Il est de mode en ce moment parmi le monde des spirites – à en croire les journaux qui s’occupent des sciences psychiques,  d’aller faire de temps en temps un tour dans la planète de Mars.

Une dame américaine, médium à ses moments perdus, a raconté son voyage dans un de ces journaux et un gentleman, également américain, a, sinon raconté le sien, du moins celui d’un de ses parents qui va se promener dans la planète de Mars comme nous allons nous promener aux Champs-Élysées, ou M. Fallières à Loupillon.

Cela m’a donné l’envie – avec ma nature jalouse et excursionniste – d’aller, moi aussi, voir ce qui se passe là-bas, ou là-haut.

Malheureusement, je ne savais pas, et je ne sais pas encore, du reste, où on prend le train et à quel bureau on délivre des billets pour cette station plutôt un peu éloignée, – les astronomes parlent de quelques centaines de millions de lieues, ce qui ne laisse pas que de constituer un aimable ruban de queue.

Il est vrai que les médiums font le voyage en question sans se déranger et par le fait – comme disent les occultistes – de leur réincarnation.

Il suffit donc, pour aller chez la planète, notre voisine, d’être tant soit peu médium, ce qui n’est pas donné à tout le monde, mais qui est un don assez répandu parmi les Terriens.

Je me suis donc demandé si, par hasard, je n’étais pas médium, ce dont je ne me suis jamais aperçu. Pour m’en assurer, il fallait aller me faire suggestionner par un spirite et j’avais d’abord songé à réclamer ce petit service de mon ami M. Fernand Samuel…

On sait que le très intelligent et très aimable directeur des Variétés est un de nos occultistes les plus distingués et qu’il a acheté, en y mettant le prix, le fonds de M. Victorien Sardou.

Mais j’ai réfléchi qu’en ce moment, après la réouverture de son théâtre, M. Samuel devait être très occupé à préparer ses nouveaux succès et je me suis rabattu sur une de mes vieilles amies, une ancienne comédienne retraitée, qui s’adonne au spiritisme et, comme elle le dit, ne pouvant plus faire tourner des têtes, fait tourner des tables.

Je me rendis chez elle et lui exposai mon cas ; elle me fit immédiatement asseoir dans un fauteuil et commença sur moi des incantations auxquelles je ne compris pas grand-chose.
 

*

 

Au bout de pas mal de temps, elle me demanda :

«  Vous sentez-vous un peu désincarné ?

– Ma foi, non, répondis-je, je sens seulement qu’à force de vous voir mouvoir autour de moi, j’ai une vague envie de dormir. »

Et elle recommença encore pendant quelques instants, puis :

« Vous ne sentez toujours rien ? fit-elle.

– Non, rien !

– Eh bien, mon pauvre ami, j’ai le regret de vous le dire, vous n’êtes pas médium ! »

Ce fut une grande déception ; je me levai avec presque une larme à l’œil.

« Quoi ! pas même cela, » me dis-je mélancoliquement.

Ma vieille amie, pour me consoler, reprit :

« Mais si vous ne l’êtes pas, quelqu’un peut l’être pour vous et faire, en votre présence, le voyage chez Mars et vous le raconter.

– Ce sera toujours quelque chose, répondis-je.

– J’ai ma nièce qui est un médium délicieux ; je vais l’appeler et nous allons, en peu d’instants, l’envoyer là-bas ; vous allez voir. »

Elle donna l’ordre, à sa femme de chambre, d’aller quérir sa nièce ; celle-ci parut aussitôt.

C’était une charmante jeune fille, à l’air timide et réservé, qui me regarda, cependant, avec une certaine audace, ce qui prouvait que les vieux ne lui faisaient pas peur.

Sa tante la mit au courant de ce que je désirais ; la jeune fille se déclara prête à se désincarner pour moi, mais, en disant cela, je crus remarquer, dans son regard, un sourire narquois et gouailleur.

Elle prit ma place dans le fauteuil où je m’étais assis bien inutilement ; sa tante recommença sur elle les évocations qui avaient si mal réussi sur moi et, au bout de quelques minutes, la jeune fille, les yeux clos, et comme en extase, s’écria :

« C’est fait ; j’y suis !

– Dans la planète de Mars ?

– Oui.

– Diable, fis-je, vous n’avez pas été longtemps à vous y rendre !

– Oh ! dit la tante, ce n’est rien pour nous. Maintenant, ordonna-t-elle à sa nièce, racontez-nous ce que vous voyez autour de vous ; où êtes-vous d’abord ?

– Dans la capitale de la planète.

– Qui s’appelle ?

– Je ne sais pas son nom, mais c’est une bien grande ville, pleine de rues, de boulevards, comme à Paris ; elle est, de plus, sillonnée par un grand nombre de canaux ainsi qu’à Venise, mais beaucoup plus ouverts et plus larges.

