des Contes de Fées, dont beaucoup, fort injustement méprisés, devraient être lus plus souvent par les adultes, je pense ici entre autres aux œuvres d’Andersen, de Perrault, des Frères Grimm, aux Contes des Mille et une Nuits, – qui certes dépassent le cadre des Contes de Fées, – et aux exquis joyaux d’Hégésippe Moreau ; – partis des innocentes fantaisies des Contes de Fées, disais-je, nous cheminerons sur des routes de plus en plus étranges ou merveilleuses pour aboutir finalement dans les univers inquiétants bâtis par les aberrations de Poe, de Lovecraft, de Bouquet ou de Machen. Des aimables et remarquables poèmes en prose de Lewis Carroll aux brumes de Bram Stoker et de Sheridan Le Fanu, nous parcourons des pays si divers que notre esprit se retrouve soudain dans les limites indécises des frontières de la nuit.
Prosper Mérimée – lui-même auteur fantastique et non des moindres – exprime cette sensation dans son Essai sur Nicolas Gogol – également un des maîtres du genre – : « Du bizarre au merveilleux, la transition est insensible et le lecteur se trouvera en plein fantastique avant qu’il se soit aperçu que le monde est loin derrière lui. »
D’extraordinaires écrivains
Nous ferons connaissance au fur et à mesure de leur apparition dans ces colonnes avec d’extraordinaires écrivains dont la vie fut également un fantastique roman : Poe, qui dormait toutes les lumières allumées, tellement le harcelait la peur des ténèbres ; Hoffmann retrouvant dans ses rêves ses propres phantasmes littéraires ; Sheridan Le Fanu halluciné par un cauchemar toujours semblable ; Ambrose Bierce obsédé par la haine de sa famille ; Lovecraft vivant dans une mythologie répugnante dont il jugeait la réalité indéniable, et si malheureux, si pauvre, « parce qu’il était d’ailleurs… »
Il a bien fallu choisir un ordre pour présenter les auteurs les plus remarquables de cette forme de littérature… J’ai donc pensé qu’il serait bon de traiter un pays après l’autre et de parler des écrivains les plus représentatifs qui, dans la région considérée, ont fait la gloire du genre qui nous occupe.
Notre premier chapitre se nommera « L’Amérique hallucinée, » il essayera de voir par le bon bout de la lorgnette les plus grands auteurs fantastiques américains dont je ne citerai à présent que Washington Irving, Edgar Allan Poe, Fitz-James O’Brien, le plus américain des Irlandais, Henry James, le plus anglais des Américains, William Austin, Ambrose Bierce, Howard Phillips Lovecraft, Ray Bradbury et Richard Matheson.
Nous plongerons dans un océan où tout n’est pas noir, au contraire ! La grâce la plus divine et la beauté la plus triomphante y ont bien sûr leur place. L’absurde et le grotesque aussi. L’étonnement n’est pas fait seulement de peur mais également d’émerveillement.
Et j’espère que cette modeste plaidoirie sera celle d’un bon avocat qui défend de son mieux un art qu’il aime.
Introduction à une Étude sur la littérature fantastique (suite)
L’Amérique hallucinée
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par DANIEL TERVAL
LES PIONNIERS DU RÊVE
Le vent siffla lugubrement dans les arbres du parc, une bûche résineuse éclata dans la cheminée à l’ancienne mode… Le révérend M…, un verre de brandy à la main, eut un sourire de bon augure et le docteur R…, satisfait, reposa le livre rouge sur la table basse, juste à côté de la bouteille déjà aux trois quarts vide.
« Tout à fait significative, cette histoire de fantômes, n’est-ce pas ?
– Oui, dit le révérend, mais assez maladroite, mon cher… Washington Irving a fait bien mieux que ce « fiancé fantôme » qui, au fond, n’est qu’un mystificateur. Je préfère son Rip van Winkle. Un fantastique discret y permet une satire politique d’une extrême finesse. Quoi de plus charmant que ce brave homme qui s’endort dans ses collines sous l’occupation anglaise et qui, un beau jour, se réveille en plein régime républicain. Irving fut notre premier auteur fantastique…
– Avec William Austin.
