Sur le boulevard de Belleville, une foule badaude s’est amassée, ricanante, devant le magasin d’un oiseleur.

« Perroquets en vente depuis 10 fr. » porte un écriteau. Mais ce n’est pas l’emplumé bavard comme un vieux parlementaire que contemple le populaire. Non plus que le serin, d’un jaune à dépiter l’honorable renégat Biétry, ni le rouge-gorge plastronnant comme un soldat anglais à la poursuite de quelque Dolly Gray.

Non, l’animal que regardent les yeux ronds des flâneurs, figés dans une admiration béate et niaise, est un quadrumane comme vous et moi, un singe d’assez belle taille, au regard méditatif. Un regard dans lequel il entre certainement plus de pensée que dans les regards humains rivés sur lui !

Car eux, les spectateurs, en proie à une jubilation muette, ou émettant, à intervalles, quelque exclamation monosyllabique, comme s’ils avaient perdu l’usage du langage articulé, ne semblent pas même soupçonner le lien de famille qui existe entre eux et le captif. En quête de distractions quelconques qui leur fassent oublier la monotonie de leur vie animalisée, ils regardent, mais c’est tout. L’image emmagasinée par leur rétine ne se traduit pas en idées dans leur cerveau, où jamais l’effort de la pensée n’a creusé son sillon.

Le captif, au contraire, dans les curieux en arrêt de l’autre côté de la vitrine, reconnaît des congénères. Congénères plus grands, un peu plus forts, plus ou moins bien vêtus, tandis que lui, le parent pauvre, montre son entière nudité dans cette cage où il trouve juste la place suffisante pour se retourner.

Et il se demande pourquoi cette différence de situation. Pourquoi est-il, lui, le prisonnier ? Pourquoi sont-ils, eux, les êtres libres ?

Ce singe, moins laid certainement que François Coppée, et moins grimaçant qu’un évêque, n’appartient pas à l’une des grandes espèces anthropomorphes : orang, chimpanzé, pas même à celle du gibbon, cet orang américain qui pourrait bien être aussi un de nos collatéraux.

La circonvolution de Broca, siège du langage articulé, n’apparaît point particulièrement proéminente sous sa boîte crânienne ; enfin, il possède une queue, appendice considéré comme déshonorant par le vulgaire et comme stigmate d’infériorité par les savants. N’empêche que tout un monde de pensées se devine dans ses yeux bruns, pensées qui l’oppressent d’autant plus que nulle parole ne peut les traduire.

Ému de pitié, car sa vue me rappelle que, moi aussi, j’ai été captif dans des cages, à la vérité moins étroites, je contemple alternativement l’animal et les humains. Non, ma foi, la différence n’apparaît pas à l’avantage de ceux-ci.

Aucun sentiment de compassion ne s’éveille en eux pour cet être arraché à la vie libre des forêts et exposé sous ces barreaux qui l’écrasent à la curiosité des oisifs. Pas la moindre idée que les arrière-ancêtres du singe se relient à la même souche que les nôtres. Et l’on ose parler de la voix du sang !

Un jeune ouvrier en balade regarde l’encagé avec le sourire ironique de l’être supérieur qui peut fumer des crapulos, boire sans soif et lire la Patrie. Malheureux inconscient, sais-tu si quelque cage ne s’ouvrira pas pour toi aussi le jour où, méprisé, écrasé, traité à ton tour en être inférieur par des humains mieux vêtu que toi et au langage plus correct, tu auras émis la prétention de vivre leur égal !

Une jeune et belle fille se tord d’un rire niais qui signifie : « C’est drôle, un singe ! » Pauvre fille, que de singes tu rencontreras dans la vie, à commencer par le cavalier qui te séduira par ses cabrioles et ses déhanchements, quelque samedi soir, dans un bal de carrière ! Certes, tu te crois bien supérieure à l’animal velu qui halète sous tes yeux, mais un jour viendra où tes fraîches couleurs s’effaceront, où ta beauté ne sera plus qu’un souvenir et où la misère, la brutalité peut-être du mâle t’auront fait tomber à la vie morne des bêtes.

Arrive un cuirassier, l’air vainqueur comme il convient à quiconque porte un sabre. Lui aussi toise dédaigneusement le captif, méprisable cercopithèque qui, dans sa cage, ne soupçonne pas les sublimités de la caserne, de la théorie et de la manœuvre.

Sur le trottoir opposé, passe une petite demoiselle, tout de blanc vêtue et enveloppée dans de longs voiles. Elle a une minute d’hésitation ; sans doute voudrait-elle se joindre au rassemblement qui l’intrigue, prendre sa part du spectacle extraordinaire qui fascine tous ces gens. Mais elle n’est pas seule ; des personnes graves, de l’un et l’autre sexe, l’accompagnent ; sur elle est fixé l’œil de la société humaine, religieuse et correcte. Dieu merci, on n’est pas des singes ! Et la petite demoiselle, compassée comme si elle s’était empalée sur un paratonnerre, s’éloigne avec la dignité et le détachement des choses mondaines, convenant à celles – ou ceux – qui, pour la première fois de leur vie, viennent d’avaler un pain à cacheter.

Au milieu de la chaussée, un ivrogne zigzague en adressant au vide des propos incohérents. Lui aussi appartient à l’espèce zoologique créée « à l’image de Dieu » !

Le singe, derrière ses barreaux, contemple de ses yeux pensifs ce défilé d’humanité. Sans avoir jamais lu Darwin, se dit-il qu’une lente évolution, au cours des siècles et des millénaires, a éloigné leur espèce de la sienne moins favorisée par les milieux traversés ? Moins favorisée ? Qui sait ! Le fait d’émettre des sons articulés, à l’instar des perroquets « en vente depuis 10 francs, » est-il un signe infaillible de supériorité ?

Il est vrai que le singe est vaincu, captif, comme le sont tant d’humains. La supériorité alors réside-t-elle dans la force ? L’espèce qui s’enivre, s’extermine, bredouille des mots sans les comprendre et avale des pains à cacheter en dénommant ce repas illusoire « le plus beau jour de la vie » est-elle, parce que plus vigoureuse, uniformément supérieure à l’espèce non vêtue et au langage inarticulé qui vit de la simple vie de nature ? Il faudrait alors admettre que les Romains furent supérieurs aux Grecs parce qu’ils les ont vaincus !

Pensif derrière ses barreaux, le singe semblait se dire que la force prime le droit !
 
 

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(Charles Malato, in L’Action quotidienne, anticléricale, républicaine, socialiste, quatrième année, n° 1175, samedi 16 juin 1906. Lithographie de Percy James Billinghurst pour « The Monkey and the Leopard, » in A Hundred Fables of La Fontaine, John Lane, The Bodley Head, 1900 ; Pierre-Yves Trémois, « L’Homme au singe, » gravure sur vélin, 1970)