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EN MARGE DE « LÀ-BAS » DE J.-K. HUYSMANS

 

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L’identité du chanoine Docre (1)

 
 

En 1891 avait paru le roman Là-Bas, de J-K. Huysmans, dans lequel l’auteur brosse un tableau fantastique du satanisme et de l’occultisme, tels que des maniaques les auraient encore pratiqués à ce moment.

Une des figures les plus sinistres de ce roman est le chanoine Docre, un personnage débauché, célébrant des messes noires, etc.

Le livre fit sensation. Romancier de l’école de Zola, J.-K. Huysmans passait pour un sectateur passionné du « document. »

On avait la conviction que ce chanoine Docre n’était pas un personnage de fiction, mais une figure authentique et l’on soupsonna qu’il s’agissait de l’ex-abbé Jules Boullan, un hérétique qui habitait Lyon et se prétendait le successeur de Vintras. Ces soupçons étaient d’autant plus fondés qu’il était notoire que Huysmans était en rapport avec ledit Boullan.

Or, Huysmans en savait plus long et, par souci de vérité, il fit paraître dans la presse une note dans laquelle il affirmait qu’il n’y avait aucun rapport entre Boullan et son chanoine Docre. Celui-ci était en réalité un prêtre belge, un sataniste si enragé, déclarait-il, qu’il s’était fait tatouer sous la plante des pieds l’image de la croix pour le singulier plaisir de pouvoir toujours marcher sur le symbole du Sauveur.

Bientôt tous les initiés à Paris savaient que ce prêtre belge n’était autre que le premier chapelain bien connu du Précieux-Sang à Bruges. Même la photographie du chanoine Van Hæcke – tel était en effet, le nom du fameux démoniaque, nom qui a été révélé pour la première fois par feu Joanny Bricaud dans la revue allemande Hain der Isis (janvier et février 1930) et repris dans Bilderlexikon der Erotik – fut exposée dans la vitrine d’un photographe qui faisait le coin de la rue de Sèvres et de la place de la Croix-Rouge. Des curieux firent tout exprès le voyage de Bruges pour y aller voir officier ce prêtre monstrueux. Buet, par exemple, relate le 24 février 1895 : « Le héros – misérable, ô combien ! – de Là-Bas, le chanoine Docre, existe. Je l’ai vu à Bruges, ce sacrilège en cheveux blancs, dans ce bijou gothique, la chapelle du Saint-Sang, où l’on montre aux fidèles, tous les vendredis, le sang de Jésus-Christ, rapporté des Croisades par un comte de Flandre. »

Cette invraisemblable histoire finit naturellement par être connue à l’évêché de Bruges, où l’on était loin de pouvoir soupçonner ce que l’on colportait à Paris sur le populaire vicaire de la paroisse de Saint-Jacques. L’évêché ouvrit une enquête. On ignore à quoi elle a abouti. En tout cas, aucune peine disciplinaire n’a frappé le chapelain Van Hæcke. Et à Bruges personne n’a jamais cru à sa culpabilité.
 
 

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Sur quoi l’auteur de Là-Bas s’est-il fondé pour porter de si terribles accusations contre le chapelain du Saint-Sang ? A-t-il eu lui-même des preuves de ce satanisme ou se basa-t-il sur des témoignages de tiers ? D’ailleurs, comment J.-K. Huysmans, qui habitait Paris, où il était fonctionnaire au département de l’Intérieur, a-t-il pu repérer ce modeste vicaire brugeois qui ne se distinguait que par une certaine originalité ?

On peut répondre avec certitude à la dernière question. C’est notamment Mme Courrière, une amie de Remy de Gourmont, qui a fourni à Huysmans des renseignements « touchant un très curieux mauvais prêtre qu’elle avait connu. Le chanoine Docre de Là-Bas est le chanoine ***, de Bruges. » Ce sont les termes de R. de Gourmont lui-même dans ses Souvenirs sur Huysmans (Promenades littéraires, 3e série, page 15). Et André du Fresnois, qui cite cette particularité dans son étude : Une étape de la conversion de Huysmans (La Grande Revue, Paris, 15 mai 1911), ajoute immédiatement : « Ce chanoine Docre du livre est toujours vivant. » En effet, l’abbé Louis Van Hæcke n’est mort que le 24 octobre 1912, à l’âge de 83 ans.

Caroline-Louise-Victoire Courrière qui se faisait volontiers appeler Berthe de Courrière était originaire de Lille, mais habitait Paris.