– C’est exact ; quelques années à peine séparent leur date de naissance. Irving, New-York, 1783 ; Austin, Lunenburg, Massachusetts, 1778.
– 10 sur 10… Avez-vous lu le « Grand Prieur de Malte » et « l’Aventure d’un Étudiant allemand » ?
– Certainement. Comme dans la plupart des œuvres d’Irving, on y sent encore l’influence européenne. Ses contes d’un Voyageur et ses contes de l’Alhambra, beaucoup d’entre eux touchent au genre qui nous occupe, donnent souvent cette impression d’importation.
– Pour ma part, excusez-moi d’interrompre votre dissertation, je pense que « Peter Rugg, le disparu » est une des histoires les plus impressionnantes de William Austin ; cette chevauchée d’apocalypse de cet homme condamné à courir l’Amérique sans jamais retrouver sa maison, prend parfois une allure d’épopée, » déclara le docteur R… et il prit un autre cigare dans le coffret de bois laqué.
« Ce diable d’homme nous a certes beaucoup intéressés avec ses Lettres de Londres et son New England Galaxy, mais j’avoue une nette préférence pour Hawthorne et son romantisme.
– Nathaniel Hawthorne !… Contes contés deux fois, Mousses d’une vieille maison, La Lettre rouge, Le Faune de Marbre !
– Arrêtez-vous !… Vous allez dépasser le cadre de notre littérature ! Ce Gérard de Nerval américain nous amène tout droit à Poe. Sincèrement, je trouve sa réputation surfaite ; sa gloire a rejeté dans l’ombre de grands auteurs qui méritaient bien mieux ! On s’accorde pour trouver du fantastique dans n’importe laquelle de ses nouvelles, alors que souvent il ne s’agit que de bizarres cas d’obsession. D’ailleurs, lui-même avait tellement peur des ténèbres…
– Je vous arrête ; je pourrais vous citer en deux minutes au moins douze de ses contes où, selon votre fameuse définition, intervient un élément surnaturel : « Metzengerstein, » « William Wilson, » « La Chute de la Maison Usher, » « Les Souvenirs de Monsieur Auguste Bedloe, » « Le Portrait ovale, » « Le Masque de la Mort rouge »…
– Bien sûr, bien sûr, je ne marchanderai pas mon admiration pour lui, mais ce n’est quand même pas Poe qui a inventé la littérature fantastique américaine ! Parlons de son disciple, le merveilleux Fitz-James O’Brien, cet Irlandais émigré, de la race des Sheridan Le Fanu. Si sa vie fut courte (1828 à 1862, puisque vous et moi, nous aimons les précisions !), son art montra des perfections subtiles. Si grande est, à mon avis, son importance dans le genre, qu’il mériterait une place en vue à côté de Poe, de Hawthorne et des autres que nous avons cités. Chacun a lu sa nouvelle « Qu’était-ce ? » dont le thème inspirera plus tard à Maupassant son fameux « Horla » ; il fut sans doute le premier à employer le monstre invisible. Vous connaissez comme moi les vampires de « la Chambre perdue, » la bouteille aux âmes et les statuettes maléfiques du « Forgeur de Merveilles » et l’enchantement de « La Lentille de Diamant, » alors, comme moi, vous avez redonné à leur auteur le rang qui lui revenait dans la littérature fantastique. (1)
– Si vous me permettiez de placer un mot, dit le docteur R…, je dirais que notre Melville le marin nous a donné quelques jolis exemples de symbolisme fantastique, notamment dans son célèbre Moby Dick et dans Mardi et, profitant de ce que vous vous versez un autre verre de Brandy (vous buvez trop pour un homme d’église !), je vais sur-le-champ vous plonger dans l’extase en attaquant, avec un de vos favoris, je veux parler d’Ambrose Bierce, un nouveau chapitre de notre sujet.
– Ah ! Bierce, s’exclama le révérend, je donnerais tout Poe et tout Austin pour « la Mort d’Halpin Frayser » !
