Virgule

  J’allais achever, pour le parfait chapitre que j’écrivais alors, une phrase dont j’étais absolument satisfait, lorsque je m’aperçus, en voulant la fixer à la place enfin choisie, que je venais de perdre la virgule qui devait précéder le coup de marteau évocateur du mot final – une virgule de choix.

Je regardai le bec de ma plume. Il n’y demeurait pas de virgule.

J’appelai ma femme et l’interrogeai. Elle me contempla d’un lourd regard ahuri – avez-vous remarqué, cher ami, avec quelle facilité et quelle sûreté d’expression les femmes ahurissent leurs regards à propos des plus simples événements ? – puis me répondit qu’elle ne comprenait pas ce que je voulais dire et qu’il était au moins inutile de la déranger pour me moquer d’elle de cette façon saugrenue.

Je renvoyai la sotte à ses chiffons et à ses puériles lectures ; et je me remis à chercher ma virgule perdue.

Vous n’êtes point sans comprendre, n’est-ce pas, toute l’importance qu’une pareille perte avait pour moi. Remplacer la virgule absente par un tiret, par un point, par des points suspensifs, je ne le pouvais pas. Je hais d’ailleurs ces sortes de concessions déguisées faites au mauvais goût qui nous envahit.

Et puis, songez ce que m’eût coûté une semblable défaillance. J’eusse été d’abord obligé de désarticuler toute ma phrase. Or, cette phrase, dont les membres se combinaient en un ordre mûrement choisi, enchâssait en son rythme et en sa forme matérielle cette parcelle d’absolu de la pensée que les mots ne peuvent exprimer seuls. Mais cela même n’eût rien été, bien que je répugne à ces intellectuelles filouteries si diminuantes. Le terrible est qu’il m’eût fallu apporter de successives modifications à chacune des phrases précédentes pour que subsistassent les intervalles comme musicaux sans lesquels eût été détruite l’harmonie du chapitre.

Je roulais alors sur la pente, car s’imposait aussitôt le remaniement des précédents chapitres d’abord et, ensuite, celui de mes livres déjà écrits – parties du Total que devait être mon œuvre : autant aurait valu me suicider tout de suite.

Prendre mon chapeau, courir chez un confrère, lui emprunter une virgule de la même famille et du même sexe que celle perdue, je ne le pouvais pas. J’ai d’ailleurs pour principe de ne jamais rien demander à qui que ce soit, à un confrère moins encore qu’à tout autre.

Vous savez, cher ami, quelles gens sont les écrivains et n’ignorez pas que, le lendemain sinon le jour même, mon prêteur aurait proclamé en tous les lieux où s’assemblent les gâcheurs de mots, m’avoir fait don de plusieurs lots de virgules. Ç’aurait été l’écroulement immédiat de ma réputation si péniblement établie.

Je cherchai donc, en faisant appel à tous mes souvenirs.

Une virgule peut s’égarer, d’autant que, depuis quelques années déjà, les virgules prennent des allures fantaisistes et vagabondes. Les miennes, pourtant, demeuraient assez raisonnables et je n’avais jusqu’alors qu’à me louer de leur tenue et de leur obéissance, parfaites à mon avis.

Cependant, un subit besoin d’imprévues pérégrinations, assez pardonnable d’ailleurs, pouvait à la rigueur se concevoir chez la disparue, cette virgule étant une de mes plus jeunes : elle était formée depuis peu, et vous avez pu remarquer qu’en cet état critique, les virgules ont parfois des idées que l’on pourrait qualifier de « baroques… »

 

 VIRGULE2

 

Je cherchais toujours, soucieux. Je vidai soigneusement mon encrier. Il contenait bien, parmi d’autres signes, de nombreuses virgules qui frétillaient, avides de concourir au parachèvement de l’œuvre, mais non celle qu’il me fallait. Je ne pouvais me tromper sur ce point, m’étant complu à l’observer, en ce délicieux instant d’arrêt qui précède l’achèvement assuré d’une phrase que l’on tient – quelques minutes à peine avant de la perdre.

Je me mis à feuilleter page par page le manuscrit que j’écrivais, ma virgule pouvant s’être sournoisement glissée auprès d’une de ses sœurs déjà établies ou, plus simplement, s’être égarée au carrefour de quelque phrase à sentiers compliqués…

Mais ce fut vainement que je me livrai, durant des heures, à ces recherches acharnées.

J’explorai alors mon cabinet de travail : la table où des papiers couvraient peut-être la virgule perdue, les tapis sur lesquels elle avait pu tomber, les murs où elle avait pu grimper et, l’un après l’autre, tous les endroits où il n’était pas impossible qu’elle fût…

Rien, toujours…

Une angoisse me saisit. Songer que j’avais travaillé des années et des années pour conquérir ma gloire, et que tout le bénéfice de mes âpres luttes de jadis s’anéantirait à cause de cette virgule introuvable, c’était là à rendre fou tout être dont le cerveau n’eût pas été aussi puissamment constitué que le mien !

 

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(Théodore Chèse, L’homme qui a vu le Néant et l’homme qui avait perdu une Virgule, in Mercure de France, août 1896)