CONTE PROPHÉTIQUE

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En ce temps là, sur la terre refroidie toute vie était devenue impossible. Le dernier renne était mort et rarement sous les neiges de l’équateur on découvrait quelque lichen.

Cependant, une centaine d’hommes s’obstinaient à ne pas mourir. Tout le jour, ils grattaient la neige à la recherche de quelque végétation comestible ou, armés d’énormes couteaux, ils poursuivaient un phoque qui, dans sa fuite boiteuse, poussait de lamentables cris presque humains.

Le soir, ils se réunissaient dans une même maison de glace, se serraient les uns contre les autres et se réchauffaient de leur amour.

Car ces hommes étaient bons. Ils pleuraient aux cris des phoques égorgés, se demandant quels crimes de leurs ancêtres les condamnaient à tuer pour soutenir leur expirante vie.

Mais, malgré leur douceur, parfois, pressé par la folie de la faim, l’un deux se jetait sur un autre, le tuait dévorait ses membres chauds. Puis l’horrible fringale apaisée, il revenait à la raison et mourait de douleur.

Parmi ces êtres doux et tristes que poursuivaient les fatalités d’un monde finissant, le plus doux et le plus triste était un homme d’une trentaine d’années qu’on respectait déjà comme un vieillard.

Il n’ignorait rien de ce qu’on peut connaître et, le soir, il exposait à ses compagnons cette science rendue inutile par le froid trop grand. Il disait les anciennes ressources de l’humanité heureuse et par des analogies étrangement claires, les faisait comprendre. Comme son savoir stérile l’attristait, ses compagnons l’appelaient d’un nom musical et mélancolique qui signifiait : Lumière-de-Douleur.

 

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Depuis cinq jours, aucun homme n’avait rien mangé. Tous erraient de côté et d’autre, cherchant avec des cris effrayants, ne trouvant rien. Lumière-de-Douleur, fou, agitait son grand coutelas.

Chacun se sauvait loin de lui, craignant d’être tué par sa fureur famélique.

Mais un petit orphelin dont le nom doit se traduire Larme-de-Mère vint gratter les neiges près de lui. Et le petit orphelin souriait au fou dont les yeux étranges ne l’effrayaient pas. Et il semblait qu’au sourire de l’enfant le fou peu à peu s’apaisât.

Voici que Larme-de-Mère poussa un grand cri de joie. Sous les neiges remuées, il avait découvert un lichen. Violent, inconscient de son acte, Lumière-de-Douleur se précipita, arracha le lichen des mains du petit affamé et le mangea.

Et sa faim fut apaisée, pas assez pour qu’il ne souffrit plus en ses entrailles, assez pour que la raison lui revînt.

L’enfant le regardait en pleurant et, vaincu par la faim et le découragement, il tombait dans la neige, blanc linceul.

Souffrant au profond de son âme d’avoir causé une souffrance à un plus malheureux, Lumière-de-Douleur eut un étrange geste de bonté barbare. Il étendit son bras gauche sur un bloc de glace et d’un coup net de son grand couteau, il se coupa la main. Puis, présentant à l’enfant la chair sanglante : « Mange ! » lui dit-il.

L’enfant ne remua pas pour prendre la chair sanglante. Et maintenant, le regard de Larme-de-Mère était un reproche fixe, implacable, mort.

 

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Le soir, dans la maison de glace, Lumière-de-Douleur excepté, nul n’avait mangé depuis six jours.

Quelqu’un dit : « Nous allons tous mourir. »

Isolé dans un coin, perdu dans le souvenir de son crime et dans la douleur de sa blessure, Lumière-de-Douleur murmura : « La Vie veut vivre ! »

Dans la nuit froide, on entendit aussi le mouvement de quelqu’un qui se lève et une voix de femme affirma, courageuse : « La Vie vivra! » Mais la parole vivante ne secoua aucun de ces mourants.

Personne ne répondit. Il semblait que, sur l’effort de l’espoir s’affirmant, retombait, plus lourd, le désespoir morne.

Puisque ce verbe n’avait produit ni chaleur dans le froid ni lumière dans la ténèbre, tout était-il fini et le silence qui commençait était-il le silence dernier ?

