On sait que « Guy de Valmont » fut un pseudonyme employé par Maupassant au début de sa carrière, entre 1876 et 1878. Sa première utilisation répertoriée correspond à la publication d’« En canot, » première version de « Sur l’eau, » paru dans le Bulletin français, le 10 mars 1876.

Il l’utilisera par la suite pour signer trois chroniques littéraires : « Gustave Flaubert, » La République des Lettres, 22 octobre 1876 ; « Balzac d’après ses lettres, » La Nation, 22 novembre 1876 ; et « Les Poètes français du XVIème siècle, » La Nation, 17 janvier 1877 ; ainsi que pour trois autres contes parus dans La Mosaïque : « Le Donneur d’eau bénite, » 10 novembre 1877 ; « Le Mariage du lieutenant Laré, » 25 mai 1878 et « Coco, coco, coco frais ! », 14 septembre 1878.

Un courrier des lecteurs paru en 1974, dans le bulletin n° 45 des Amis de Flaubert, page 18, signale en outre une autre publication sous ce pseudonyme, intitulée « Le Cochon et la légende de Saint-Antoine. »
 

« Dans les dossiers (A-Z) de la bibliothèque municipale de Rouen, concernant la foire Saint-Romain, j’ai découvert un article imprimé et découpé, malheureusement sans référence d’origine, sans doute partie d’un lot d’amateur parvenu finalement à cet établissement public. On peut soupçonner qu’il parut dans un hebdomadaire rouennais, vraisemblablement le Tam-Tam, consacré en grande partie aux spectacles de la ville. Figurant parmi d’autres du même genre, il est signé Guy de Valmont, qui fut l’un des premiers pseudonymes utilisés par Maupassant. Dans l’ouvrage de Gérard Delaisement, consacré à Maupassant journaliste et chroniqueur (Albin Michel, Paris), suivi d’une bibliographie générale, on découvre dans le second chapitre consacré aux œuvres parues ou reproduites dans les revues (p. 276) un article de Maupassant paru le 22 juillet 1883 sous le titre de Saint-Antoine. Est-ce le même article ? Maintes fois, il a repris des articles publiés sous un titre voisin dans un autre journal, à une époque antérieure. Il nous semble surprenant qu’en 1883, Maupassant, fort connu depuis 1880 avec Boule de Suif, ait continué à faire paraître sous ce premier pseudonyme. Qui, parmi nos lecteurs, pourra résoudre cette sorte d’énigme ? Personnellement, sans avoir pu le vérifier, il me semble qu’avant 1880, Maupassant a collaboré à de petits journaux rouennais dont le Tam-Tam. Malheureusement, la collection de ce journal est fort incomplète à la bibliothèque de Rouen et je ne puis, pour l’instant, affirmer que cet article a paru en premier à Rouen. (A. D.) »
 

Le texte « Saint-Antoine, » que mentionne le découvreur à la date du 22 juillet 1883, est une nouvelle de Maupassant publiée dans La Vie populaire. Elle est initialement parue dans Gil Blas (cinquième année, n° 1232, mardi 3 avril 1883), signée de son pseudonyme Maufrigneuse (1), et a été reprise ensuite en volume dans les Contes de la bécasse. Elle n’a donc rien à voir avec « Le Cochon et la légende de Saint-Antoine, » qui est reproduit à la suite du courrier dans le Bulletin.

Or, il apparaît que ce texte oublié de Maupassant a également été publié sous un autre titre, toujours sous la signature de Guy de Valmont : « Le Marché aux cochons. » Il est paru dans le Musée universel, revue hebdomadaire illustrée (cinquième année, deuxième semestre, Paris : A. Ballue éditeur, Librairie de l’Art, 3 rue de la Chaussée-d’Antin, tome X, n° 240, 1er mai 1877, p. 68-70).

En dehors du changement de titre, l’article du Musée universel présente des différences notables avec celui inséré dans le bulletin des Amis de Flaubert ; outre quelques changements de ponctuation, il est surtout augmenté de trois paragraphes supplémentaires, que nous avons transcrits en caractères gras dans le texte que nous reproduisons ci-dessous.

En feuilletant les pages du Musée Universel, nous avons eu l’heureuse surprise de découvrir un autre article de Maupassant, inconnu à ce jour, intitulé « La Plage de Dieppe, » tome X, n° 243, 23 mai 1877, p. 117-119. Au vu de son thème, il n’est pas interdit de penser que, comme « Le Cochon et la légende de Saint-Antoine, » il a peut-être fait l’objet d’une publication antérieure dans un journal rouennais non encore identifié.