Le 8 septembre 1890, – elle avait alors 38 ans, – la police la surprit Rempart des Maréchaux, à Bruges, donnant des signes d’aliénation mentale. Elle fut aussitôt conduite à l’Institut Saint-Julien et y est restée jusqu’au 11 octobre suivant. Seize ans plus tard, elle a été internée derechef dans un établissement d’Uccle-lez-Bruxelles. Huysmans lui-même, dans sa préface de Satanisme et Magie de Jules Bois, l’appelait « une des victimes de Docre. »

Nous savons que J.-K. Huysmans fit personnellement la connaissance de l’abbé Van Hæcke et vint lui rendre visite à Bruges. Mais il nous a été jusqu’ici impossible d’établir où et comment Mme Courrière serait entrée en rapport avec le chapelain du Saint-Sang à Bruges.
 
 
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Mme Courrière – qui est morte pendant la guerre et a été enterrée civilement – doit avoir été un bien étrange personnage. S’intéressant elle-même au satanisme, elle a introduit Huysmans dans des milieux satanismes et occultistes à Paris et à Lyon. Selon des amis de Huysmans, elle pourrait bien lui avoir inspiré quelque peu Madame Chantelouve de Là-Bas. D’autre part, c’est elle qui a consciemment conduit l’auteur d’En Route sur la voie de la conversion en le mettant, en mai 1891, en rapport avec l’abbé Mugnier, alors vicaire à Saint-Thomal-d’Aquin, à Paris, qu’elle connaissait personnellement et qui put décider Huysmans à faire une retraite à la Trappe d’Igny.

Intellectuellement, Mme Courrière n’était pas la première venue. À preuve ses relations suivies dans le monde des écrivains et des artistes. Elle doit avoir eu également des relations distinguées dans le monde du clergé parisien. Nous venons de citer l’abbé Mugnier. Nous pourrions en citer d’autres encore. C’est aussi par son intervention que Huysmans put assister, au couvent des Carmélites de la rue de Saxe, à Paris, à la cérémonie impressionnante d’une prise d’habit, tout comme elle lui avait précédemment fourni l’occasion d’assister à… une messe noire.

Il est surtout remarquable que c’est après 1895, époque à laquelle l’évêché de Bruges ouvrit une discrète enquête au sujet des agissements de l’abbé Van Haecke, que J.-K. Huysmans fut de jour en jour plus formel dans ses accusations contre le chapelain du Saint-Sang.

En 1896, l’abbé Henry Mœller, de Bruxelles, avait prié Huysmans de lui fournir des renseignements sur l’identité de Docre. Huysmans répondit : « Les documents que j’avais, je les ai donnés pour enquête et ils ont été reconnus exacts. » Nous lisons plus loin dans la même lettre : « J’ai d’ailleurs donné tout ce qu’il fallait pour faire aboutir les recherches, pourquoi n’a-t-on pas abattu Docre ? Pourquoi, après un beau feu, tout paraît-il s’être éteint ? Je n’en sais rien, sinon qu’il est prudent de se tenir à l’écart et c’est ce que je vous conseille sans pouvoir vous en dire plus. »

Dans sa préface à Satanisme et Magie (1895) de Jules Bois, Huysmans avait déjà affirmé que ses renseignements sur certains prêtres, « qui ont formé des cercles dans lesquels ils célèbrent la messe noire, tel ce chanoine Docre, » sont authentiques et qu’il le sait « par des vérifications renouvelées, incisantes, sûres. »

Le 1er février 1899, J.-K. Huysmans publie dans l’Écho de Paris un article sur Bruges, dans lequel il fait à nouveau allusion au satanisme du chapelain du Saint-Sang : « La flore des sorcières pousse sur certaine petite place et il est telle maison verrouillée, badigeonnée de jaune ainsi que les édifices scélérés du moyen âge, où les messes noires se célèbrent dans les réunions sacrilèges de jeunes gens. »

En juillet 1899, Huysmans, vivant à cette époque en oblat dans sa « Maison Notre-Dame, » à l’ombre de l’abbaye bénédictine de Ligugé, reçut la visite de son ami le docteur Michel de Lézinier. Celui-ci raconte dans son livre Avec Huysmans, promenades et souvenirs, que l’auteur de Sainte Lydwine de Schiedam lui dit à certain moment : « Mais venez, je vais vous montrer un nouveau portrait de cette canaille de Docre. Ah ! le salaud ! » Et de Lézinier ajoute : « Huysmans me tendit la photographie du chanoine Docre. Je revis les belles boucles blanches du prêtre si redouté. »