Mais voici que tous regardèrent du même côté. Quelque chose rayonnait dans la nuit, une vague auréole autour d’une douce et vaillante figure de femme. Et la femme disait : « Montons-nous aimer dans Vénus ? »

Lumière-de-Douleur demanda :

« Comment monter ?

– Je ne sais. Partons.»

Les hommes sortirent de la grotte. Et voilà que ces êtres doux et tristes qui avaient beaucoup souffert et beaucoup aimé commencèrent à s’élever dans les airs.

Lumière-de-Douleur ne put les suivre. Il se sentait attaché à la terre. Il soupira : « La pesanteur, c’est le crime. »

Mais il regarda son bras sans main, le dressa vers le ciel comme une prière et, bien loin derrière les autres, il monta.

Son ascension était lourde. Jamais il ne put les rejoindre.

Il les vit s’éloigner, toujours, inexorablement. Puis, il ne les vit plus. Et, à toutes ses tristesses, s’ajouta la tristesse d’être seul.

 

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Lentement, péniblement, il montait. Il montait lentement avec une horrible sensation d’effort, tant qu’il tenait son bras infirme droit vers le ciel. Au-dessus de lui, ce bras semblait ouvrir l’espace.

Mais lorsque, trop fatigué, le bras retombait, Lumière-de-Douleur, immobile dans l’infini du monde et de l’angoisse, sentait l’espace se refermer autour de lui. Et tout devenait noir. Et il était comme dans une tombe. Et il se sentait mourir.

D’un effort chaque fois plus douloureux, il relevait son bras lassé et recommençait à s’élever dans le ciel soudain éclairci.

Il monta pendant des millions d’années.

 

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Il arriva sur Vénus. Vénus ressemblait à la Terre lorsqu’il l’avait quittée. Il n’y trouva aucune trace de ses compagnons, aucune trace d’être vivant. Vénus, déjà, était un astre mort.

Lumière-de-Douleur comprit : alourdi par son crime imparfaitement expié, il était resté trop longtemps en route.

Il dit : « Je ne demande qu’à souffrir toute la souffrance nécessaire. »

Et, son bras mutilé droit vers le ciel, il reprit l’ascension.

Il monta pendant des millions d’années.

 

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Il arriva sur Mercure. Et il trouva que Mercure était un astre mort.

Il pensa : « Je ne demande qu’à souffrir toute la souffrance nécessaire. »

Mais il ne le dit pas, car il ne trouva plus de mots pour exprimer sa pensée.

Il comprit : depuis si longtemps qu’il n’avait plus parlé, il avait oublié les mots.

Il ne pleura point, car il songea : « Que ferais-je des mots, tant que je suis seul ? Quand j’aurai retrouvé des hommes, ils me les rapprendront. » Et, le moignon libérateur dressé vers le ciel, il reprit son ascension lente.

Il monta pendant des millions d’années.

 

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À mesure qu’il montait, il lui semblait que le soleil envoyait moins de chaleur et de lumière. Puis le soleil ne fut plus qu’une sorte de lune énorme. Lumière-de-Douleur conjectura que le soleil était devenu une planète habitable, habitée sans doute. Il y retrouverait peut-être ses compagnons.

Entourée des anciennes planètes devenues des satellites morts, la planète Soleil tournait probablement autour d’une étoile de la constellation d’Hercule.

Ce fut là une des dernières songeries vagues de Lumière-de-Douleur. Ayant perdu les mots, peu à peu il perdait les pensées.

Puis il perdit presque la conscience de lui même. Il ne fut plus rien qu’un instinct de monter.

 

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Il arriva sur le soleil qui était, en effet, une planète habitée.

Il y vit des arbres gros et hauts comme des montagnes et des êtres qui ressemblaient à des collines en mouvement.

Au milieu de cette vie gigantesque, il revint à la conscience de son existence distincte. Il réfléchit ; il retrouva des souvenirs.

Sur cette planète chaude et féconde, la vie était facile, surtout pour cet être infime, un homme terrestre. Les fruits abondaient, et le moindre fruit le nourrissait pendant un mois.

