CRAPAUD0
 

Ne riez pas ; ne haussez pas les épaules. L’histoire que je vais vous conter est vraie, absolument vraie, de tout point vraie, ce que l’on appelle vraie ; non point vraie à la manière des contes d’Hoffmann et des cauchemars de Nicolas Gogol, mais vraie autant que la bêtise humaine…

À Glamis-Castle, en Écosse, château célébré déjà par Shakespeare, habite, depuis un temps immémorial la famille C… Famille noble et riche, qui possède d’immenses terres, et dont le château, à tourelles en poivrière et à murs crénelés, étend sur le pays son aspect renfrogné et sévère de vieille forteresse.

Une fatalité bizarre, depuis trois cents ans, semblait s’être abattue sur la famille C… Quand le fils aîné, l’héritier de la fortune et du nom, atteignait sa majorité, malgré les apparences de robuste santé, un changement s’opérait en lui. On constatait que les uns devenaient fous, les autres épileptiques. Des maladies nerveuses – et des plus singulières – les prenaient. Jamais ils n’en guérissaient, quelques soins qu’on leur prodiguât ; d’autres blanchissaient. Chose incompréhensible, les autres enfants, les cadets, étaient épargnés. Seul l’héritier était atteint. Et ces maux inexplicables, pareils à une inéluctable malédiction, se transmettaient implacablement de génération en génération, ce qui donnait à la famille C…, dans le pays, un renom fantastique. On n’osait plus regarder le château ; on s’éloignait avec peur de ses hôtes, et, la superstition populaire aidant, il fut accrédité à plus de trente lieues à la ronde que le diable en personne hantait les noires tourelles.

Les savants se mirent de la partie, et longtemps voulurent élucider ce cas bizarre. Mais toujours ils y perdirent leur latin.

Or, voici ce qu’on vient d’apprendre. Ne croyez pas à une mystification. L’histoire est vraie, je le répète.

Il y a tout juste trois cents ans, naquit, dans la famille C…, un être monstrueux. Ce monstre horrifique, moitié homme et moitié crapaud, avait un aspect terrifiant. La famille désolée – on le conçoit – crut d’abord que cet être ne vivrait pas. Mais il vécut et se développa avec une vigueur étonnante. Sa santé était parfaite, et à mesure qu’il grandissait, grandissait aussi sa laideur.

On le déroba à tous les regards. Dans un coin du bois, on construisit une grotte aménagée pour les besoins d’un si étrange personnage, et dont l’accès était interdit à tous. On le plaça là. On le faisait vivre en lui donnant une nourriture uniforme : des pommes de terre crues.

Phénomène bizarre ! il pouvait lire des journaux et jouer aux cartes. Le pauvre ! L’homme-crapaud n’était pas sans avoir une certaine intelligence, et sans posséder une volonté humaine.

Ai-je dit que le monstre était fils aîné, et que le nom et la fortune des C… étaient revenus à ce batracien ?

Quand vint l’époque de sa majorité, la famille comprit qu’il fallait prendre un biais pour faire passer la fortune sur la tête du fils cadet. Tuer le crapaud, on n’y pensa pas ; car, s’il était crapaud en de certaines parties, en d’autres aussi il était homme. On parlementa avec le monstre, auquel on avait pu inculquer quelques notions primitives, et quelques bribes d’anglais. Le monstre, bon enfant, voulut bien faire l’abandon de ses droits, mais à la condition – une idée saugrenue de monstre – que tous les héritiers viendraient, dans la grotte, à l’époque de leur majorité, lui faire une visite et la renouveler une fois chaque mois.

Et, pendant trois cents ans, ils y allèrent. Et pendant trois cents ans, à la suite de ces visites, terrifiés par ce cauchemar horrible, ils devenaient la proie d’un mal incurable et inconnu dont le siège était toujours le cerveau.

L’héritier actuel est en parfaite santé ; et il a vingt-trois ans. C’est que ce prédestiné n’a pas eu à faire la fatale visite, car, il y a un mois, le monstre mourait. Il avait, du crapaud, entre autres dons particuliers à cet animal, la ténacité de l’existence.

A-t-il laissé des mémoires ?

Voilà ce qu’on raconte, en ce moment, aux environs de Glamis-Castle, en Écosse, et je tiens la présente histoire d’un membre même de cette famille maudite.

Quel beau conte fantastique il y aurait à écrire sur cette donnée !
 
 

SCOTT

 
 

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(in Le Gaulois et Paris-Journal, seizième année, troisième série, n° 2, mercredi 19 juillet 1882)