Huysmans doit d’ailleurs avoir eu l’habitude de présenter le portrait de Van Hæcke à ses amis comme étant celui de Docre. C’est ainsi que G. Aubault de la Haulte Chambre écrit dans son petit livre J.-K. Huysmans, souvenirs (1924) au sujet du chanoine Docre (un prêtre belge, dit-il, aumônier d’un petit sanctuaire fameux) : « J’ai vu, chez Huysmans, une photographie de ce chanoine de 72 ans qui avait été très beau, et restait un vieillard magnifique et altier. »

On pourrait à la rigueur admettre que Huysmans, avant sa conversion, ait été victime de sa crédulité. Or, étant converti, jamais il n’a cru devoir se rétracter, comme la justice et la charité lui en eussent imposé le devoir s’il avait calomnié, accusé légèrement ou découvert son erreur. Son admirable fin chrétienne nous oblige à conclure que sa conviction demeura debout jusqu’au dernier moment.

De deux choses l’une : ou l’évêché de Bruges n’a pas informé J.-K. Huysmans du résultat de son enquête, ou l’auteur de La Cathédrale n’a pas été convaincu par l’évêché de l’innocence de Van Hæcke.
 

ARMINIUS.

 
 

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(in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, treizième année, n° 658, samedi 25 mai 1935)

 
 
 
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EN MARGE DE « LÀ-BAS » DE J.-K. HUYSMANS

 
 

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L’identité du chanoine Docre (2)

 
 

Veritas liberabit vos.

 
 

Dans les Nouvelles littéraires du 25 mai 1935, nous avons publié un article : « L’identité du chanoine Docre. » Nous croyons avoir prouvé péremptoirement que, pour créer la figure de son héros satanisant de Là-Bas, J.-K. Huysmans s’est inspiré de l’abbé Louis Van Hæcke, chapelain du Saint-Sang à Bruges.

Afin de dissiper toute équivoque, une mise au point s’impose. Il y a plus de dix ans que nous nous occupons de cette question, troublante s’il en fut. Nous avons rassemblé un volumineux dossier, recueilli tous témoignages de personnes absolument dignes de foi et qui, voici quarante ans, ont été mêlées, soit de près, soit de loin, à cette pénible histoire. Nous avons eu le temps de nous former une opinion.

Or, personnellement, jusqu’à preuve au contraire, nous ne croyons guère au satanisme de Van Hæcke. Nous avons écrit qu’à Bruges, où tout le monde le connaissait, personne n’a jamais douté de l’innocence absolue du chapelain du Saint-Sang. Chez Van Hæcke, le satanisme était psychologiquement impossible. Cependant, il est évident que l’opinion des Brugeois qui fréquentèrent Van Hæcke, mais qui ignorent certains faits que nous révélerons tantôt, ne vaut que ce qu’elle vaut.

Cette réflexion, nous n’avons cessé de la faire en lisant l’article de Pierre Dufay dans le Mercire de France du 15 août dernier : « J.-K. Huysmans, Madame Courrière et l’abbé Van Hæcke. » Dans le numéro du 15 mars 1935, de la même revue, Pierre Dufay s’était déjà attaché à démontrer que l’original du sinistre chanoine Docre ne pouvait être l’abbé Boullan. C’était enfoncer une porte ouverte. Comme nous l’avons déjà écrit, Huysmans lui-même avait été le premier à démentir ce bruit. Bien avant Dufay, Joanny Bricaud en avait fait la démonstration définitive dans une brochure intitulée l’Abbé Boullan, brochure que Dufay a d’ailleurs amplement mise à contribution pour rédiger son article.

Le fervent huysmansien qu’est Pierre Dufay a, ces derniers mois, eu la bonne fortune de recevoir de Belgique, de Bruges en particulier, prétend-il, des renseignements sur le cas Van Hæcke. Selon lui, la cause est entendue. Or, ces informations que nous connaissions depuis bien longtemps et dont l’auteur du nouvel article du Mercure de France exagère visiblement la valeur, n’apportent aucun fait nouveau.

Que l’abbé Van Hæcke « était un original, » nous l’avons dit dans notre premier article. Dufay suppose-t-il que J.-K. Huysmans lui-même n’en ait jamais rien su ? Que le chapelain du Saint-Sang ait eu un goût pour la mystification, quiconque l’a approché ne le sait que trop. De là à conclure, comme le fait Pierre Dufay, que tout le prétendu satanisme de Van Haecke se réduit aux divagations d’une folle, Mme Courrière, qui aurait ajouté aux « contes » de l’abbé les « mensonges que lui dictait l’hystérie, » c’est une solution vraiment trop simpliste, et que nous ne pouvons accepter.