Quoi qu’il en soit, La Porte ouverte est heureuse d’offrir à ses lecteurs la primeur de ces deux textes de Guy de Maupassant, passés jusqu’à présent inaperçus ; on ne manquera pas de remarquer que notre auteur possédait déjà une fort jolie plume.
 
 

MONSIEUR N

 
 

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(1) Maufrigneuse est le pseudonyme qu’utilisa Maupassant pour signer ses collaborations au Gil Blas, entre octobre 1881 et août 1885, alors qu’il était sous contrat avec Le Gaulois.
 

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LE MARCHÉ AUX COCHONS

 

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Les bœufs vont sans résistance à l’abattoir. Leur lourd bataillon s’avance paisible, dans la rue ; et sur la houle que font leurs dos, on voit osciller, comme des mâts de navires, leurs grandes cornes recourbées.

Les moutons, par régiments, vont à la mort, trottinant l’un derrière l’autre, s’arrêtant un moment quand le premier s’arrête, et repartant à l’appel du berger.

Mais les misérables cochons devinent le sort qui les menace, ils crient avec fureur en refusant d’avancer ; leur petit œil rond, plein d’un désespoir obstiné, fait peine ; et tout leur gros corps flasque et graisseux a des frissons d’épouvante.

Pour faire marcher une vache paresseuse, un âne rebelle, un chien désobéissant, on leur attache une corde au cou, après quoi l’on tire dessus ; – mais pour un cochon : – non pas. – Leurs conducteurs ont inventé le plus invraisemblable des procédés.

Vous la connaissez bien, cette affreuse petite queue en tire-bouchon qui semble une ficelle tordue finissant en mèche de fouet. – Elle est solide comme un câble, et suffit à traîner l’énorme ventre de la bête. L’homme se l’enroule au poignet, cette queue, et, comme elle ne se rompt jamais, l’animal vient à reculons glissant sur ses pattes comme sur des roulettes, et grognant de colère et de douleur.

Un jour que je rencontrai un paysan halant de la sorte un cochon monstrueux : « Pourquoi, lui dis-je, le traînez-vous de cette façon ? » L’homme cligna de l’œil d’un air fin, et répondit : « Comme ça, pardine, il ne sait pas où il va. »
 
 
ILLO MARCHE AUX COCHONS
 

Le cochon est, en tout, un des animaux les plus calomniés.

Ne dit-on pas toujours : « Sale comme un porc ? » Il est sale, c’est vrai, mais parce qu’il ne peut faire autrement.

Comme le ciel lui a donné un estomac digérant toute espèce de nourriture, il mange toute espèce de choses. De là cette croyance qu’il se nourrit exclusivement des ordures les plus repoussantes ; de là aussi le proverbe : « On n’engraisse pas les cochons avec de l’eau claire. »

Mais je voudrais bien savoir quel est celui des animaux, à commencer par l’homme, qui deviendrait gras s’il n’était nourri que d’eau claire.

Le cochon aime la fange non pas par nature, mais par éducation et parce qu’on l’habitue à s’y vautrer.

Après tout enfin, s’il mange des ordures, il sait aussi trouver les truffes, ce qui prouve qu’il n’a point encore le goût si dépravé.

Il a ses illustrations dans l’histoire tout comme le cheval ou le chien. Il a causé la mort d’un fils de roi. Il possède aussi des ancêtres légendaires.

Avant Louis VI, surnommé « le Gros », les cochons paissaient librement dans la ville de Paris. Mais l’un d’eux, par maladresse, ayant fait tomber le cheval de Philippe, fils du roi, et ce prince étant mort de sa chute, l’accès des rues, par édit royal, fut désormais interdit aux frères du coupable.

Cependant les bons pères de l’abbaye de Saint-Antoine, à force de prières, et grâce à l’intercession des prélats les plus influents, obtinrent la liberté pour leurs troupeaux, à condition qu’ils porteraient désormais une sonnette attachée au cou.

J’ai parlé de l’abbaye de Saint-Antoine. – Le cochon le plus célèbre dont la tradition nous ait légué le souvenir est bien certainement le compagnon du saint qui donna son nom à cette abbaye.

