DIEU OU L’AUTRE

ÉPILOGUES

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Il arriva plusieurs fois, au cours des premiers siècles de ce christianisme qui avait soi-disant rénové le monde, que les pauvres peuples, épouvantés de la tournure que prenaient les choses de ce monde, se demandèrent très sérieusement si ce n’était pas le Diable qui le régissait ou du moins s’il n’en partageait pas l’empire avec Dieu lui-même. Alors, dans leur effroi et dans leur prudence, ils adorèrent les deux principes, celui du bien et celui du mal. Et, pour mieux s’assurer la protection du Mauvais, ils se mirent à pratiquer toutes ses œuvres avec un entrain diabolique, cependant qu’à d’autres instants ils égrenaient force chapelets au pied des autels. Il y avait un grand désarroi dans les consciences. On ne m’étonnerait pas beaucoup si on m’apprenait que le manichéisme a refleuri pendant les jours que nous traversons. Dieu règne-t-il toujours en maître ? N’a-t-il pas été obligé de céder une partie de son pouvoir ? Peut-être quelques-uns se posent-ils ces questions déjà blasphématoires (à qui la faute ?), en attendant que se pose la question suprême : Aurait-il été détrôné et n’avons-nous pas pour Dieu Satan lui-même ? et en attendant surtout que les consciences, complètement dévoûtées, y répondent par l’affirmative. Flaubert conte que sa mère, honnête et droite personne, ayant vu mourir tout d’un coup sa fille, innocente nouvelle mariée, cessa tout à tout de croire en Dieu. On dira que cette femme n’avait pas l’esprit théologique. Sans doute, mais pour beaucoup de gens l’idée de Dieu se confond avec l’idée même de la justice. Ayant conscience de ne pas avoir fait de mal au Tout-Puissant, ils se demandent pourquoi le Tout-Puissant et leTout-Juste les a brutalement frappés du poing. Qu’aurait dit la mère de Flaubert si elle avait vu les soldats prussiens entrer dans sa maison, dénuder et violer sa fille sous ses yeux, ensuite l’étriper, ensuite mettre le feu à la maison et fusiller tous les voisins, tirer sur elle-même ou la rouer de coups et la laisser pour morte ? Elle aurait ressenti obscurément les sentiments que vient d’exprimer un poète américain, Benjamin de Casseres, qui s’est fait le juge de Dieu et qui lui reproche violemment les crimes sur lesquels s’est achevée l’année ! Ce morceau est d’un si grand mouvement lyrique que j’ai voulu le traduire. Le voici. Il rappelle certaines invectives de Maldoror, mais l’auteur n’est pas un Maldoror ; il ne le connaît peut-être pas. C’est un poète :

 

 

PATER NOSTER

 

1914

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Où es-tu, ô Dieu ? Viens et sois jugé, sois frappé, sois exécuté par moi. 

Où es-tu, ô Dieu ? Être subtil, être rusé, constructeur du Ciel et de l’Enfer, amant de l’Esprit et de la Matière, viens et sois jugé, sois frappé, sois exécuté par moi.

J’ai croisé à ta recherche jusqu’à cette heure à travers l’éternité. Viens et sois jugé, sois frappé, sois exécuté par moi.

Maintenant, en voilà assez, mangeur d’hommes, multiforme cannibale, molécule de l’assassinat, Thug dans la nuit.

N’y a-t-il pas assez de sang sur ton autel, n’y a-t-il pas assez de chair sur ta table, n’y a-t-il pas assez de puanteur sous tes narines ?

Maintenant il faut que cela finisse, poltron, fuyard, Borgia de l’Éternité, Iago de l’éther.

Anti-Dieu, je suis ; et je suis sur le toit de ton tabernacle mystique comme un voleur dans la nuit.

Anti-Dieu, je suis ; et je suis sur le seuil de ton secret comme une vengeresse Érynnie.

Anti-Dieu, je suis ; et je suis la langue des victimes de ta loi de Nécessité dont les gouttes de sang jonchèrent le monde pendant cette dernière année de ton règne.

Je te jette à la face les seins et les ovaires des femmes découpées par les mains de tes créatures.

Je te jette à la face une énorme poignée de testicules et de phallus arrachés par les mains de tes créatures.

Je te jette à la face les corps rôtis de petits enfants jetés au feu par les mains de tes créatures.

 

Auteur de la Vie et auteur de la Mort, écoute, oh ! écoute le tonnerre de ma haine !

Auteur de la Vie et Auteur de la Mort, écoute, oh ! écoute la prodigieuse malédiction que je prononce sur toutes tes œuvres.

Auteur de la Vie et Auteur de la Mort, écoute, oh ! écoute l’appel passionné de celui qui ne peut être trompé, qui ne peut être réduit au silence, qui ne peut être enchaîné par tes menaces.

 

Anathema maranatha sur ton éblouissant Cosmos, masque de ton perpétuel diabolisme ! Amen.

Anathema maranatha sur les jours de printemps et sur ceux de l’été, sur l’automne et sur les neiges de l’hiver, masques de ton perpétuel diabolisme ! Amen.

Anathema maranatha sur la race humaine, outil de ton perpétuel diabolisme ! Amen.

 

Maudite soit la Vie, cette stupide aventure !

Maudit soit le coït, ce stupide plaisir !

Maudite soit l’épée, cette stupide peine !

 

Tu as créé l’homme à ton image, et tu lui as donné un toit à porcs pour maison.

Tu as créé l’homme à ton image, et tu lui as donné la guerre pour apprentissage.

Tu as créé l’homme à ton image et tu lui as donné pour vin le sang de ses frères.

 

Apogée de notre amertume, apogée de notre martyre, l’égout et le vomissement des cycles de la vie te montent jusqu’aux fesses, Torquemada des cieux, perpétuel Néron de l’éternité.

 

Cependant les cœurs sensibles ont le droit de redire en minaudant :

 

Aux petits des oiseaux il donne la pâture

Et sa bonté s’étend sur toute la nature.

 

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(Remy de Gourmont, in Mercure de France, 1er mai 1915)