– Je trouve que pour un futur jardinier des plates-bandes célestes, vous manifestez beaucoup d’intérêt pour notre sadique national !
– Voici le fameux cliché : Bierce-le-Sadique !
– Avouez que la haine qu’il portait à sa famille avait quelque chose d’outrancier et de maladif, et que ses écrits ne sont pas justement la preuve d’un amour sans retenue pour ses pareils. Certainement, il possédait un réel don quant aux aphorismes : « L’égoïste est celui qui me parle de lui au lieu de me parler de moi… »
– Oui, Bierce ne fut pas un tendre, mais il faut dire à sa décharge que sa vie ne fut qu’un immense malheur : après une jeunesse pauvre, il fait divers métiers, opte pour le journalisme, se marie, est quitté par sa femme ; son fils aîné est tué dans une bagarre, son cadet meurt alcoolique ; dégoûté de tout, après avoir jadis participé à la guerre de sécession, il se perd dans les forêts mexicaines lors de la révolte de Pancho Villa, malade et abattu ; on ne le revoit pas. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans ses contes ses grands thèmes : mépris des hommes (c’est surtout une attitude défensive chez lui), haine de la famille, obsession de la mort, horreur de la violence (souvenir de la guerre de sécession : notamment dans « La Rivière du Hibou »), et cela aussi bien dans ses contes dits noirs que dans ses nouvelles d’épouvante. Il prend un malin plaisir à choquer le lecteur, souvenez-vous du début de « L’imparfaite Conflagration » : « Un beau matin de juin 1872, j’assassinai mon père, ce qui à l’époque me fit une profonde impression. » Tout cela fait de Bierce un des maîtres de l’humour noir et de la littérature fantastique. Ses recueils de nouvelles : Au cœur de la vie, Est- ce possible ? Histoires négligeables et son Dictionnaire du Diable, dont vous citiez tout à l’heure un extrait, n’expliquent pas pourquoi il est aussi peu lu. (2)
– Tout de même, dit sentencieusement le docteur R…, nous allons un peu vite en besogne. Il me semble que nous oublions beaucoup de monde ! Je vous soupçonne fort de vouloir passer sous silence le nom de Henry James !
– Cet Anglais !
– Ne maniez pas le sophisme, mon cher ; s’il est mort anglais, il est né américain… Vous paraissez le considérer comme un traître. — Avez-vous lu le « Tour d’Écrou » ?… C’est une histoire de fantômes anglaise, rien de plus !
– Oui, mais c’est aussi un des plus remarquables romans fantastiques qu’on ait jamais écrit. Je parie que vous n’avez pas lu « La vie privée » ou « La vraie chose à faire. » (3)
– Non. De toutes façons, je n’aime pas James. Qu’il repose en paix !… Par contre, je goûte fort certaines compositions plus modernes, comme « Lakundoo » de White. Edward Lucas White né en 1866, mort en 1934.
– Je sais… Une très jolie histoire de sorcellerie africaine qui, par son thème horrible et fascinant, sort nettement des sentiers battus.
– Et maintenant, dit le révérend, je vous laisse la parole… Lovecraft, Merritt, Bradbury…
– À condition que vous me fassiez votre cours habituel sur vos poulains : Matheson, James Blish, Robert Bloch, Mildred Clingerman, et les autres que j’oublie. Encore un cigare, révérend ?
– Merci… »
La petite flamme du briquet jaillit ; dehors, succédant aux gémissements pénibles du vent, la pluie s’était mise à tomber doucement, comme à regret. Quelques fantômes s’égarèrent dans la fumée du tabac filant vers le plafond, pareils à des rêves subits et passagers. L’homme d’église se leva, marcha vers la porte-fenêtre aux rideaux pesants. L’étoffe soulevée, il contempla un instant le parc ténébreux, puis il se tourna vers son ami :
« Parlez-moi donc de Lovecraft ! » dit-il.
(Le mois prochain : Les Dieux endormis)
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Note n° 1 : Fitz James O’Brien. Qu’était-ce ? (nouvelles) Éditions Robert Marin ; traduction de Jacques Papy.