On connaît très peu son histoire. La voici :

Un roi de Catalogne avait une femme qui était très belle et très bonne. Le diable en fut jaloux et, quittant les enfers, il s’introduisit dans le corps de la reine et lui fit commettre les actes les plus inconséquents. Le pauvre roi fut si désolé de voir sa moitié possédée du diable qu’il appela auprès d’elle les moines les plus vénérés, les anachorètes les plus en renom, les évêques les plus pieux. Ils eurent beau faire, réciter des prières tout le jour et toute la nuit, verser des fleuves d’eau bénite sur le corps habité par Satan, le malin ne voulut pas s’en aller et déjoua tous leurs exorcismes.

Mais la renommée apporta aux oreilles du roi le nom d’un pauvre ermite qui s’appelait Antoine, doué d’une telle sainteté et d’une telle puissance, disait-on, qu’il suffisait qu’il entrât dans un pays pour en chasser tous les démons. (Aussi comme ils se sont vengés quand Dieu leur abandonna le saint !)

Des ambassadeurs lui furent envoyés qui le ramenèrent dans Barcelone, où il rentra au milieu du peuple accouru à sa rencontre et qui s’agenouillait sur son passage.

Les portes du palais étaient grandes ouvertes et il arriva près de la reine possédée. Il se mit immédiatement en prière pour savoir à quel genre de démon il avait affaire et, l’ayant reconnu, le chassa d’un signe de croix. – La reine délivrée embrassa le bon saint. Mais voilà qu’à la stupéfaction des assistants on vit entrer dans la chambre une grosse truie qui déposa aux pieds d’Antoine un pauvre petit cochon qui venait de naître privé de pattes et privé d’yeux. Antoine, sans s’expliquer, sans doute, qui avait pu informer cette bête du miracle qu’il venait d’accomplir, mais comprenant quel service elle attendait de lui, rendit aussitôt la vue au porcelet et, le touchant quatre fois avec l’index, lui fit immédiatement pousser quatre pattes. – Puis, ayant salué le roi, il s’en retourna vers la solitude.

Il marchait depuis un jour perdu dans ses prières et sans regarder ce qui l’entourait, quand il sentit qu’on tirait sa robe par derrière.

Il se retourna et aperçut le petit cochon qui, par reconnaissance, l’avait suivi et ne le quitta jamais depuis.

Voilà pourquoi, si, comme je le crois, la légende est vraie, lorsque le diable, plus tard, persécuta le bon ermite, il s’acharna particulièrement sur son cochon en souvenir de sa délivrance de la reine de Catalogne.
 

« Nous allons prendre le cochon

« Du bienheureux Antoine ;

« Nous en ferons du saucisson

« Avecque de la couënne. »

 
 

GUY DE VALMONT

 
 

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(La gravure de Fortuné Meaulle est celle figurant dans l’article.)

 
 
 
 
DIEPPE
 
 

LA PLAGE DE DIEPPE

 

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De toutes les plages de la Manche, celle de Dieppe est peut-être la plus élégante et la plus riche.

Trouville est aujourd’hui bien loin de son ancienne splendeur. Ce pays avait de hauts protecteurs qui ne sont plus et sa gloire est morte avec eux.

Le rivage d’Étretat, avec ses merveilleuses falaises et sa mer bleue comme la Méditerranée, reste encore presque inaccessible et n’est peuplé que d’artistes qui travaillent et de gens riches qui n’ont point besoin de venir à Paris pendant l’été. Le pays est petit, du reste, et ne pourrait contenir beaucoup de monde.

C’est, entre deux collines vertes, une poignée de maisons qu’on dirait jetées du ciel et restées debout au hasard de leur chute, tant elles sont singulièrement plantées dans tous les sens.

Les deux versants de la vallée, peuplés jusqu’à l’eau de chalets enfouis sous des arbres, se précipitent soudain dans la mer en falaises droites, hautes de cent mètres, que terminent les deux arches célèbres appelées porte d’Aval et porte d’Amont. Le pays, en grande partie, appartient à des propriétaires parisiens, et, par conséquent, jusqu’à ce qu’un chemin de fer lui ait donné plus d’extension dans la vallée, il ne pourra recevoir les grandes foules qui se ruent chaque année vers la plage de Dieppe.

Dieppe est une ville, et son faubourg, le Pollet, est presque aussi important qu’elle. Des armées de baigneurs peuvent donc s’y loger sans peine. Dieppe a un chemin de fer, des express directs avec Paris ; ce qui permet aux hommes qui travaillent à la ville tandis que leurs femmes se distraient à la campagne, de venir, en trois heures, les surprendre, et de retourner le lendemain à leurs affaires.