Ayant beaucoup de temps à lui, il observait ce monde nouveau, comme observe l’enfant.

Il finit par connaître la vie du coin de soleil où il était.

Parmi les animaux inouïs qu’il voyait, quelques-uns l’attiraient particulièrement. Bien qu’ils fussent très différents de lui, bien que nul des mots retrouvés en sa mémoire ne put rien exprimer de leur forme étrange, il comprenait que c’étaient les hommes du soleil.

Souvent, par une nuit claire, à la lumière diversement douce des satellites et des étoiles, ils se réunissaient dans la fraîcheur bienfaisante et ils causaient.

De loin d’abord, puis de plus près, caché derrière une feuille ou entre deux cailloux, Lumière-de-Douleur habituait ses oreilles au tonnerre de leur voix.

Il finit par comprendre quelques mots de leur langue, puis il comprit tout ce que disait ce tonnerre articulé.

Or une nuit, à la lumière diversement douce des satellites et des étoiles, quelqu’un, qu’à de certaines analogies Lumière-de-Douleur comprit être un vieillard respecté, dit des choses mystérieuses.

Voici les choses mystérieuses que disait le vieillard respecté et qu’entendit Lumière-de-Douleur, caché dans le calice d’une fleur blanche.

 

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« D’après les anciens sages, la planète que nous habitons fut longtemps une étoile, un grand feu allumé dans l’infini. Inhabitable elle-même, elle donnait la lumière et la chaleur aux satellites qui étaient alors des planètes vivantes et que notre naissance a tués.

Même, d’après d’antiques traditions, les derniers habitants des satellites émigrèrent sur notre globe. Les traditions varient fort sur la nature et la forme de ces êtres, s’accordent seulement à les représenter comme très petits. Certains livres les comparent à différentes espèces de nos insectes aptères. Il est un autre point sur lequel s’accordent toutes les versions : nos ancêtres, qui étaient d’affreux barbares, ne purent supporter auprès d’eux des êtres raisonnables d’une forme trop différente et les tuèrent tous.

Qu’ils aient ou non accompli ce meurtre, il est certain que les premiers hommes du soleil commirent beaucoup de crimes.

C’est en punition de ces crimes que nous avons tant de peine à découvrir lentement d’incomplètes vérités.

Peut-être les traditions sur les émigrants arrivés de Mercure, de Vénus, de Terre et même de plus loin, sont-elles seulement des mythes ingénieux pour exprimer cette vérité évidente, déjà soupçonnée de nos grossiers aïeux : l’éternité de la vie.

Nous ne pourrons jamais savoir. Les voyages vers les satellites, proposés par certains savants, ne nous apprendraient rien à ce sujet : toute trace de vie a depuis longtemps disparue de ces astres glacés. »

 

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Puis, se parlant à lui-même, le vieillard ajouta : « Oh ! savoir, savoir ! Je donnerais ma vie avec joie pour que ma race sût la part de vérité contenue dans ces mythes. »

 

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Dans le calice embaumé de la fleur, Lumière-de-Douleur s’agitait et criait de toutes ses forces. Il criait : « Ces vieilles traditions sont des vérités. Regardez ! Je suis un homme de Terre. »

Personne ne s’aperçut que le calice d’une fleur remuait un peu. Personne n’entendit le faible murmure d’insecte.

Les êtres énormes ne pouvaient entendre le grand cri de l’être infime, parce que leurs ancêtres avaient tué des êtres raisonnables dont la forme bizarre leur déplaisait.

Lumière-de-Douleur ne pouvait crier assez fort pour se faire entendre d’eux, parce que sa folie égoïste avait tué Larme-de-Mère.

 

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Il mourut de son effort inutile. Le lendemain, un oiseau trouva dans le calice de la fleur ce petit cadavre. Il l’emporta dans son bec et le donna à manger à ses oisillons, parce que les morts doivent faire de la vie et parce qu’il ne convient pas que les cadavres pourrissent dans le calice embaumé des fleurs.

 

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(Han Ryner, in Revue franco-allemande/Deutsch-französische Rundschau, n° 52, avril 1901)