Note n° 2 : Ambrose Bierce. Histoires impossibles, Grasset ; Morts violentes, Grasset ; Le Dictionnaire du diable, Éd. les quatre Jeudis ; Contes noirs, Éric Losfeld ; traductions de Jacques Papy.
Note n° 3 : Henry James. Le Tour d’Ecrou, Éd. Stock ; traduction de M. Le Corbeiller.
Pour le lecteur soucieux de précisions, nous donnons ici les dates des auteurs cités pour qu’il puisse les replacer dans leur époque : Hawthorne : 1804-1864 ; Poe : 1809-1849 ; Melville : 1819-1891 ; Bierce : 1824-1914 ; James : 1843-1916.
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Introduction à une étude sur la littérature fantastique
ou une plaidoirie pour le merveilleux
L’Amérique hallucinée
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par DANIEL TERVAL
LES DIEUX ENDORMIS
Le Docteur R… eut une expression quasi extatique et sa main, en un mouvement oratoire, éloigna de ses lèvres le verre d’alcool. Comme un conférencier sûr de ses effets, il laissa couler un peu le sable du temps, se donna le loisir de faire quelques ronds de fumée, tandis que la Révérend M… revenait vers le centre du salon.
« N’allez pas plus vite que les horloges, dit-il ; avant Lovecraft, il y a eu Abraham Merritt ! C’est lui qui, par ses œuvres, convertit l’auteur de « La Couleur tombée du Ciel » à la religion d’écrire. Les mondes hallucinants qui tourbillonnent dans leur œuvre ne sont pas si loin les uns des autres. Tous les deux étaient habités par l’image des anciens dieux et des créatures qui, jadis, bien avant le règne de l’homme, étendaient sur l’univers une toute-puissance absolue et ténébreuse. Lovecraft les appelle les Grands Anciens. Merritt reste plus secret. Ce passionné d’archéologie (il fit d’intéressantes et fructueuses recherches près de Chichen-Itza) connut tôt la gloire et une fortune confortable le mit à l’abri du besoin. Dès l’année 1917, son succès est assuré. Il publie des nouvelles fantastiques et des ouvrages de science-fiction. Dans son œuvre, les mythes obscurs, les démons et la sorcellerie tiennent une place de premier plan, ce qui fait que les deux genres se confondent le plus souvent : Ishtar, Nergal, le peuple de MU, la terre disparue, les prêtres du Mal ; il y a tout cela chez lui et plus tard, chez Lovecraft, on retrouvera ses univers parallèles et ses autres dimensions où grouillent des forces démoniaques. Devenu directeur de l’American Weekly en 1938, il n’aura plus à se préoccuper de la matérielle jusqu’en 1945, année de sa mort. Chez Merritt, l’univers est moins noir, moins irrémédiablement meurtrier et étouffant que chez Lovecraft. Ses plus belles œuvres (Le vaisseau d’Ishtar, Le Visage dans l’Abysse, Dwellers in the Mirage…) sont pourtant moins lues que celles de son disciple qui, à l’heure actuelle, semble avoir, post mortem, dépassé la notoriété de son maître.
Pour Lovecraft, il n’y a ni victoire possible pour l’homme opposé aux terrifiantes déités de la nuit, ni pardon à espérer. Il est appelé à disparaître au jour d’épouvante, quand les démiurges endormis se réveilleront. Quand Azathoth ou Cthulhu régneront sur le chaos, quand les villes mortes, cyclopéennes, de R’lyeh et de Khem reviendront à la vie, quand Shub-Niggurath, le Bouc aux mille chevreaux, et le rampant Nyarlathotep retrouveront leurs privilèges, les humains, créés pour un jour par jeu ou par erreur (by joke or by mistake,) retourneront à la poussière sans sursis ni rémission.
– Et le fameux Necronomicon de l’Arabe fou Abdul Alhazred ?