Dieppe est un grand port de mer, ce qui donne aux étrangers, outre les distractions des bains et du Casino, celle de l’entrée et de la sortie des navires.

En outre, Dieppe a un service de paquebots régulier avec Newhaven qui sème chaque jour sur le port des caravanes d’Anglais en veston gris promenant leur lenteur impassible et leur éternelle lorgnette, du vieux château qui couronne la côte jusqu’à l’extrémité des jetées où ils comptent les navires qui passent. Et chaque fois que le bâtiment porte les couleurs britanniques, ils disent, avec la haute gravité de leur orgueil national : « Aoh ! toujours pavillon anglais. »

De plus, à Dieppe, tout coûte fort cher, et les gens riches y vont naturellement par la seule raison qu’ils payent là dix francs ce qui vaut ailleurs cent sous.

Autant sa rivale, la plage d’Étretat, est petite, simple, intime et refermée, autant celle de Dieppe est opulente, luxueuse, magnifique de toilettes chamarrées, bruyante et largement ouverte. La mer s’y développe dans un horizon immense que domine, sur la côte, à la gauche du Casino, le vieux château flanqué de tours, bâti en 1433 par les communes du pays de Caux révoltées contre les Anglais.

Chaque jour, vers dix heures du matin, tous les jeunes gens se pressent au bord de l’eau parce que toutes les jeunes femmes prennent leur bain. On cause beaucoup, on chuchote, on sourit, on admire souvent, on médit davantage. Là, tous les artifices de la toilette sont dévoilés, depuis les amples mystères du corsage jusqu’à la trompeuse fraîcheur du teint. Et tandis que les « vraiment belles » montrent beaucoup, les autres, qui ont laissé dans les cabines leurs séductions artificielles, voilent pudiquement leur insuffisance dans un large peignoir bien fermé.

À côté du vulgaire costume de bain tout noir qui semble un sac où l’on s’enferme, on en aperçoit d’autres tantôt bleus et tantôt rouges, coquets et savants, mariés à la nuance de la peau et à la couleur des cheveux.

Il y a deux façons de passer l’après-midi.

Lorsque le temps est douteux, ou lorsqu’on a reçu une toilette neuve qu’on veut montrer, on se rend au Casino. On s’assied à l’abri du soleil au milieu de la foule des élégantes, en face de la mer. On écoute la musique et l’on rêve… un peu… à ce que doit penser de votre robe madame une telle, là-bas, avec sa toilette de bergère antique, entre ces deux vieux « jadis beaux » à cheveux blancs ; comme un automne… avancé… entre deux hivers.

S’il fait du soleil, on prend une voiture et l’on va, en bande, dans la forêt d’Arques.

Elle est entre deux vallées où coulent deux rivières, l’Eaune et la Béthune, qui se réunissent pour former l’Arques.

C’est une belle et vraie forêt, épaisse, profonde, pleine d’oiseaux, pleine de bêtes, pleine de bruits. Les grands arbres se courbent sous le vent puissant de la mer, qui les fait gémir plus fortement que la brise amollie des plaines. On y sent la terre grasse qui enfante, les herbes, les feuilles et la résine des sapins. Là, dans cet enveloppement de verdure, les belles dames passent avec des toilettes roses, tantôt folles, grisées par ces effluves de sève, tantôt graves et comme alanguies. Elles regardent ces arbres énormes qui ne ressemblent guère aux bosquets en carton des environs de Paris où courent des lapins apprivoisés, où fleurissent des plates-bandes de géraniums, où chantent des serins dans des cages. Quelquefois l’on va jusqu’au château de Tourpes où naquit Gabrielle d’Estrées ; quelquefois jusqu’à celui de Longueville qui fut à Duguesclin et à Dunois.

Le soir, on retourne au Casino. On y danse, on y écoute de la musique, on y voit jouer des vaudevilles et des opérettes. Hélas ! on y perd aussi bien des réputations. Que voulez-vous ? ces messieurs ne viennent que le samedi. Il faut bien se distraire un peu quand on est seule ; il n’y a que les mauvaises langues, d’ailleurs, qui peuvent y trouver à redire, et l’on se moque des mauvaises langues.
 
 

GUY DE VALMONT

 
 

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(Illustration : Eugène Boudin, « Sur la plage, Dieppe » ; huile sur toile, 1864)

 
 
 
Eugene-Louis Boudin - plage