§ 1

 Me voici, griffonnant sur une feuille blanche une enfilade de pattes de mouches, dans l’intention de vous en régaler, ô lecteur bénévole, qui êtes si friand de cette sorte de mets, que vous passez les belles heures du printemps à le grignoter dans votre trou, au lieu d’aller en Soigne, jouir des feuilles vertes et du soleil de juin, dont ce diable de saint Médard est pour nous si avare…

   Me voici, dis-je, ô maître et enfant gâté (enfant terrible!) qui me condamnez à la glèbe du pro patria, au lieu de m’envoyer me promener et faire l’école buissonnière à votre place, moi qui aime tant de vaguer dans les bois, libre de tout soin et de toute plume de fer, – me voici courbé sur un pupitre dérisoirement vert, au second étage d’une petite maison d’où la vue s’étend au loin dans la campagne, jusqu’au-delà de Watermœle et de Boitsfort, hélas !…

   – Cette petite maison où est-elle ? – Dans un coin reculé d’un faubourg de Bruxelles, appelé Ixelles, je ne sais trop pourquoi. Quant à Bruxelles, c’est une grande et belle ville, capitale du royaume de Belgique. Quant au royaume de Belgique, c’est un État petit, si vous voulez, mais grand aussi, je vous prie de le croire ; il est situé en Europe, et l’Europe est située dans l’hémisphère orientale d’une planète que ses habitants appellent la Terre ; j’ignore quel est son véritable nom.

   C’est bien là que je suis, n’est-ce pas ?

   C’est bien ce point précis de l’espace infini qu’on appelle l’univers que j’occupe pour le quart d’heure, n’est-ce pas ?

   Voilà bien les points les plus proches occupés par une femme et par un troupeau indiscipliné, dont elle est la bergère et moi le chien hargneux, n’est-ce pas ?

   Car il faut nous orienter et ne perdre de vue aucun de nos quatre points cardinaux… C’est important, mais c’est d’une extrême difficulté, ou plutôt d’une absolue impossibilité.

   N’importe, supposons la chose possible, et allons en avant.

   Ainsi, c’est convenu, voilà le point fixe de l’espace où je suis, en ce moment, 8 juin 1857, à telle heure, telle minute…

   – Baissez la toile sur ce premier tableau !… Et faites un bon somme, en attendant le second paragraphe.

§ 2

   La toile se relève… Quand ? L’an un million dix-huit cent cinquante-sept, 1,001,857 post Christum natum. Un million d’années, ce n’est pas une minute à l’horloge de l’éternité.

   Cherchez la place où nous étions tantôt… la voici…

   – Où est cet homme qui écrivait tout à l’heure, là ? où est sa famille ? où est Ixelles, où est Bruxelles, où est l’Europe, où est la Terre ?… Ici, il n’y a pas même l’ombre de rien de cela… Est-ce que cela a réellement existé ? ou bien n’est-ce pas une fantasmagorie, un rêve ?

   – Dans quelle mémoire retrouver le nom de cet homme ? sur quelle carte le nom de Bruxelles ? dans quel système solaire la trace de cette planète où l’on trouvait l’Europe ?

   – Rien, rien, rien !…

Cinis, umbra, fumus, nihil !

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(Firmin Lebrun, Corbeille de rognures, in Revue trimestrielle, vol. XV, 1857)