– Oui, c’est un fait bien connu que Lovecraft citait souvent dans ses livres des ouvrages d’ésotérie, notamment ce fatal Necronomicon parfois demandé dans les bibliothèques ; or, ce volume qui contient d’innommables secrets sur nos abominables prédécesseurs, n’exista que dans son imagination féconde. Je vais d’ailleurs vous lire un passage de la nouvelle « Celui qui hantait les ténèbres, » où il est question de quelques échantillons de littérature à ne pas mettre entre toutes les mains : « … ces volumes renfermaient les secrets et les formules redoutables des temps fabuleux antérieurs à l’existence de l’homme : une traduction latine du Necronomicon, le sinistre Liber Ivonis, l’infâme Culte des Goules du Comte d’Erlette, l’Unaussprechlichen Kulten de von Juntz, et le De Vermis Mysteriis de Ludvig Prinn… » (4)
– C’est grâce à son collaborateur et ami August Derleth que nous possédons tant d’ouvrages inoubliables de sa plume.
– En effet, car le malheureux Howard Phillips Lovecraft, incapable de s’adapter à ce monde, inapte à toute profession, mourut en 1937 comme il avait vécu, épouvanté, incompris et misérable. Il laisse une œuvre vaste et effrayante, une Olympe infernale où les monstres abjects président un banquet de carnage et de folie. »
LE MAGICIEN DES JOURS PERDUS
« Et notre grand Ray Bradbury ?
– Dieu le garde en vie ! Ce n’est pas un homme ; c’est un magicien des mots, un poète venu du soleil ! On l’a surnommé le « Roi sans Couronne » de la science-fiction, et bien qu’il soit opposé à la science, ce titre, il le mérite. Des Chroniques martiennes au Pays d’Octobre, il prouve qu’il est un des plus brillants écrivains actuels. Science-fiction, fantastique ? oui, mais ce que l’on découvre surtout chez lui, c’est une inspiration et un talent qui échappent à toute classification. Craintif devant le Progrès, méfiant en face d’une science responsable de l’homme-automate et principalement destructive, il regrette un passé irrévocablement perdu qu’il poursuit cependant avec sa plume rêveuse. Bradbury, un jour, nous est tombé du ciel et la Terre y a gagné un nouveau soleil. Buvons à cet Orphée victorieux ! »
VAMPIRES, PATHOLOGIE ET TENDRESSE
« Ce toast me rappelle les belles soirées du passé, dit l’homme d’église, lorsque nous allions à Broadway assister à la représentation théâtrale de Dracula, ce très britannique vampire slave de Bram Stoker. Vous vous souvenez du visage de Bela Lugosi ?… Ce Hongrois me donnait la chair de poule avec ses longues canines et sa cape noire !
– Cela fait que l’Angleterre, l’Amérique, la Hongrie et la Transylvanie se partagent le prince des buveurs de sang ! Je donnerais tous les vampires pour un sourire de Dracula !
– Mais Richard Matheson !… Voyez-vous, docteur, quand j’ai ouvert son livre le plus extraordinaire, Je suis un Légende, j’étais un peu sceptique : on m’avait tant parlé de ses mérites et j’en avais tant disserté sans les connaître, que j’avais presque peur d’être déçu. Mais non ! Toutes mes craintes furent balayées : ce livre est, comme l’indique la phrase publicitaire, « le roman le plus terrifiant que j’aie lu. » J’ai connu par mes lectures toutes sortes de vampires et de goules, du Comte Dracula à la Vierge de Hongrie, des Gentlemen de la Mort aux Carmilla en robe de soirée, mais jamais je n’ai effleuré de pire horreur que celle dans laquelle est plongé Robert Neville, le principal personnage du livre. Que va devenir cet homme – le dernier – dans un monde où, par une infernale mutation, tous ses pareils sont devenus buveurs de sang ? Le vampire n’est plus une invention poétique et morbide : Dracula est devenu l’épicier du coin, l’ancien partenaire à la belote, la barmaid du boulevard, et vous, pauvre malheureux, unique survivant, vous les entendez vous appeler chaque nuit. Les femmes font des gestes obscènes pour vous attirer au-dehors et vous vous bouchez les oreilles pour ne plus entendre les cris de vos anciens frères de race qui ne demandent qu’à devenir vos frères de sang !