Dufay se risque à une hypothèse bien téméraire quand il écrit : « Il est fort possible que, pour se débarrasser des questions et des importunités d’une folie qui l’obsédait, le bon chanoine l’ait mystifiée. » Voilà, en effet, une attitude qui dénoterait un sens par trop singulier de la charité chrétienne chez ce « bon chanoine. »

S’il n’y avait que les « divagations » de l’amie de Remy de Gourmont ! Malheureusement, il y a plus. Les intimes de J.-K. Huysmans à Paris le savent fort bien. Au lieu d’enquêter en Belgique, Dufay ferait sans doute œuvre utile en tâchant de faire causer, à Paris même, des personnes de l’entourage de l’auteur de Là-Bas, qui détiennent des choses éminemment intéressantes sur cette mystérieuse affaire.

Jusqu’ici nous nous sommes bornés à citer des témoignages curieux, peu connus peut-être, mais toutefois déjà publiés. Dufay se contente d’étayer sa thèse d’informations de correspondants dignes de foi, nous le voulons bien, renseignements qui dépeignent l’abbé Van Hæcke sous un jour tout différent de celui auquel les amis et lecteurs de Huysmans sont habitués, mais renseignements peu substantiels et qu’on recueillerait à foison dans la bonne ville de Bruges.

Nous avons dit nous-mêmes, dans notre article précédent, comment, vers 1895, l’évêché de Bruges ouvrit une discrète enquête au sujet des agissements de l’abbé Van Hæcke. Ce fut Huysmans lui-même qui, sous la forme d’un mémoire de caractère confidentiel, révéla tous les faits reprochés au prêtre satanique. Ce mémoire, il le fit tenir à un magistrat belge de ses amis qui, à son tour, le transmit à un ecclésiastique de la ville flamande où il exerçait ses fonctions, lequel ecclésiastique le fit parvenir à l’évêque de Bruges.

Selon Pierre Dufay, l’enquête « n’établit aucun des crimes imputés au prétendu chanoine Docre, auquel on pouvait tout au plus reprocher des imprudences qui n’étonnèrent personne. »

Faisons tout d’abord remarquer qu’actuellement à l’évêché de Bruges on semble tout ignorer de ces lointains incidents littéraires qui relèvent, en effet, d’une génération aujourd’hui presque disparue.

Que l’évêché jugea ne devoir prendre aucune mesure, ne prouve pas encore, à notre avis, que certaines accusations de J.-K. Huysmans, formulées dans son mémoire, ne fussent pas fondées.

Il pouvait y avoir autre chose que « crimes, » et aussi bien autre chose qu’« imprudences. »

Il y avait, en tout cas, des faits par lesquels – selon l’affirmation d’un éminent chanoine qui, à cette époque, était directeur du Béguinage et qui avait ses entrées à l’évêché – Van Hæcke s’était « compromis. »

Or, comme il n’y avait pas eu de scandale à Bruges et comme les faits reconnus pouvaient accuser autre chose que du satanisme proprement dit, pourquoi l’évêché, en frappant le très populaire abbé Van Hæcke d’une peine disciplinaire, si légère fût-elle, aurait-il cru devoir éveiller des soupçons inutiles chez une population qui ignorait tout ?

Du mémoire confidentiel de Huysmans, auquel nous venons de faire allusion, l’évêque de Bruges ne reçut qu’une copie. Si nos informations sont exactes, et tout porte à le croire, l’auteur ne détruisit jamais l’original comme il a fait, avant sa mort, d’autres documents compromettants. Bien plus, cet original doit encore exister entre les mains d’un des amis les plus intimes de l’auteur d’À Rebours, à Paris.
 
 
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Est-il vrai que ce mémoire révèle des faits à la charge de Van Hæcke, que Huysmans n’apprit pas de Mme Courrière, mais qu’il avait pu constater personnellement ? Par exemple, la présence de Van Hæcke à une messe noire à Paris ?

Car, quoi qu’on en ait dit, nous pouvons affirmer que Huysmans a réellement assisté à une messe noire. Nous le tenons d’un témoin à qui l’écrivain l’a spontanément avoué et dont la sincérité ne peut être mise en doute. Durtal s’en confesse d’ailleurs dans En Route. Mais la cérémonie monstrueuse, décrite dans Là-Bas, ne répond pas à la réalité.