– Les canaux que voit d’en bas M. Flammarion, avec son télescope, dis-je ; et les habitants, en apercevez-vous ?

– Certainement ! Ils se promènent en foule partout ; ils sont plus grands et plus beaux que ceux d’ici, et beaucoup mieux habillés.

– À quelle mode ?

– Je ne saurais dire : à la mode parisienne, probablement ; ils ont des chapeaux de toutes les couleurs et très plats ; des vestes bariolées et des culottes courtes. Quant aux dames, elles sont exquises ; on dirait qu’elles sont vêtues de simples nuages et de brume. »
 

*

 

« Il ne fait pas froid alors dans le pays ?

– Non, il y fait même très chaud ; je m’y sens extrêmement bien ! C’est un climat délicieux, où tout pousse en abondance ; je vois autour de la ville des champs à perte de vue, très cultivés et qui produisent tous les légumes possibles. Ces légumes sont énormes ; les petits pois ont l’air d’obus, les asperges de charpente, et il y a des personnes qui logent dans des melons tant ils sont grands !

– C’est admirable, dis-je.

– Merveilleux ! appuya ma vieille amie la comédienne.

– Et les moyens de transports ? Quels sont-ils ?

– Oh ! ils sont autrement avancés que ceux d’ici ! On voit des ballons-wagons qui parcourent l’espace et s’arrêtent à une infinité de stations ; sur les canaux, on voit aussi des bateaux électriques qui ont l’air des omnibus d’ici, avec conducteurs et pilotes, et qui sont pleins de voyageurs !

– Et les moyens de communication ?

– Surprenants ! Le téléphone est partout : on téléphone avec toutes les autres planètes, avec la Lune, Saturne, Vénus, Jupiter !

– Cela doit être bien agréable. Y a-t-il des journaux ?

– J’en vois vendre. Oh ! comme ils sont grands ! On dirait des draps de lits ; ils paraissent en plusieurs langues et donnent des nouvelles des autres planètes. Oh ! en voilà un qui est rédigé en terrien et même, dans un petit coin, en français.

– Ah bah ! c’est extraordinaire ! et que dit-il de nous ?

– Il dit : « Cette pauvre petite France, elle est toujours en retard ! quand on pense qu’elle en est encore aux chemins de fer et aux automobiles et qu’elle s’occupe toujours de politique, ce que nul n’ose plus faire ici depuis des siècles ! »

– Et les théâtres, en voyez-vous ?

– Oui, j’en vois ; je vois de superbes salles de spectacle, spacieuses, élégantes et d’un confortable ! Chaque spectateur est assis sur un divan et a une table avec tout ce qu’il faut pour écrire devant lui.

– Et qu’est-ce qu’on y joue ?

– Des pièces de tous les pays, de la Lune, beaucoup ; c’est là où il y a les meilleurs auteurs dramatiques. »

Je fus un peu vexé.

« Ah ! fit-elle, j’en vois pourtant représenter une qui vient de notre pays !

– En français ?

– Parfaitement !

– Et qu’est-ce que c’est ? pouvez-vous la reconnaître ?

– Oui ; attendez que j’écoute un instant, mais oui, c’est elle ! c’est bien elle ! Chantecler, de M. Edmond Rostand !

– Comment ? ils la jouent déjà là-haut ! et M. Coquelin qui continue à l’attendre !

– Oui, ils l’auront dérobée à l’auteur au moyen d’un phonographe invisible : ils en ont ici.

– Et puisque vous l’écoutez, qu’est-ce que vous en pensez ?

– Ce que j’en pense ? Oh ! mais c’est délicieux, exquis ; seulement, au troisième acte, il me semble…

– Il vous semble quoi ? »
 

*

 

Mais ici la médium s’arrêta et même se réveilla brusquement ; sa transe était finie ; le sujet était, d’ailleurs, extrêmement fatigué et demandait à se reposer. Il va sans dire que je remerciai la jeune personne avec effusion et que, le soir, je crus devoir lui envoyer ma carte entourée de fleurs.

Maintenant, j’ai peut-être été victime d’une mystification, la jeune nièce de ma vieille amie la comédienne avait toujours son même sourire narquois et gouailleur.

Si je l’ai été, ce qui est bien possible, je m’en consolerai en me disant que je n’aurai pas été plus mal traité, en somme, que l’éminent professeur Richer à qui on a montré, il y a quelques mois, un fantôme qui n’était que le cocher de la maison.

Moi, j’aurai vu une jeune personne charmante, avec de jolis yeux noirs et de superbes cheveux blonds – à moins que ceux-ci n’aient été aussi désincarnés…
 
 

 

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(Ernest Blum, in La Tribune de l’Aube, journal quotidien républicain indépendant, sixième année, n° 2080, lundi 19 novembre 1906)