Et j’en viens à James Blish et à Robert Bloch.
– Ah, James Blish ! Je me souviens d’un pianiste aux oreilles pointues !
– C’était dans « There Shall Be No Darkness, » Jarmoskowsky, le loup-garou, ce mélange de douceur et de bestialité, de sensibilité artistique et d’instinct meurtrier !… Rappelez-vous aussi « Le Livre de Vie, » ce conte pétri d’une peur sourde de la même essence que celle qui se dégage de « J’embrasse ton ombre » de Robert Bloch. Ce dernier ne cesse d’osciller entre l’horreur (« Votre dévoué Jack l’Éventreur, » « L’Âge tendre ») et le canular (« Cher Fantôme ») ; il est d’ailleurs assez symptomatique que tous ces auteurs s’attachent autant à la science-fiction qu’au fantastique proprement dit. Il en est de même des maîtres de l’anticipation scientifique américains tels que Van Vogt, Sturgeon, Asimov ou le regretté Henry Kuttner. Et il est à remarquer que de grands auteurs de la nouvelle littérature américaine se sont livrés à des approches fort réussies du genre qui nous intéresse ; je pense surtout à Truman Capote et à William Goyen. Finissons avec Mildred Clingerman, qui nous change un peu des monstres et des maléfices. Car nous voici au pays des songes ; tout est possible, nous voyageons dans un monde en demi-teinte : merveilles, féeries discrètes ; toute la féminité de ce charmant auteur, tout son talent nous transportent à des lieues et des lieues de notre indigente réalité. Les enfants méditent à la fenêtre et le cortège des splendeurs passe, secouant des larmes de pluie et de rosée. Elle nous offre avec ses contes (« Le Rêve, » « La Gare, » « Un Jour où soufflait comme un vent d’adieu… ») des recoins d’enfance et des pays introuvables ; pourtant, elle aussi n’échappe pas aux démons. »
Le feu soupira des craquements dans la cheminée ; dehors, le vent se remit à ses lamentations : un technicien de la Télévision fit signe aux interlocuteurs que l’émission « En direct d’une maison hantée » touchait à sa fin, et ils se hâtèrent de conclure : « Bonsoir, chers téléspectateurs, » dirent-ils en un bel ensemble.
Le mois prochain : Les Démons du Mandarin.
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Note n° 4 : On pense que Lovecraft, en créant le personnage d’Abdul Alhazred, s’inspira de la vie d’El Hallaj qui fut exécuté en 921 pour commerce avec les démons. Il prétendait connaître des secrets effroyables et il passait en fait pour un esprit supérieur très au courant des grands mystères mystiques.
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LECTURES :
LOVECRAFT : La Couleur tombée du Ciel, Présence du Futur, Denoël
Dans l’Abîme du Temps, Présence du Futur, Denoël
Par-delà le mur du sommeil, Présence du Futur, Denoël
Je suis d’Ailleurs, Présence du Futur, Denoël
Démons et Merveilles, Éd. des deux Rives
BLISH : Un Cas de Conscience, Présence du Futur, Denoël
MERRITT : Le Monstre de Métal, Le Rayon Fantastique
Le Gouffre de la Lune, Le Rayon Fantastique
MATHESON : Je suis une légende, Présence du Futur, Denoël
BRADBURY : Ouvrages cités chez Denoël, Présence du Futur, Denoël
TRUMAN CAPOTE : Un Arbre de Nuit, Gallimard
WILLIAM GOYEN : Le Fantôme et la Chair, Gallimard
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(Daniel Terval, in Le Pavé, journal des étudiants de Strasbourg, nouvelle formule, n° 2, 3 et 4, janvier, mars et décembre 1962)
☞ Malgré la suite annoncée, cette série d’articles s’interrompt malheureusement avec le n° 4 du Pavé ; même partiels, ils nous ont paru néanmoins constituer une initiation à la littérature fantastique suffisamment intéressante pour mériter une mise en ligne sur ce site.