Au même témoin, Huysmans, après sa conversion, a raconté que lors d’une visite qu’il avait rendue à Van Hæcke, à Bruges, il lui avait exprimé son grand étonnement de l’avoir vu assister, en simple fidèle, si l’on peut dire, à cette messe noire. À quoi Van Hæcke, visiblement embarrassé, avait répondu : « Et n’ai-je pas le droit d’être curieux ? Et qui vous dit que je n’étais pas là comme espion ? »

« N’ai-je pas le droit d’être curieux ? » Voilà, vraisemblablement, la clef du mystère, car l’autre explication apparaît vraiment trop comme un expédient cousu de fil blanc.

Une curiosité excessive (que d’aucuns appelleront malsaine) des choses de l’occultisme et du satanisme aura porté Van Hæcke à mener durant quelque temps une double vie. Sans qu’à Bruges on s’en doutât et malgré sa pauvreté apparente, il a fait plusieurs fois le voyage de Paris. Il y est descendu dans un hôtel connu pour sa clientèle de prêtres interdits. Il y a fréquenté des milieux spéciaux d’occultistes et de satanistes. Il y a laissé différents exemplaires de sa photographie, faite à Paris même. Personnellement, nous en possédons un. Édouard Dubus lui a rendu visite à Bruges. De là, le jeune poète morphinomane écrivit deux lettres à Huysmans. Ces lettres, tout comme le mémoire dans lequel il en est fait mention, doivent encore exister. En tout cas, un témoin nous a affirmé les avoir vues jadis. Elles portaient la vignette de l’Hôtel-Café Foy, Grand’Place, à Bruges.

Van Hæcke aura laissé tout ce monde-là dans la ferme conviction qu’il sympathisait avec lui, ne soupçonnant évidemment pas que cette dangereuse aventure, de par la fantaisie d’un romancier qui était appelé à devenir célèbre, allait tourner au tragique pour sa mémoire de prêtre.

Une fois démasqué, l’abbé Van Hæcke n’a pas jugé à propos de se défendre, voire d’élever la moindre protestation publique contre l’accusation monstrueuse dont son honneur sacerdotal était éclaboussé, bien qu’il ait eu connaissance de cette accusation. Il va de soi que ce silence n’équivaut pas à un aveu et qu’on peut l’expliquer autrement que par la culpabilité reconnue. L’accusé n’est-il pas couvert, d’ailleurs, jusqu’à un certain point, par le silence de l’autorité diocésaine qui, après enquête, n’a pas cru devoir punir ?

Quant à nous, nous supposons que l’évêché, qui aura probablement connu la vérité exacte, mais peut toujours avoir craint qu’il n’existât des faits plus graves, se sera cru incapable de disculper Van Hæcke aux yeux des gens de Paris que ce dernier avait si grossièrement trompés. Au surplus, ces derniers, y compris Huysmans, auront cru, dur comme fer, les révélations fanstastiques de Mme Courrière.

L’abbé Van Hæcke, aussi bien que l’autorité religieuse, auront escompté que toute cette fâcheuse histoire finirait par tomber dans l’oubli. Ce fut un mécompte. Les voies de la littérature, tout comme celles de Dieu, sont impénétrables…

Quant à J.-K. Huysmans, il n’y a plus de doute, nous semble-t-il, que l’autorité religieuse ait cru pouvoir négliger de l’informer du résultat de son enquête. C’est la seule raison qui explique pourquoi, après sa conversion, il fut de jour en jour plus formel dans ses accusations contre le chapelain du Saint-Sang, et pourquoi, comme nous l’avons dit, sa conviction demeura entière jusqu’au dernier moment. N’a-t-il pas, lui-même, ajouté cette note en bas de l’original de son mémoire qu’il a gardé : « On préfère le silentium, » mots qu’on y peut lire encore ? « On » était, de toute évidence, l’évêché de Bruges.

Conclusion : l’abbé Van Hæcke n’a pas été un sataniste mais, durant un certain temps et en un certain milieu, il a commis par curiosité l’inconcevable imprudence de s’afficher tel. L’autorité religieuse, pour des raisons bien compréhensibles d’opportunité, n’a pas fait connaître la vérité. Ce silence a été fatal à la mémoire de l’abbé Van Hæcke que les uns croient coupable de satanisme, comme à la mémoire de J.-K. Huysmans que d’autres croient coupable de calomnie.
 

ARMINIUS.

 
 

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(in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, treizième année, n° 674, samedi 14 septembre 1935)